Dans mon propos, je
me propose dabord de faire un premier tour pour mesurer la tension,
qui me semble constitutive de la notion de dignité, entre lestime
de soi et le respect de lautre éventuellement lestime
de soi indiquant les figures de lestime de lautre comme
soi-même, et le respect allant jusquau respect de soi-même
comme un autre. Je ferai ensuite un deuxième tour sur les mêmes
thèmes, mais au travers dune réflexion à
propos des institutions de la société. Nos institutions
traitent-elles les gens avec dignité ? Je mappuierai notamment
sur louvrage de Avishai Margalit, La société décente,
qui pose cette question : « Quest-ce quune société
décente ? » Il propose dy répondre par lidée
que dans une société décente les institutions nhumilient
pas les gens, et établit une différence entre une société
décente et une société civilisée, dont les
membres ne shumilient pas les uns les autres. Comment faire, donc,
pour que les institutions ne soient pas humiliantes, et soutiennent
ainsi lestime et le respect de la dignité ?
On le voit à cette réflexion sur lhumiliation,
je voudrais partir de la notion dindignation, comme plus éclairante
quune évaluation directe et positive de la dignité.
Chacun a fait cette expérience enfantine des partages injustes,
des promesses non tenues, des punitions ou des récompenses imméritées,
qui sont autant de causes dindignation. Avec les partages injustes,
nous avons tous les schèmes de la justice distributive, sur laquelle
Saint Thomas dAquin a tellement travaillé. Les promesses
trahies nous donnent tous les schèmes du droit des contrats.
Si lon réfléchit sur les punitions injustes, nous
avons lamorce du droit pénal. Les institutions de la justice
sont liées à des indignations.
La République, la Seine,
la Marne, le Commerce, L'industrie et les lansquenets veillent
attentivement sur la devise "Liberté, Égalité,
Fraternité" sur le fronton de l'Hôtel de ville
de Paris
|
Aujourdhui cependant, nous sommes trop focalisés
sur linjustice, et cest pourquoi il nous faut élargir
cette notion dindignation. Nous réduisons linjustice
à une non-égalité dans les mesures, économiques
et financières particulièrement. Il manque une réflexion
sur la violence, la spécificité de la domination. Lorsque
quelquun utilise son pouvoir sans laisser à lautre
la possibilité dun contre-pouvoir, il y a violence, dit
Paul Ricur, et cest une forme dhumiliation. Il faut
toujours laisser à lautre « un petit couteau ».
Il manque aussi dans cette réflexion sur la justice la dimension
de laliénation, sur laquelle le marxisme avait beaucoup
insisté. Cette notion venait de Rousseau, avec le sentiment que
les gens peuvent être dépossédés de leur
propre désir, de leur propre estime et évaluation de ce
qui est bon, de leur confiance en soi. Je travaille en ce moment sur
un magnifique texte dun auteur américain du début
du XIXe siècle, Emerson, à propos de la confiance en soi.
La dignité, au fond, ce serait la faculté davoir
confiance en soi, en son propre jugement. Le conformisme consisterait
à ôter aux gens cette confiance en soi et cest
la pire des humiliations.
Dignité et estime de soi
Ces deux orientations,
on va le voir, sont complémentaires. Dans la dignité,
ce que lhumiliation atteint, cest dabord lestime
de soi, ou bien lestime de lautre considéré
comme un autre soi, comme capable de dire Je et de formuler le vu
de ce que serait pour lui une « vie bonne ». Cest
un problème que lon rencontre par exemple souvent dans
léthique bio-médicale : à quel moment peut-on
dire que la vie nest plus digne dêtre vécue
? La règle en éthique, cest de faire crédit
à chacun de la capacité de désigner ce qui est
bon pour lui. Il faut imaginer chacun heureux. « Il faut imaginer
Sisyphe heureux », disait Camus. On touche ici à la dignité
sous lidée de responsabilité, dautonomie,
de capacité physique, mentale, communicationnelle. Il sagit
de respecter chez lautre cette capacité de simputer
à soi-même des sensations, des sentiments, des actions,
de dire « cest moi », je suis responsable, de dire
éventuellement : « je suis coupable, capable en tout cas
» et den former une histoire de vie.
Or dans une vie, il y a des choses que je subis et des
choses que jagis. Une vie qui vaut la peine dêtre
vécue est celle où lon est non seulement capable
dagir mais de sentir ce que lon fait, et non seulement de
subir et de sentir, mais dagir à partir de ce que nous
sentons, subissons et recevons. Une vie bonne, ainsi, ce nest
pas seulement un concept mais cela se raconte, dans un délicat
enchevêtrement avec les histoires de vie des autres. Il y a donc
une pluralité narrative des conceptions de la vie bonne et digne
dêtre vécue. Une personne sestime elle-même
par cette capacité à rassembler sa vie, à la raconter,
à dire « je suis celui qui
, et qui et qui
»,
et à en faire voir, aux yeux des autres et à ses propres
yeux, la cohérence parfois inédite ou inaperçue.
Il y a donc aussi une unité narrative qui repose sur la capacité
des sujets à sinterpréter eux-mêmes, en acceptant
que cette interprétation soit embarquée dans les variations
et les vicissitudes du temps. Lors dun débat avec Simone
Veil, alors ministre, à propos du désir dadoption
dun couple séro-différent, jinsistai sur le
besoin, pour ces personnes éprouvant la difficulté à
penser leur vie comme durable, de voir lenfant apporter cette
dimension de durabilité. Car cela pouvait leur rendre la capacité
de promettre et dinterpréter devant les autres qui ils
sont. Ils devenaient ainsi acteurs et auteurs de leur propre vie.
Le châtiment est la
pierre de touche de la société décente. La
manière dont une société organise ses politiques
et ses procédures de châtiment peut tenir lieu de
test si lon veut savoir si cest une société
décente. Cest pourquoi lexamen du châtiment
est une bonne manière destimer si une société
est décente et si elle traite les êtres humains comme
des personnes humaines. Le cas paradigmatique du châtiment,
cest lemprisonnement
Avishai Margalit, La Société
décente. Paris, Climats, 1999
|
Une société favorable à lestime
de soi, ce serait une société dont les institutions permettent
à chacun de montrer qui il est, de quoi il est capable. Une société
dont les institutions seraient les plus ouvertes au droit de paraître,
et marcheraient le plus comme un espace dapparition, un théâtre
où nous nous essayons, où nous nous interprétons,
tour à tour les uns devant les autres. Pour cela, une société
destime doit pluraliser les espaces dapparitions, et inventer
une multiplicité de lieux pour que chacun ait la chance de trouver
sa plus propre expression. À linverse, la torture cherche
dabord à atteindre cette faculté destime de
soi, et les régimes totalitaires visaient à faire des
gens sans racines, sans souvenirs : malléables, incapables de
raconter eux-mêmes leur propre histoire, incapables de déployer
leur propre visée de vie bonne.
Dignité et respect de lautre
Dans la dignité,
ce que lhumiliation atteint, cest ensuite le respect de
lautre, ou le respect de soi-même comme un autre (pour reprendre
le beau titre du livre de Paul Ricur). Le respect est fondé
sur un concept beaucoup plus « kantien ». Il y a une dignité
de chacun par principe, non par ce quil en fait, mais par principe,
dans sa nature raisonnable. Traiter soi-même, et tout autre (et
soi-même comme nimporte quel autre) comme une fin et non
comme un moyen, cest-à-dire comme étant sans prix,
sans équivalent, et sans chercher à entrer dans le calcul
des causes ni des conséquences utiles ou nuisibles, tel est ce
principe radical. Le concept dautonomie chez Kant, on le voit,
na pas grand-chose à voir avec cette idée un peu
affadie et conformiste que nous avons de lhomme maître de
lui, en pleine forme physique et mentale, majeur, vacciné, etc.
Avec le respect ainsi défini, il sagit de concevoir la
dignité justement là où elle nest pas en
forme, là où elle tremble, et cest là quelle
révèle sa structure intime. La vulnérabilité
dun corps est aussi indicatrice pour la dignité que la
responsabilité dune conscience maîtresse de ses moyens,
et tout corps est sujet même là où nous ne savons
pas. Lors dune rencontre à la Fondation John Bost, qui
reçoit des handicapés très lourds, on pouvait se
demander ce que sont des sujets sans langage. Pourtant il y a bien évidemment
dignité, même là où il y a moins responsabilité
que vulnérabilité.
Dans la maladie, lépreuve, ou le deuil,
le respect de soi consiste aussi à accepter de se voir soi-même
comme un autre. La dignité ouvre à nouveau la faculté
de se voir soi-même autrement, avec un autre regard et on éprouve
alors le besoin des autres pour se voir soi-même autrement. La
réflexion qui consiste à dire quil ny a pas
de seuil que lon puisse évaluer et fixer une fois pour
toute de la vie bonne, de la vie digne dêtre vécue,
est tout à fait essentielle ; et il convient que des règles
morales et juridiques protègent lindividu devant la réaction
sacrificielle de la société qui dit : « ceux-là
nont plus de dignité, on peut les laisser tomber. »
Nous avons parfois eu loccasion de débattre
au Conseil National du Sida sur le paradoxe que les lois sont normalement
faites pour le plus grand nombre et doivent être le plus avantageuses
pour le plus grand nombre possible, en laissant à chacun le soin
de voir ce qui est le mieux pour lui. Parfois cependant il faut inverser
la syntaxe et accepter que la loi soit faite à partir de la «
brebis » perdue, de la plus fragile, la plus vulnérable,
et donc non plus conçue pour le cas général mais
au contraire pour le cas particulier. Il sagit de faire la loi
pour les plus faibles, pour les protéger éventuellement
deux-mêmes, comme ces enfants qui seraient touchés
dans leur collège par un trafic de drogue mal surveillé.
Faut-il donc traiter dabord le cas général en se
proposant le bien du plus grand nombre, ou au contraire courir derrière
le plus désespérément perdu en pensant que lui
faire du bien cest faire du bien à tout le monde ? Mais
cest peut-être aussi se rassurer à bon compte. Il
nest pas sûr par exemple que de soumettre tout lespace
urbain à laccessibilité pour les handicapés
soit forcément une si bonne chose pour tout le monde. Penser
un espace homogène accessible à tous pourrait être
mortel pour lurbanité. Bref, on a là un conflit
des syntaxes de la justice. On le retrouve évidemment avec le
sida et les populations les plus précaires, en prison par exemple
ou encore en Afrique. Bernard Kouchner avait préconisé
de porter tout particulièrement lintérêt et
lémotion qui reste à propos du sida sur les femmes
enceintes pour redonner de lespoir. Ceci dit dans notre monde,
aujourdhui, il ne fait pas bon être un homme célibataire,
et il y en a beaucoup tout particulièrement dans les centres
pour réfugiés. Il convient de faire attention à
lexpression « les femmes et les enfants dabord »,
en effet avantager toujours les plus désavantagés tend
à occulter, sinon à engendrer, dautres problèmes.
Dignité et image de lhomme
Un monde urbain à la mesure
de l'homme... photo François Ruiz
|
Je terminerai ce premier
moment à propos de la dignité sur une réflexion
quant à limage de Dieu. On se souvient de ce passage des
évangiles où des pharisiens interrogent Jésus à
propos de limpôt quil convient ou non de payer à
César ; et la réponse de Jésus est : « Il
faut rendre à César ce qui est à César et
à Dieu ce qui est à Dieu », cest-à-dire
à lhomme, qui est à limage de Dieu. Il sagit
bien dun discours sur la dignité humaine, non comme un
droit mais comme la condition de possibilité de tous les droits.
Cette réflexion sur limage de Dieu que porte chacun est
importante, parce quaujourdhui les sciences, la biologie,
les médias sont devenus une fabrique dimages de lhomme.
Si la théologie était jadis fondatrice pour lanthropologie,
limage de lhomme maintenant se fabrique ailleurs. La théologie
ne se fait pas dans les facultés de théologie, elle se
fait dans la recherche biologique, dans les média. Et là
où une théologie un peu décente aurait dit : «
nous ne savons pas ce quest limage de lhomme, puisque
nous navons pas dimage de Dieu », les nouveaux bio-pouvoirs
réduisent indécemment lhumain à un corps
de machine ou de programme génétique, et il faut être
vigilant à ces nouvelles formes dhumiliation. Ce serait
très bien dans une société où les choses
seraient traitées avec respect, mais ce nest pas le cas
de la nôtre. Si les animaux étaient traités avec
un respect infini, cela ne me gênerait pas dêtre traité
en animal, mais nous savons ce que sont les abattoirs aujourdhui.
Or la recherche génétique arrive à
faire que lon sait, en gros, ce que va devenir quelquun.
Le voile dignorance est déchiré. Naguère
on ne pouvait pas savoir ce quallait devenir tel ou tel, aujourdhui
on est capable de dire : « Ce nest pas la peine de soigner
cet homme puisquon sait que de toute façon dici cinq
ans il développera une maladie fatale, donc ne perdons pas largent
des systèmes de santé. » Si cela se développait
on irait vers quelque chose de très grave. Vous en êtes
bien conscients, vous qui avez travaillé sur la confidentialité
des soins et notamment des soins accordés aux mineurs, par exemple
à propos de la nécessité dune autorisation
parentale pour une I.V.G. ou les questions autour de lassurabilité
et de la confidentialité à propos du sida. Ce sont là
des débats qui nous préparent à résister
à des sociétés totalitaires dans lesquelles il
ny aurait plus de voile dignorance. Au contraire plus on
sait scientifiquement, plus il faut instituer politiquement, juridiquement
ce droit dignorance. Il faut instituer des procédures qui
donnent à chacun toutes ses chances. Les institutions, lécole,
la santé publique, les prisons mêmes doivent briser les
logiques de contamination de misère et de malheur. Lanonymat
est très important ainsi que le droit de ne pas savoir. Le vrai
savoir cest un savoir narratif, cest un savoir de soi sur
soi, ce nest pas un savoir scientifique qui tombe den haut.
La dignité est toujours à réinventer
Le cérémonial
du châtiment ne met pas seulement en jeu la torture mais
aussi des gestes symboliques. Le rôle des symboles dans
le châtiment est important, mais il ne faudrait pas faire
lerreur de leur donner le rôle principal, qui revient
à la cruauté physique.
Avishai Margalit, La Société
décente
|
Pour rassembler ce que
jai dit, jévoquerai Paul Ricur chez qui on
trouve une tension entre le sens de lestime et celui du respect,
entre la visée éthique qui fait appel à la responsabilité
et la loi morale qui fait place à la fragilité de chacun.
Il y a un lien dimplication mutuelle entre lestime de soi
et lévaluation éthique qui tend à la vie
bonne au sens dAristote, comme il y a un lien entre le respect
de soi comme évaluation morale de ces mêmes actions soumises
à lépreuve de luniversalisation au sens de
Kant. Estime de soi et respect de soi définissent la dimension
éthique et morale de soi dans la mesure où ils caractérisent
lhomme comme sujet dimputation éthique. Léthique
cest la capacité du sujet à être responsable
de lui-même. Et la morale, quant à elle, protège
la face vulnérable et fragile de lhumain. Or nous avons
tendance soit à ne voir que laspect vulnérable («
les pauvres petits, il faut les protéger car ils ne seront jamais
capables » et ainsi on ne leur fait jamais confiance), soit à
enfermer les humains dans une responsabilité tellement écrasante
quon ne veut plus voir leur vulnérabilité. Il nous
faut donc penser ensemble la responsabilité et la fragilité
et cest pourquoi jai voulu penser la dignité comme
cette tension entre lestime de lautre comme soi-même
et le respect de soi-même comme un autre. La sagesse pratique
consiste alors à ne majorer ni lun ni lautre mais
à zigzaguer entre ces deux visages, sans prétendre liquider
les conflits et les tensions que cela peut comporter. Il y a donc des
conflits, des choix parfois tragiques. La dignité nest
jamais acquise une fois pour toutes, elle est toujours à réinventer.
La société décente
Nous en venons maintenant
à la seconde question : comment la société peut-elle
être la moins humiliante possible pour ses membres mais
aussi pour tous ceux qui sans en être « membres »
dépendent delle, et par exemple, comment faisons-nous avec
les sans-papiers ?
Avishai Margalit pose cette question dans son livre sur
La société décente (Paris : Climats, 1999) à
partir de lidée que si nous ne parvenons pas à constituer
une société juste, il faudrait au moins tenter de mettre
en uvre une société la moins humiliante possible.
Ce sont quelques-unes des pistes de ce livre que je voudrais poursuivre
ici, assez librement et en revenant sur la problématique estime-respect
(interprétation de soi-réserve ou retrait ou insouci de
soi) mise en place dans la première partie.
Des institutions non humiliantes
Imaginons une société
dont on aurait entièrement éliminé lexploitation
économique. Elle pourrait encore être soumise à
une domination politique par les monopoles des moyens de coercition.
Cest la naïveté du marxisme que davoir cru que
supprimer toute exploitation amènerait ipso facto à la
suppression de toute violence. Et on pourrait imaginer une société
sans exploitation ni violence politique, il demeurerait sans doute alors
une aliénation culturelle, comme on le voit dans les sociétés
managées par la consommation de masse. Une société
pourrait donc être très juste, très équitable,
et demeurer très humiliante. Avec laméricain John
Rawls on peut penser une société équitable où
une certaine inégalité serait avantageuse aux moins avantagés,
mais ce ne serait pas une société humiliante uniquement
si, parmi les libertés fondamentales qui passent avant ces avantages
économiques et sociaux, se trouvait quelque chose qui fonde pour
tous le respect de soi. Mon hypothèse ici serait que linstitution
du respect de soi se fonde dans la faculté de résilier.
On a une garantie contre toute humiliation quand vraiment les citoyens
ont la faculté de résilier, de dire « je sors, je
ne joue pas le jeu
» Cest une conception un peu américaine,
au sens où le réclame Emerson ou Thoreau se retirant dans
une cabane en rondins dans les Appalaches pour protester contre lesclavage.
Il ne faut pas sous estimer cette faculté de résiliation,
aujourdhui quasi-nulle.
Être indifférent
à la souffrance des gens, cest les rejeter de la
société humaine. Il est donc important de distinguer
la cruauté de lhumiliation, puisque le principal
élément du châtiment à lancienne
était la cruauté, alors que nous nous intéressons
ici à ce quil y a dhumiliant dans le châtiment.
Avishai Margalit, La Société
décente
|
Quelles sont les institutions non humiliantes, pouvons
nous en proposer un test ? Prenons lexemple des institutions judiciaires
pénales. Les châtiments sont la pierre de touche pour une
société décente. Peut-on punir sans humilier ?
Respecter lautre cest un peu vague, par contre ne pas humilier
lautre cest une notion sur laquelle on peut se fonder pour
établir des règles, des tests qui ont valeur davertissements.
On traite les appelés du « service national » beaucoup
plus durement que les détenus, et pourtant ils ne se sentent
pas humiliés. Il y a donc autre chose en cause que la dureté
physique du traitement. Quest-ce qui est le plus humiliant : être
battu en public ou isolé pendant dix ans, soustrait aux regards.
Nos formes de châtiment sont des concentrés anthropologiques,
et donc théologiques, auxquels nous devons être attentifs
Sont-elles possibles ?
Cette question est
introduite par Avishai Margalit à partir de la tension entre
une conception anarchique et une conception stoïcienne. Pour la
première toute institution est forcément humiliante, et
il faudrait supprimer toute institution comme abritant un lien pervers
entre un pouvoir exercé sans contre pouvoir et le désir
dêtre ainsi traité. Mais une société
qui exerce un capitalisme absolument sauvage pourrait à la limite
être une société sans institution : ne serait-elle
pas une société humiliante ? La conception stoïcienne
tient à linverse quaucune institution ne peut humilier,
et quaucune forme de société ne saurait être
humiliante pour qui a atteint un minimum de maîtrise de soi-même.
Lesclavage natteint pas lesclave : Epictète
était esclave et fut pourtant le maître à penser
dempereurs, on venait de loin pour lécouter. Cette
maîtrise de soi inaliénable et commune à tous pourrait
sans doute être rapprochée de lidée kantienne
dont nous parlions plus haut.
On peut signaler au passage une variante chrétienne
du stoïcisme, dont on a vu laffirmation que nous sommes tous
à limage de Dieu. Dieu donne à tous sans mérite,
sans égard au rang, et cela donne dignité à tous.
Saint Augustin disait : Dieu ne choisit pas les dignes mais en choisissant,
il rend digne. Nous avons un rapport à lhumiliation assez
stoïcien dans ce genre daffirmation : si lon est humble
on ne peut pas être humilié. Soyons donc tous humbles.
Mais il est un peu facile dêtre humble pour nêtre
jamais humilié, et il est sans doute important de faire parfois
lexpérience de lhumiliation. Il y a aussi une variante
laïque de la même idée que nous sommes tous à
limage de Dieu, quand Rousseau affirme quil y a une bonté
humaine en tous, et en tout homme une faculté de reconnaître
le bon (que lon éprouve éventuellement à
travers le remords, le repentir
).
Pour revenir à la question, la sagesse recommande
ni de dire que les institutions humilient toujours ni de dire quelles
nhumilient jamais. Elles nhumilient pas forcément,
mais elles peuvent le faire, quant elles manquent à leur fonction
positive de théâtre dapparition et de scènes
favorables à lestime de soi, mais aussi quand elles manquent
à leur fonction négative de protection des faibles, décran
qui oblige au respect, et finalement chaque fois que leur exercice ne
laisse pas à lautre de contre pouvoir ni la faculté
réelle de résilier.
Le sens de lhumiliation
Quest-ce donc
quhumilier ? Cest dabord traiter quelquun comme
pas vraiment humain, pas tout à fait, pas normalement, pas complètement.
On ne le voit pas, on ne voit pas sa ressemblance avec nous. Ainsi les
esclaves étaient dressés à ne pas regarder leurs
maîtres et les maîtres pouvaient agir devant leurs esclaves
ou leur domestiques comme si ceux-ci ne pouvaient pas les voir. Dans
les camps de concentration également. On peut se demander si
la banalisation du sida ne relève pas du même mouvement
: on ne voit plus, on nen parle plus. Humilier cest aussi
provoquer une perte de contrôle de soi, de son corps, de ses sentiments,
comme cest parfois le cas à lhôpital où
lon vous prend en charge sans rien vous dire de votre état.
Être humilié, plus généralement, cest
être rejeté de la famille humaine. Et si je suis passé
du sens de « humilier » à celui d« être
humilié », cest quon peut se sentir humilié
sans raison valable ou avoir toutes les raisons dêtre humilié
et ne pas se sentir humilié !
Prisonnier Irakien torturé
dans la prison d'Abou Ghraib
|
Quest-ce donc quune raison valable de se sentir
humilié ? Lhumiliation est une atteinte à lestime
de soi. On (les institutions ou la manière dont les institutions
sont utilisées) rend les gens honteux de leur appartenance, de
leur identité de leur forme de vie ou dexpression, rejetés
avec leur groupe dinclusion, Irlandais, catholique, prolétaire
ou homosexuel. Car linterprétation de soi ne se fait pas
tout seul mais dans un espace dexpression qui lautorise
et lencourage. Des groupes ont été rendus vulnérables
parce que leur forme dexpression a été rejetée,
ou est devenue la cible dévaluations perpétuellement
négatives. Ainsi nest-il sans doute pas très facile
dêtre un homme de 40 ans, protestant, américain,
marié et père de famille ; il faut avoir une bonne dose
davantages par ailleurs pour supporter linfamie qui sattache
à cela ! Plus gravement, il est risqué de ne dépendre
que du bon vouloir des autres : lhumiliant est ici dangereux,
puisque comme lécrivait Simone Weil « on est toujours
barbare avec le faible ».
Par ailleurs lhumiliation est une atteinte au respect
de soi, à la décence, à la vie privée. La
société civilisée a érigé des espaces
dintimité à labri des médisances et
des rumeurs, des ragots. Doù limportance de la ville
depuis 2 ou 3000 ans comme lieu où la médisance disparaît
grâce à lanonymat. Il y a là une libération
de la pression humiliante de devoir sans cesse pouvoir être identifié
et comparé, de devoir susciter lestime, de devoir être
considéré. Dans la société civilisée
nous pouvons tous être des veuves ou des orphelins, des étrangers
de passage, des êtres vulnérables, sans que cela se sache,
à une distance respectueuse. Mais on peut toujours basculer dans
une société totalitaire, où cette séparation
entre vie publique et vie privée est délibérément
abattue : justement, le totalitarisme cherche à rendre lintimité
et par là, lamitié ou la famille, impossibles. Entre
les antiques sociétés de médisance et les neuves
sociétés totalitaires on trouverait peut-être le
chaînon manquant dans ce que Michel Foucault appellerait des sociétés
dhumiliation institutionnelle, qui transforment les déviants
en pervers, ainsi rejetés hors de la société humaine
justement dans son processus même de civilisation.
Le paradoxe de lhumiliation
Quand le roi David a coupé
les mains et les pieds de Récab et de Baanah (2 S. 4:12)
et quand Adoni-Bézek a coupé les pouces et les gros
orteils des soixante-dix rois qui ramassaient des miettes sous
sa table (J 1:7), ils avaient lintention dhumilier
au plus haut point leurs ennemis. Mais nous devons nous souvenir
que la cruauté physique passe avant lhumiliation.
La torture du corps implique une douleur plus grande que la torture
de lâme. La société décente a
pour principe déliminer lhumiliation, mais
cela suppose que la cruauté physique ait déjà
été supprimée.
Avishai Margalit, La Société
décente
Paris, Climats, 1999
|
Je ne voudrais cependant
pas finir sans évoquer ce que Avishai Margalit appelle le paradoxe
de lhumiliation, rapportée à ce noyau dur de gestes,
paroles ou situations qui dépouillent quelquun de sa confiance
en soi. Le paradoxe est que la marque apposée sur le front de
Caïn ne devrait pas être humiliante, parce quelle est
juste, y compris pour Caïn lui-même. Mais une marque sur
le front dAbel ne devrait pas non plus être humiliante,
ce ne serait quune erreur judiciaire, et Abel devrait savoir quil
est juste. Or lhumiliation est quelque chose de complexe qui embrouille
ces cartes. Bernard Williams, philosophe de la morale américaine,
affirme quil y a des émotions rouges, celles qui apparaissent
sous le regard dautrui, et des émotions blanches, qui se
condensent sous le regard intérieur dun autre soi-même
en nous. Ainsi la honte est une émotion rouge, la culpabilité
une émotion blanche. Mais lhumiliation serait comme une
émotion rouge-blanche. Lhumiliation touche dabord
à lestime propre de quelquun à ses propres
yeux et au respect que les autres ont de lui. Cest que le respect
de soi-même, bien que fondé sur la valeur dun homme
à ses propres yeux, suppose implicitement le besoin dautres
êtres humains respectueux de lui. Il faut les deux pour réaliser
la dignité. Mais aussi en touchant au respect que les autres
ont de lui, on touche à sa propre estime de soi, et en touchant
à son estime propre on affaiblit le respect que les autres peuvent
avoir de lui. Il ny a pas destime de soi sans respect dautrui,
et réciproquement. Cest ce zigzag entre soi et lautre
qui est atteint dans lhumiliation.
Même Dieu est dans cette situation embarrassante.
Sil a créé lhomme en face de lui, cest
quil avait besoin en face de lui de quelquun capable de
résilier lalliance et par là capable aussi de lui
dire librement oui quelquun qui puisse en quelque sorte
entretenir avec lui quelque chose qui est de lordre du consentement
amoureux ! On revient donc sur ce que jappelais le droit ou simplement
la faculté de résilier. Car ce nest pas une question
de droit : si jai un droit, cest que tu as un devoir
Mais ce qui est le plus fort dans lexigence morale telle que nous
la cherchons, et notamment dans lexigence de dignité, cest
quelle est résistible. La vie morale ne doit pas être
réduite à la question du droit et du devoir, nous y perdrions
ce zigzag essentiel à la vie même de la dignité
!
Olivier
Abel