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Numéro 180-181
août-septembre 2004
( sommaire )

Questionner

Habituellement, on souhaite que les chrétiens aient un « témoignage fort » dans ses affirmations et son impact. Christian Ginouvier suggère qu'il serait plus fidèle à l'Évangile d'avoir un témoignage «faible », faible en ce sens qu'il ne chercherait pas à s'imposer ni à conquérir une place pour le christianisme, mais qu'il viserait à rendre service, à établir des liens, à favoriser des échanges. Le but du chrétien n'est pas de gagner et de conquérir les gens, mais de les aider à mieux vivre.

Pour un témoignage chrétien affaibli

J’aimerais, avec vous, réfléchir à cette question : faut-il tellement se préoccuper de notre identité chrétienne et/ou protestante, de la place qui nous est laissée par la laïcité, de la reconnaissance qui pourrait nous être accordée par la Cité, de la visibilité de notre Église, ou encore de la spécificité de notre témoignage ?

Le titre de cet article y apporte une réponse. Il traduit :

  • Ma réticence à l’idée plutôt répandue selon laquelle, pour témoigner, s’ouvrir aux autres ou œuvrer avec des non-chrétiens en vue du bien commun, il faut clairement et précisément savoir qui l’on est, ce que l’on croit (c’est ce que j’ai encore récemment entendu au sujet des relations interreligieuses) ; et affirmer plus haut et plus sûrement ce qui nous fonde et nous anime !
  • Et, en corollaire, mon souci de penser un témoignage qui soit le moins formel et le moins dogmatique possible ; un témoignage que je qualifierai de faible ou d’affaibli. Il me semble, en effet, qu’avec la fin de la philosophie métaphysique, du positivisme scientifique et des grandes idéologies, nous pouvons baisser un peu la garde et nous mettre davantage à portée de voix de nos contemporains.

« Confesser Jésus Christ dans une société laïque… »

Pour illustrer les motifs que je viens d’évoquer, je retiendrai un exemple qui n’est sans doute pas le plus frappant, mais sur lequel nous allons être amenés à réfléchir, puisque c’est le thème des prochains synodes (régionaux et national) de l’Église Réformée de France : Confesser Jésus Christ dans une société laïque. Qu’est-ce qui fait autorité dans notre vie ?

Ce thème est pertinent à plus d’un titre et il est utile de l’étudier : nous sommes au lendemain de la loi sur les signes religieux ostensibles, et à la veille du centenaire de la loi de séparation de l’Église et de l’État (1905). Toutefois, sans préjuger des débats et résolutions qu’il suscitera (j’en suis un des rapporteurs régionaux), on pourrait déceler ou soupçonner dans ce thème le symptôme d’une certaine crise d’identité… et d’autorité.

Déjà, son intitulé est formulé en termes très géographiques, presque frontaux (dans…, dans…). N’exprime-t-il pas une inquiétude au sujet de la place de l’Église et des protestants dans la société ? Ne risque-t-il pas d’induire peu ou prou une idée de confrontation sinon d’affrontement, comme si l’Église et les protestants devaient être face à la société laïque en même temps qu’ils sont dans la société laïque ?

« Le témoignage faible dont je parle est une manière d'être présent qui n'en impose pas, ouverte, disponible, où l'on reçoit autant que l'on donne. »

L’anneau de Clarisse

De plus, il paraît peu probable qu’un tel positionnement géographique soit pertinent aujourd’hui : que signifie cette quête d’une place cohérente et reconnue dans un monde occidental qui, lui, est éclaté, qui n’a plus ni délimitations précises, ni repères clairs, ni centre du tout ? Nietzsche, déjà, l’appelait une « anarchie d’atomes ».

Notre monde occidental ressemble à l’anneau que Clarisse, l’un des beaux personnages de Robert Musil, l’auteur de L’homme sans qualité, ôte de son doigt et contemple, tel quel, vide, sans contenu, sans centre. Cette image nous offre, en un saisissant raccourci, la vision de notre monde occidental, de son unité et de sa totalité perdues. « La totalité vient à faire défaut, souligne Claudio Magris, parce que fait défaut le lien qui devrait pénétrer toutes ses parties et les rassembler en un tout ; le lien vient à faire défaut aussi et surtout à l’intérieur du sujet… L’individu ressemble à la métropole anonyme, sans structure, ni lien, décrite par Musil… et qui apparaît comme un tissu d’hétérogénéités, d’irrégularités, de déséquilibres, de contrastes et de dissymétries. » (L’Anneau de Clarisse, Paris, L’Esprit des Péninsules, 2003, pp. 16-17).

Pour un témoignage affaibli

Penser un témoignage affaibli ne signifie pas avoir quelque complaisance envers un monde qu’il nous faudrait séduire. Cela veut dire essayer de mettre en cohérence notre témoignage avec un monde occidental post-métaphysique, post-positiviste, post-idéologique, le monde de la pensée faible, selon l’expression de Gianni Vattimo dans La Fin de la modernité ; nihilisme et herméneutique dans la culture postmoderne (Paris, Le Seuil, 1987). Ce témoignage chrétien affaibli n’est pas une relativisation, encore moins un abandon de ce qui nous fonde et nous anime, mais une façon de devenir vraiment humble et sans puissance. Il pourrait être le plus fidèle des témoignages, comme le suggère le même Gianni Vattimo dans son dernier ouvrage, Après la chrétienté. Pour un christianisme non religieux (Paris, Calmann-Lévy, 2004).

De même qu’une pensée faible est plus attentive, plus tolérante, plus respectueuse de la considérable diversité des pensées et des pratiques de notre monde, de même un témoignage chrétien affaibli, livré aux interprétations, risqué parmi d’autres témoignages, est plus ouvert, plus œcuménique (avec toutes les religions), plus en relation avec la (les) culture(s) ; en quelque sorte, de plain-pied avec tous nos contemporains, sans exclusive.

De toutes les façons, comme le fait remarquer Gianni Vattimo (dernier ouvrage cité, p. 202) : « Il n’existe pas de modèle de vie chrétienne alternatif à celui que les engagements historiques et toujours contingents imposent à chaque fidèle, de même qu’il n’existe pas de connaissance de mystères qui seraient interdits aux non-croyants. »

Les articulations et les jointures

Mais, si, comme je le pense, les chrétiens n’ont pas de place spécifique, ni de rôle décisif, ils n’en sont pas moins appelés à se retrouver aux articulations, aux jointures, où leur rôle serait de bien coordonner et de bien unir ; pour reprendre des expressions de Paul (Eph 4,16 et Col 2,19).

Étant (aux) articulations et (aux) jointures, ils oeuvrent discrètement, simplement, sans chercher à se mettre en avant, ni à se faire particulièrement remarquer.

Cela ne veut pas dire que les chrétiens doivent se cacher.

Le témoignage faible dont je parle, n’est pas le refus de toute présence au monde. C’est une manière d’être présent qui n’en impose pas, ouverte, disponible, où l’on reçoit autant que l’on donne. Elle consiste, non pas à aller vers, comme si nous étions détenteurs et donateurs de vérité, mais à être avec et même à être simplement comme ; comme et avec les hommes et les femmes qui se posent des questions, s’inquiètent, ont des problèmes, souffrent, mais aussi qui cherchent, travaillent, veulent avancer, œuvrent pour le bien commun.

L’Église est (au) carrefour, lieu de passage, de rencontre, d’échange, et donc de rapprochement et de fraternisation. Un lieu discret, sans autre ambition que de témoigner « qu’en Christ, tous, vous n’êtes plus des étrangers, ni des émigrés ; vous êtes concitoyens des saints, de la famille de Dieu. » (Eph 2,19).

Leur rôle étant de coordonner et d’unir, les chrétiens œuvrent non pour eux-mêmes mais pour les autres. Ils n’ont donc pas à mettre en avant leurs convictions, ni à défendre à tout prix leurs positions, que personne ne leur conteste vraiment.

Il ne s’agit pas, bien sûr, de rejeter toute confrontation, tout débat.

Le témoignage faible dont je parle, n’est, je l’ai déjà souligné, ni l’abandon, ni la relativisation de nos convictions ou de nos positions. C’est une manière de les exprimer et de les vivre qui n’oblige personne, ouverte, généreuse. Le rôle des chrétiens est de contribuer, avec d’autres, à rattacher, à relier, à réconcilier, à mettre en jeu les êtres entre eux. C’est le rôle de ce que les Anglais appellent un go between, celui qui va de l’un à l’autre pour favoriser l’écoute, la compréhension, et le rapprochement de l’un et de l’autre. C’est le rôle de serviteurs discrets, qui jamais ne cherchent à accaparer ou à se comparer : « Comportez-vous… comme on le fait en Jésus Christ ; lui qui… n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu. Mais il s’est dépouillé, prenant la condition de serviteur. » (Ph 2,5-7). feuille

Christian Ginouvier

« Dominer, c'est dépendre. »
(18 mars 1834)
Alexandre Vmet, La vérité n'a point de couture.
(Réflexions et aphorismes tirés de ses agendas).
Lausanne, L'Âge d'homme

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