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Numéro 202
Octobre 2006
( sommaire )

Cahier : Perdre la foi, est-ce grave ?

par Alain Houziaux

bois fendillé © Jose Gil - Fotolia

Perdre la foi, est-ce grave ? Ceux qui ont perdu la foi le regrettent-ils ? Souffrent-ils d’un manque ? Peut-on considérer que ceux qui n’ont pas la foi sont privés de quelque chose ? Faut-il avoir peur de perdre la foi ? Et si oui, pourquoi ?

Perdre la foi

Avant de se demander si « perdre la foi, c’est grave ? », demandons-nous d’abord ce que signifie « perdre la foi ».

Très souvent, on récuse la formulation de cette expression. On objecte que la foi n’est pas quelque chose que l’on pourrait perdre comme on perd son porte-monnaie. André Gounelle 1 écrit : « Ce que l’on a l’habitude d’appeler la foi n’est pas quelque chose que l’on détient, qu’on perd, qu’on retrouve, qu’on transmet comme un trousseau de clé. » La foi, dit-on, n’est pas une « chose ». Il vaudrait mieux la considérer comme un acte, un mouvement et la caractériser par un verbe et non pas par un nom, un substantif.

On peut en discuter. La foi est une forme d’énergie, ou plus précisément de motivation. On dit de quelqu’un qu’il « a la foi » comme on dit qu’il « a la pêche ». Il y croit. Un Médecin sans frontières, un militant politique, un instituteur peuvent avoir la foi en ce qu’ils font. Et aussi la perdre. Perdre la foi, c’est perdre son dynamisme, son énergie, sa motivation.

On me dira que, dans leur sens religieux (et, en l’occurrence, c’est celui qui nous intéresse le plus), les expressions « avoir la foi » et « perdre la foi » ont un sens tout à fait différent. « Avoir la foi » signifierait : croire en Dieu et dans les grandes affirmations du Credo ; et perdre la foi signifierait : cesser d’y croire. La foi serait donc de l’ordre non pas de la motivation et de l’énergie mais de la croyance. Soit, mais il y a des liens entre la foi-motivation (celle qui motive un militant) et la foi-croyance, et il y en a encore plus entre « perdre la foi-motivation » et « perdre la foi-croyance ». Quand on perd la foi-croyance, c’est par manque de motivation, de goût, d’appétit pour ce qui jusque là suscitait le zèle et la conviction. De fait, perdre la foi religieuse, ce n’est pas devenir athée, c’est devenir indifférent. C’est dire « les questions de religion, ce n’est plus ma tasse de thé », autrement dit « je n’ai plus de libido, d’énergie et de besoin de ce côté-là ». De fait, quand on dit « Je n’y crois plus », cela signifie à la fois « J’ai perdu ma foi-motivation » et « J’ai perdu ma foi-croyance ».

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Perdre la foi, est-ce grave ?

Il faudrait s’entendre sur ce que l’on entend par « grave ». À l’époque de l’Inquisition, perdre la foi et renier sa foi, c’était « grave », car, selon les conceptions de cette époque, cela vous donnait droit à un aller simple et obligatoire pour l’Enfer. Aujourd’hui, beaucoup considéreront que « perdre la foi, c’est grave » parce que c’est une faute contre la vérité de l’existence de Dieu.

Pour qualifier ce qui est « grave », nous nous placerons sur un plan psychologique et existentiel. Perdre la foi, cela fait-il souffrir ? Est-ce que cela induit un phénomène de deuil, de manque, ou au contraire un sentiment de libération ? Est-ce que cela amenuise la vie intellectuelle et la vie de l’esprit ? On peut en effet considérer que la foi est une forme d’ouverture de l’intelligence à la transcendance, à la réflexion, à l’étude et à la sensibilité au mystère. Dans ce cas, on dira que perdre la foi est regrettable et dommageable parce que c’est se couper du sens du poétique, de la métaphysique et du mystère, et par là même d’une dimension fondamentale de l’existence et de la vie.

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Perdre la foi que l’on n’a jamais eue

Mais disons-le tout net pour commencer, il est rare que l’on perde « la foi » tout simplement parce qu’il est rare que l’on ait eu vraiment la foi. Le plus souvent, on « perd la foi » quand on ne l’a jamais eu vraiment. On a fréquenté l’instruction religieuse, on a fait sa première communion, on a été enfant de chœur, éventuellement on a même eu quelques élans mystiques. Mais, par la suite, la foi est devenue une forme d’adhésion à une tradition et à une éducation. Adhérer à une religion et avoir la foi, ce sont deux choses très différentes. Beaucoup de chrétiens tout à fait authentiques auraient beaucoup de mal à dire s’ils ont la foi ou non. Et c’est encore beaucoup plus vrai pour ce qui est des Juifs, des Bouddhistes et des Musulmans.

Comme l’a montré Pascal Boyer 2, la plupart des « croyants » n’attachent pas une grande importance à leurs croyances. En effet, celles-ci sont des habitudes et non des convictions. Il y a une grande différence entre les deux. Les convictions peuvent être soumises à l’expérience du soupçon et du doute. En revanche les habitudes sont intégrées dans un tissu social de pratiques et de conformismes. Elles constituent le tissu sur lequel se brode la vie relationnelle et sociale. Elles sont rarement mises en cause tout simplement parce que cela n’en vaut pas la peine. On connaît le mot de Brunetière : « Ce que je crois, allez le demander à Rome. » On suppose que Brunetière entendait par là qu’il se soumettait à l’autorité de Rome. Mais en fait, il n’en est rien, son propos signifie tout simplement : ce que je crois, je m’en fous, ce n’est pas mon affaire.

Et dans ce cas, la perte de cette pseudo-foi n’est en aucune manière une rupture, ni même une séparation. Elle est simplement l’expression ultime d’une forme de désintérêt et d’indifférence. On perd ce type de foi (qui en fait n’en est pas une) sans même s’en rendre compte 3.

Mais, quand on a vraiment « la foi », est-ce grave de la perdre ? Nous l’avons dit, la notion de foi n’est pas univoque ; elle a plusieurs composantes. C’est pourquoi nous allons étudier ce qu’implique la perte de la foi selon trois angles d’attaque : perte du besoin de croire, perte de la foi comme force motrice et enfin perte de la foi comme croyance.

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Perdre le besoin de croire

Premier angle d’approche : perdre la foi, c’est perdre le besoin de croire. Même si cela peut surprendre et scandaliser, la foi est d’abord un besoin. On croit tant que l’on a besoin de croire. Bien plus, on croit ce que l’on a besoin de croire. Ainsi le croyant, s’il a un réel besoin de croire, continuera à prier et à demander une guérison même si sa prière ne produit aucun effet visible. Le besoin de croire suffit à alimenter la foi et la perte du besoin de croire suffit à l’éteindre. On considère souvent que l’on perd la foi lorsque les prières que l’on a faites avec ferveur n’ont pas été exaucées. Cela peut certes se produire mais je ne pense pas que cela soit fréquent. Tant qu’on a besoin de croire et de prier, on continue à le faire. Tant qu’on est dans l’épreuve et que l’épreuve est intolérable, on prie parce que, ainsi, on crie son désir et son besoin d’en sortir 4. Et, si l’on reste animé par ce besoin de croire et d’espérer, on continuera à prier et on trouvera toujours une explication pour justifier le fait que sa prière n’a pas été exaucée.

Même si la foi s’exprime souvent par des conformismes, des rituels et des traditions, il n’en reste pas moins qu’elle est l’expression et le corollaire d’une forme de soif, d’espérance, de générosité et d’idéalisme. Elle n’est pas seulement l’opium du peuple, elle est aussi son aiguillon.

Et cette foi meurt lorsque le besoin de croire n’est plus aussi vif. Dans ces conditions, peut-on dire que perdre la foi soit grave ? Pas tellement, pourrait-on dire, puisque la foi ne répond plus à un besoin. Le fait de perdre la foi serait plutôt le signe que l’on est sorti d’affaire. Donc, pourrait-on penser, si l’on perd la foi parce que l’on éprouve plus le besoin de croire, la perte de la foi serait tout à fait normale et sans gravité. Mais en fait, tout n’est peut-être pas aussi simple. Qu’est-ce que ce besoin de croire ? Et sa disparition est-elle si souhaitable que cela ?

Pour Freud, le besoin de croire relève du besoin d’illusion. Ce besoin d’illusion est d’ailleurs polymorphe et, pour Freud, il suscite également, à côté du besoin religieux (créateur de l’illusion religieuse), le besoin artistique (le besoin de créer des œuvres imaginatives) et le besoin de philosopher (le besoin de créer des idées et des idéologies abstraites et indépendantes du réel). Ainsi, pour Freud 5, le rêve, la philosophie, l’expression artistique et la religion relèvent tous d’un besoin d’illusion et d’une forme de déni du réel et de l’appréhension objective de la réalité. Cette manière de voir peut surprendre. Elle semble impliquer qu’on puisse mettre sur le même plan (le plan des choses normales pour ne pas dire souhaitables), la perte du besoin de croire (le besoin d’une religion), la perte du besoin de philosopher, de rêver et de s’exprimer par des œuvres artistiques.

Pas tout à fait car Freud distingue deux types d’illusions. Celles qui sont sans danger parce que l’illusoire y est donné pour tel (c’est le cas pour l’art qui, dit Freud, « ne veut rien être d’autre qu’une illusion ») et celles qui sont dangereuses parce que la vie imaginative n’est pas clairement déconnectée de la vie psychique et de l’appréhension du réel en tant que tel. Ainsi ce qui serait pernicieux dans le besoin de croire (le besoin religieux mais aussi, pour Freud, le besoin d’idéologie et de philosophie), c’est qu’il peut nous faire prendre nos désirs pour des réalités, autrement dit confondre le plan de l’illusion avec celui de la réalité. Et l’illusion religieuse, en particulier, naîtrait du désir fantasmatique et illusoire d’être protégé et aimé par un père plus puissant que le père réel. Le besoin de prier ce Père naîtrait de cette substitution de l’illusoire au réel et, ce qui est plus grave encore, de prendre ce Père illusoire pour une forme de secours sur le plan du réel.

Cette distinction entre les bonnes et les mauvaises illusions étant faite, faudrait-il donc se réjouir sans ambages de la perte du besoin de croire et de former des illusions religieuses ? Pas forcément, dit Freud, et ce pour trois raisons :

Pour Freud, la religion peut être considérée comme une névrose collective. Mais, le reconnaître n’est pas pour autant une manière de signer sa condamnation. En effet, l’adoption par le croyant de cette névrose collective l’immunise contre le besoin de former une névrose personnelle 6. De fait, la foi religieuse peut constituer une forme d’encadrement et de régulation des pulsions névrotiques personnelles à tendance hallucinatoires. Mais, bien sûr, pour pouvoir en conclure que, avoir la foi, c’est mieux que de ne pas l’avoir, il faudrait pouvoir vérifier que ceux qui ont la foi sont en général moins névrosés ou du moins, moins gravement que ceux qui ne l’ont pas.

Ce serait une illusion de croire qu’il nous soit possible de renoncer aux croyances. On risque de remplacer une illusion par une autre. Or les illusions par lesquelles on peut remplacer la religion peuvent être pires, plus nocives et plus fallacieuses que celle-ci. Parmi ces illusions de remplacement, il peut y avoir la superstition, les idéologies fantasmatiques, le fanatisme idéologique. De fait, pratiquer sa foi dans le cadre d’une religion traditionnelle a souvent une fonction éducative et régulatrice qui permet de ne pas s’égarer dans des superstitions obscurantistes.

Le troisième point nous paraît le plus important. On peut se demander si la perte du besoin de croire ne relève pas d’une forme de perte du désir. Nous l’avons dit, ce qui conduit à la perte de la foi, ce n’est pas l’athéisme, mais l’indifférence. La perte du besoin de croire pourrait être assimilée à une forme de perte de la libido. C’est tout à fait possible puisqu’on a souvent considéré la foi comme une forme de sublimation de la libido.

Il faut le dire clairement, le besoin de croire est l’une des formes de la pulsion de vie (Éros). Même si la foi s’exprime souvent par des conformismes, des rituels et des traditions, il n’en reste pas moins qu’elle est l’expression et le corollaire d’une forme de soif, d’espérance, de générosité et d’idéalisme. Elle n’est pas seulement l’opium du peuple, elle est aussi son aiguillon.

C’est pourquoi, se demander « Perdre la foi, est-ce grave ? » revient à poser la question « perdre le désir, est-ce grave ? » ou « devenir indifférent, est-ce souhaitable ? » 7. Et même si le bouddhisme, le stoïcisme et certains courants mystiques chrétiens prônent volontiers, non pas tant l’indifférence d’ailleurs mais plutôt le détachement, il n’en reste pas moins que l’indifférence a incontestablement un goût de cendres. Entre l’indifférence et l’illusion, à tout prendre, il faut préférer l’illusion. Et, me semble-t-il, Freud en serait d’accord.

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Perdre la foi comme force motrice

Nous en venons à une deuxième manière de considérer la foi et d’analyser les implications de la perte de la foi. Nous l’avons déjà évoqué, la foi peut être considérée comme une énergie, une force motrice. Le Médecin sans frontières qui se dévoue sans compter est poussé par la foi. « Il y croit ». Il agit en étant poussé par une énergie et une motivation générées par sa foi. L’arche, l’ancre et les deux colombes. © Daniel Sainthorant - Fotolia

La foi religieuse, elle aussi, peut également être considérée comme une force motrice, elle peut « déplacer les montagnes » (1 Co 13,2). Pour utiliser la terminologie marxiste, on dira qu’elle est une « force de production ». On a la foi « chevillée au corps ». D’ailleurs, lorsque Jésus parle de la foi, il la considère comme une énergie et une confiance et non pas comme une croyance 8. Le meilleur exemple que l’on puisse donner de la foi au sens biblique, c’est celui de Pierre, dans les évangiles. Par la foi, il peut marcher sur les eaux (Mt 14,28). La foi le porte, comme on dit. Mais la foi en quoi ? On ne sait pas vraiment. Est-ce la foi en lui-même, ou en Dieu, ou en Christ, ou dans la Providence 9, ou dans le fait qu’il peut marcher sur les eaux ? Avec cette forme de foi, on peut même aller jusqu’à sauter dans le vide parce que, pour celui qui a la foi, il n’y a pas de vide, « on est toujours porté par Dieu ». Le poète Norge caractérise magnifiquement cette forme de foi : « Nous avons jeté notre pont sur le vide et sur le vide notre pont a trouvé pilier 10. »

Pour reprendre la formule de Castoriadis, la foi est « un pont sur l’abîme 11 », l’exemple de Pierre le montre bien. Elle fait l’impasse sur ce qui pourrait la contrarier. Ce qui peut s’opposer à cette foi, « on ne veut pas le savoir 12 ». Elle fonctionne tant que l’on n’a pas pris conscience que ce que l’on croit peut être considéré comme incroyable. En revanche, elle s’effondre lorsqu’on en prend conscience. Pour reprendre l’exemple de Pierre, il a pu, par la foi, marcher sur les eaux, tant qu’il n’avait pas vraiment conscience de ce qu’il croyait. Et il s’est écroulé lorsqu’il en a pris conscience.

On peut imputer la perte de la foi à un retour du refoulé. Ce qui était occulté et refoulé, c’était le caractère « incroyable » et inacceptable de ce que l’on croyait. Et lorsque le refoulé remonte à la conscience, le pont (sur l’abîme) de la foi s’écroule. Le croyant disait « Je crois, bien que cela soit absurde ou même parce que c’est absurde 13 », et la perte de la foi se fait lorsque ce qui avait été refoulé (le caractère absurde de ce qui était cru) éclate au grand jour.

Dans ces conditions, perdre la foi est-ce grave ? Je crois qu’il est difficile d’avoir une réponse unique.

La perte de la foi, c’est-à-dire le fait de découvrir qu’il n’y a rien là où on croyait qu’il y avait la main secourable de Dieu, peut être vécue comme un effondrement. Quand on perd cette foi-confiance, on tombe de haut, comme on dit. La perte de la foi est vécue comme une chute et aussi comme une désillusion. Ce qui vous paraissait évident (parce que, comme on dit, « on n’y avait jamais réfléchi », et parce que « cela allait de soi ») cesse d’ « aller de soi » et s’effondre tout d’un coup. On a l’impression que le sol s’effondre sous ses pas.

Vaut-il mieux finalement vivre et espérer grâce à des illusions ou, au contraire, souffrir pour avoir pris conscience de la vérité ? La réponse ne va pas de soi. Nietzsche et Freud n’ont d’ailleurs pas la même réponse. Pour Nietzsche, il y a une « nécessité vitale de l’illusion perspectiviste 14 ». Pour lui, le pouvoir créateur de l’imagination doit s’exprimer même s’il s’oppose à la vérité. Pour Freud, en revanche, il faut en tout état de cause choisir « la vérité » contre le plaisir de croire, et ceci implique un travail de deuil qui conduit à la nécessité de se résigner. La résignation, c’est, dit-il, accepter d’endurer le fardeau de l’existence. C’est un travail sur le désir qui implique un renoncement au plaisir et l’acceptation de la nécessité de mourir 15. Tout cela n’est ni très gai, ni très vivifiant, même si c’est, selon Freud, nécessaire.

Quoi qu’il en soit, la désillusion (c’est-à-dire la perte de la foi) est en fait une blessure violente infligée à Éros, le principe de vie, de désir et de plaisir. Jean-Pierre Vernant 16, ancien communiste, insiste sur le fait que la foi est une force de résistance aux malheurs, aux totalitarismes politiques et aux aliénations de toutes sortes. Et si on perd cette foi, on perd cette force et on devient fragile et vulnérable.

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Perdre ses croyances

Troisième forme de la foi : la foi-croyance. Avoir la foi, c’est croire à un certain nombre d’articles de foi, par exemple à ceux du Credo. On croit que Dieu est un Père tout puissant, que Jésus-Christ est ressuscité d’entre les morts, etc. Même si elle s’exprime sur le mode du « croire que », la foi-croyance est aussi un « croire en » parce que la croyance est le plus souvent croyance en ce qu’énonce et professe telle ou telle autorité (l’Église par exemple). On croit ce que dit l’Église, le Credo, le gourou, le Président Mao, même si c’est incroyable. On croit « sur parole », par une forme de « sacrifice de l’intelligence ».

Comment en vient-on à perdre cette foi ? Pour cette foi-croyance, la perte de la foi vient par le doute ou plutôt par la mise en doute. On met en doute et en question les articles de foi auxquels on croyait. Le « je » reprend alors son droit à s’interroger et à douter. Et, parallèlement, on perd confiance dans l’autorité qui édictait le Credo.

Ainsi, le philosophe Jean-Toussaint Desanti 17, pour expliquer la perte de sa foi communiste insiste sur l’importance décisive de la perte de la confiance dans l’autorité. Il met en avant l’importance, dans le processus de la foi-croyance, de ce qu’il appelle « la parole de maîtrise ». En effet, c’est l’autorité d’un maître (réel ou fantasmatique) qui fait tenir un univers de croyance, clos sur lui-même, protégé de remparts idéologiques. La foi peut accepter les croyances les plus bizarres et les pratiques les plus discutables au nom d’un idéal qu’incarne le maître qui, lui, « sait ». Mais le château fort de cette croyance peut s’effondrer radicalement et immédiatement si la confiance dans ce maître ou dans l’autorité de l’enseignement donné vient à disparaître.

La perte de la foi apparaît parfois comme une forme de dé-couverte, certains diront de des-aliénation. Un événement-déclic dessille les yeux de celui qui était obnubilé et aveuglé. Face par exemple aux émissions du style « Corpus Christi » qui remettent en cause les fondements de sa foi, le croyant déclarera d’abord « je ne veux pas le savoir ». Puis, ensuite, il prétendra qu’il faut séparer ce qui est de l’ordre de la foi de ce qui ressort de la vérité historique et scientifique, parce que, dira-t-il, ce sont là deux domaines qui relèvent de « plans » différents. Mais, en fait, cette dissociation me paraît tout à fait fictive. Celui qui voudra, envers et contre tout, continuer à professer sa foi ne pourra le faire que par une forme de schizophrénie qui, reconnaissons-le, frise, dans certains cas, la malhonnêteté intellectuelle.

L’effondrement des croyances peut avoir des effets tragiques. Certains, allant jusqu’au bout de leur désenchantement, ont voulu disparaître. On peut donner l’exemple de Judas dans les évangiles. Il s’est suicidé non pas tant par remords d’avoir trahi Jésus mais, sans doute, par sentiment de s’être trompé et d’avoir été trompé. Il croyait que Jésus pourrait changer le cours de l’histoire, et il n’en a rien été. Et la perte de la foi politique peut avoir aussi des conséquences au moins aussi dramatiques que la perte de la foi religieuse. Jean-Claude Guillebaud 18 cite plusieurs cas de suicides de militants politiques déçus qui n’ont pas pu surmonter leur désillusion.

D’autres se « sauvent » par une haine féroce de ce qu’ils avaient adoré. Ce fut le cas entre autres de l’Abbé Meslier, curé de la paroisse rurale d’Etrepigny dans les Ardennes et décédé en juin 1729. Ce curé tout en continuant à administrer les sacrements de son Église a rédigé un Mémoire de 1200 pages imprimées accumulant les preuves de la vanité et de la fausseté des religions 19. Ses longues logorrhées sont une manifestation de ce que Jean-Claude Guillebaud appelle l’inversion du dogmatisme. Ce que l’on a professé avec une sorte d’intransigeance véhémente est combattu par un autre discours tout aussi totalitaire et sans nuance. D’autres, animés par le même désir de piétiner ce qu’ils ont adoré, changent simplement de chapelle. Ainsi, après l’effondrement de la confiance en Mao (après la chute de la Bande des quatre), certains ex-maoïstes quittèrent le culte de Mao pour celui de la Vierge Marie !

En général, la perte de la foi ne se fait pas de manière aussi tragique. On peut se demander si la perte de la foi en Dieu est beaucoup plus grave que le fait de cesser de croire au Père Noël. Cette comparaison peut faire sourire. Mais pourquoi ne serait-elle pas pertinente ? Perdre la foi au Père Noël, cela devrait être traumatisant pour un enfant puisque c’est aussi perdre la foi en ce que lui racontent ses parents. En fait, si les psychologues restent discrets sur le traumatisme de la mort du Père Noël, c’est peut-être tout simplement parce que ce n’est pas vraiment un traumatisme. Et la perte de la foi en Dieu n’est peut-être pas plus traumatisante. Il se pourrait même qu’elle le soit moins parce que la perte de la foi se passe généralement un peu plus tard et parce que les parents sont en général moins affirmatifs au sujet de Dieu qu’au sujet du Père Noël. De ce fait, on n’est pas obligé de les considérer comme des menteurs et des trompeurs. Cela devrait être moins traumatisant.

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Après avoir perdu la foi

En fait, la question « Perdre la foi, est-ce grave ? » est peut-être une fausse question. Il me semble que la plupart de ceux qui ont déjà perdu la foi ne considèrent pas qu’il s’agit là de quelque chose de grave. Mais, il est possible qu’en tenant ces propos rassurants, j’aille peut-être trop vite en besogne. Je veux bien croire qu’il y a des personnes qui, ayant eu une foi profonde, l’ont perdue et ressentent cela comme « grave » et je voudrais tenter, pour conclure, une sorte de « prédication » à leur intention.

Perdre la foi, c’est perdre la foi en un Dieu illusoire qui était, peu ou prou, formé par la foi et même créé par elle. Ainsi la perte de la foi dans ce Dieu de la foi peut être considérée comme une forme de purification.

1. Beaucoup de ceux ont perdu la foi peuvent continuer à dire, comme Camille Claudel 20, « il y a toujours quelque chose d’absent qui me tourmente ». On peut avoir perdu la foi tout en continuant à être tourmenté par ce « quelque chose d’absent ». Et cette « absence » peut même devenir le moteur d’une réflexion. C’est ce qu’a montré le courant de la « théologie de la mort de Dieu » qui a eu une grande importance à la fin du XXe siècle. Cette « théologie » est une réflexion qui s’organise et se déploie à partir de la place vide d’une « absence » ou d’une « inconnue ». Je comparerai volontiers cette théologie aux mathématiques qui élaborent des équations dans lesquelles intervient une « inconnue » désignée le plus souvent par « x ». Cette « inconnue » est en fait un outil dans la réflexion et la recherche de la vérité. Elle peut être aussi le moteur d’une aventure poétique comme chez Saint Exupéry, Henri Michaux, René Char et bien d’autres. Elle désigne « ce quelque chose d’absent » qui tourmentait Camille Claudel. Certains persistent à l’appeler « Dieu ». D’autres, avec plus de pudeur, l’appellent l’Autre, l’Absent ou le Tout Autre. D’autres encore la désignent par le sigle Dieu (comme le fait Jean-Luc Marion). D’autres encore utilisent le sigle « D. » (comme le font souvent les Juifs pour respecter, à juste titre, l’incognito non seulement du nom de Dieu mais de la réalité même de Dieu). D’autres professent que la place de Dieu est en fait une place vide. Se dire athée, ce n’est pas être indifférent, c’est se définir par rapport à une case vide.

Perdre la foi, c’est perdre la foi en un Dieu illusoire qui était, peu ou prou, formé par la foi et même créé par elle. Ainsi la perte de la foi dans ce Dieu de la foi peut être considérée comme une forme de purification 21. Simone Weil, une des plus grandes figures spirituelles de notre temps, considérait qu’il y avait quelque chose de purificateur dans l’athéisme. Pour elle, l’athéisme qui laisse à Dieu son absence et son incognito est préférable à la foi qui en fait une image à l’image de ses désirs. Ainsi, elle écrit : « Je suis tout à fait sûre qu’il n’y a pas de Dieu, en ce sens que je suis tout à fait sûre que rien de réel ne peut ressembler à ce que je peux concevoir lorsque je prononce son nom 22. »

2. L’athéisme n’est ni une tare, ni un manque ni une carence. Il est sans doute plus près de la vérité et de l’honnêteté intellectuelle que les confessions religieuses aussi « libérales » et démythologisées soient-elles.

Perdre la foi en ses croyances n’a pas toujours que des effets négatifs. Bien au contraire. Donnons un exemple. Les enfants de pasteurs perdent souvent la foi de leur enfance et de leur éducation, mais ils sont souvent, beaucoup plus que la moyenne des jeunes de leur âge, engagés dans le domaine de la politique, du syndicalisme et des problèmes de société. Ils ont perdu la foi, mais ils ont gardé les convictions qui, peut-être, sous-tendaient leurs croyances ou qui étaient véhiculées par leurs croyances. Et ils n’ont pas forcément perdu au change, loin de là !

Dieu merci, la perte de la foi n’est jamais totale. La « destruction des idoles » chère à Nietzsche laisse toujours un « reste ». Et ce « reste » (Kant l’a bien mentionné) est souvent celui d’un impératif catégorique et éthique. Marcel Gauchet dit volontiers que l’engagement politique est la nouvelle « vêture » de la religion lorsque celle-ci se perd. Ceux qui perdent la foi religieuse découvrent souvent une nouvelle foi, sans doute plus laïque, mais tout aussi forte que leur foi religieuse. Les Rocard, Jospin et autres en témoignent.

Mon intime conviction est qu’il y a presque toujours un « excès » de la force de la foi par rapport à toutes les pertes de foi. Les exigences de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, qui sont au fondement de la foi chrétienne, peuvent souvent être vécues plus fortement par ceux qui ont perdu la foi que par ceux qui l’ont.

Le fait d’avoir des convictions est en fait une affaire de tempérament. Le plus souvent, on a toute sa vie des convictions parce que c’est dans son tempérament. Au fond, cela n’est pas forcément très grave de changer la manière de formuler ses convictions. Même devenir sceptique ou athée, cela reste une forme de conviction.

3. Nous avons dit que la perte de la foi peut susciter un traumatisme. Mais il faut non seulement le constater mais aussi l’admettre, la « perte de la foi » peut aussi être vécue de manière tout à fait positive comme une nouvelle naissance et comme une découverte de la vraie vie.

Une étude 23 a été faite sur les « conversions » à l’athéisme. Ce phénomène touche essentiellement des adolescents et des jeunes adultes de sexe masculin. Et on a pu constater que ces jeunes gens avaient l’impression de retrouver une forme d’authenticité et de devenir enfin eux-mêmes. Ils en retiraient un sentiment de sérénité, de paix intérieure et de réelle libération. Ils avaient l’impression d’être libérés d’une hypocrisie ou d’une illusion et d’être débarrassés d’un carcan ou d’un mensonge. Ils avaient l’impression de cesser de se forcer et peut-être même de tricher.

Le renoncement à la foi peut être vécu comme une illumination, c’est-à-dire comme une irruption de la vérité. Même le désenchantement peut être joyeux. Gilles Lipovetsky, dans son livre L’ère du vide (Gallimard 1983) considère les croyances comme des handicaps et, pour lui, la nouvelle ère du vide a quelque chose de jubilatoire 24. André Comte-Sponville, lui aussi professe un désespoir joyeux. feuille

Alain Houziaux

photo de phare © Charles Dykstra - Fotolia

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NOTES

1. Évangile et liberté, février 2006

2. Pascal Boyer, Et l’homme créa les dieux, Folio essais, Gallimard, 2001, page 434.

3. On perd la foi un peu comme on perd, sans s’en rendre compte, l’habitude de porter un maillot de corps.

4. Et c’est pourquoi, notons-le, ce ne sont pas les épreuves (la perte d’un enfant par exemple) qui peuvent faire perdre la foi. En effet, c’est justement lorsque l’on traverse des épreuves que l’on peut éprouver le besoin de croire. Cette manière de considérer la foi comme un besoin qui s’exprime d’autant plus fortement que la situation est catastrophique remet en cause l’utilité de toutes les théodicées qui semblent considérer que le problème du mal est un obstacle à la foi en un Dieu tout puissant.

5. Sophie de Mijolla-Mellor, article « Illusion », in Dictionnaire International de la psychanalyse , (dir. A. de Mijolla), tome I, page 828, Hachette Littérature, 2005

6. « L’homme de croyance et de piété est éminemment protégé contre le danger de certaines affections névrotiques. L’acceptation de la névrose universelle le dispense de se créer une névrose personnelle ». Freud, L’avenir d’une illusion, Traduction Marie Bonaparte, 1932

7. J’ai traité de front cette question dans L’indifférence, une fuite ? (dir. Alain Houziaux), Éditions de l’Atelier, 2006

8. C’est en particulier le cas quand il dit « N’avez-vous point de foi ? » (Mc 4,40) ou « Ta foi t’a sauvé » (Mc 5,43).

9. Freud dirait que Pierre déplace son désir de toute puissance et l’attribue à la Providence qui, devenant toute puissante, est censée pouvoir accomplir le désir de toute puissance de Pierre.

10. Norge, Joie aux âmes in Tordeur, Norge, Éd. La Renaissance. Le poème se poursuit ainsi : « J’invente la lumière dans la cécité, je moissonne des aurores dans la nuit massive. Je vous annonce que l’homme bâtira son château au milieu du sable incertain ». Cette citation nous a été communiquée par notre ami Jacques Peyron. Qu’il en soit remercié.

11. La formule est de Castoriadis, reprise par Jean Claude Guillebaud, La force des convictions, Seuil, 2005, page 261.

12. Ceci est vrai non seulement pour la foi religieuse mais aussi pour la foi politique. Un militant maoïste T. Grunbach, a avoué lui-même « J’ai soutenu qu’il fallait appliquer la pensée de Mao même quand on ne l’avait pas comprise ». Cf. « La croyance », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 118, Gallimard, automne 1978, page 109.

13. Cette expression est imputée à Tertulien, théologien du IIIe siècle après J.C.

14. Nietzsche, La volonté de puissance, Gallimard, tome I, Aphorisme 162

15. Cf. Paul Ricœur, De l’interprétation, Seuil, page 322.

16. Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, Seuil 1996, cité par J.C. Guillebaud, op. cit., page 18.

17. Jean Toussaint Desanti, « Quand la croyance se défait », Esprit, juin 1997.

18. J.C. Guillebaud, op. cit., page 48.

19. Cf. G. Minois, Histoire de l’athéisme, Fayard 1998, page 226 et sq.

20. Dans une lettre à Rodin

21. Certains mystiques chrétiens pourraient être considérés comme des athées puisque, comme le dit Jean-Marie Lustiger, « les négations les plus fortes de Dieu se trouvent dans les écrits mystiques ». Jean-Marie Lustiger, Comment peut-on croire en Dieu aujourd’hui ?, Gallimard, 1986.

22. Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce, UGE, 1962 p. 116

23. Cf. Christian Decobert, « Conversion, tradition, institution » in Archives des Sciences Sociales des Religions, octobre-décembre, 2001 pages 67-90 ; cf. aussi une émission de télévision consacrée à la conversion sous toutes ses formes en août 2005 ; cf. aussi Peut-on changer sa vie ? (dir. Alain Houziaux), L’Atelier, 2006

24. Guillebaud, op. cit., page 105.

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