logo d'Évangile et Liberté

Numéro 191 - août-septembre 2005
( sommaire )

Cahier : Prier ?

par John S. Spong

Nous avons publié dans le numéro 182 d’Évangile et liberté un chapitre du livre de John Shelby Spong intitulé Why christianity must change or die (Pourquoi le christianisme doit changer ou mourir), paru en 1998. Spong soulignait la nécessité pour le christianisme d’abandonner la vision théiste traditionnelle de Dieu.

Spong, maintenant à la retraite, a été évêque anglican de Newark, dans le New Jersey, aux États-Unis. Il cherche à nourrir une foi chrétienne moderne, tenant compte de l’évolution de notre culture.

Nous vous proposons aujourd’hui un autre chapitre de ce livre, traduit de l’anglais par Maryvone Orliac, et concernant la prière.

Pinus halepensis. Liban,                     2005. Photo Franck Christen ©.

Pinus halepensis. Liban, 2005. Photo Franck Christen ©.

Cette photo fait partie de la série qu’Évangile et liberté publiera sous forme de cartes de correspondance ou de vœux en octobre prochain. Voir détails.

Rappelons que Spong considère que les chrétiens sont actuellement en exil, de façon très analogue à ce que fut pour les juifs l’exil à Babylone. Voilà pourquoi on trouvera ici des références à cet « exil » actuel des chrétiens.

La prière est langage. Mais en hébreu le mot dabar signifie à la fois « la parole » et « la chose », « l’événement », « l’action ». Lorsque Wilfred Monod dit que « La prière exauce Dieu » il nous fait effectivement découvrir une autre dimension de la prière : prier c’est agir pour que le monde devienne « le Royaume ».

C’est aussi la conclusion de Spong, après sa réflexion sur l’évolution nécessaire de la prière, si l’on accepte de changer l’ancienne image théiste de Dieu.

En effet, ce texte de Spong propose une réflexion très contemporaine et originale sur la prière. Il pose la question qui nous concerne de près dans notre foi ou au cœur de nos spiritualités: Comment prier quand on ne croit pas ou plus que Dieu soit une réalité toute-puissante et extérieure au monde? feuille Marie-Noële et Jean-Luc Duchêne

haut

Prier… quand Dieu n’est plus aux Cieux

La Rotonde de la Villette à                 Paris

par John S. Spong

Avec quoi me présenterai-je, devant le Seigneur et m’inclinerai-je devant le Dieu de là-haut ? Me présenterai-je avec des holocaustes, avec des veaux d’un an ? Prendra-t-il plaisir à des milliers de béliers, à des libations d’huile par torrents ? Faudra-t-il que j’offre mon aîné pour prix de mon forfait, le fruit de mes entrailles pour mon propre péché ? » (Mi 6,6-7). Ces mots du prophète Michée furent écrits au VIIIe siècle avant J.C.

« Nous n’avons pas fermé l’œil de la nuit, mon mari et moi. Nous ne cessions de pleurer. Nous avons, chacun de notre côté, supplié l’univers de faire en sorte que l’échographie complémentaire soit normale. Nous avons offert notre propre corps en échange, les yeux, les bras, les pieds. L’univers était sourd. Le lendemain, le médecin du centre hospitalier universitaire tout proche, confirma le diagnostic premier : pied bot, si ténue que soit la preuve » (New York Times, mardi 26 novembre 1996). Ces paroles sont extraites d’un scénario contemporain, intitulé « Ultrason et désespoir : l’épreuve d’une Mère », de Nathalie Angier.

Ces deux épisodes séparés d’environ 2 800 ans sont révélateurs de l’évolution de la prière, alors que les humains sont passés d’un monde prémoderne d’émerveillement, de miracle et de magie à une période postmoderne de pragmatisme, de savoir et d’explication scientifique. Pour Michée, Dieu était un être extérieur, auquel on pouvait offrir des sacrifices et des prières en espérant que cette divinité change le cours de l’histoire. Dans l’article du Times, Dieu était alors identifié à l’univers impersonnel, qui se révélait sourd aux explications comme aux offrandes d’un fragile solliciteur. Cependant, malgré cet écroulement d’une conception traditionnelle de la foi, ces mêmes solliciteurs ne pouvaient s’empêcher de faire connaître leurs désirs les plus profonds et de proposer un marché particulier à cette divinité qu’ils avaient connue autrefois. Comme leurs aïeux, ils cherchaient un moyen de maîtriser leur destin, même s’ils savaient que cette tactique, empruntée à un autre âge, ne marcherait pas. Il n’est facile pour personne de regarder sa fragile réalité et d’être aux prises avec un monde sur lequel on n’a aucun pouvoir. Dans les prières prononcées par les hommes, au cours des siècles, nous voyons les espoirs et les craintes humains ; mais aussi, très nettement, la perte de confiance dans l’entreprise religieuse. Je soupçonne l’Homo Sapiens que nous sommes d’être un peuple de priants, tout aussi profondément que nous sommes un peuple religieux. Mais pouvons-nous encore prier, s’il n’y a aucune divinité extérieure pour répondre personnellement à notre prière ? Pouvons-nous prier en ce temps d’exil ? Nous adonnerons-nous encore à cette activité après l’exil ?

Si l’on se fie à mon expérience, c’est dans la prière que nous rencontrerons la plus grande difficulté et la plus grande émotion, en passant de la croyance théiste, à notre avenir non théiste, inconnu et pourtant croyant.

 

haut

La prière impossible

J’ai toujours désiré être un homme de prière. Je voulais ressentir ce contact direct avec le divin. Cependant, pendant une période plus longue que je ne voulais le reconnaître, même à mes yeux, les prières adressées à un être suprême extérieur, n’avaient que peu ou pas de signification pour moi. Ma première conclusion fut que cela venait de l’absence d’un aspect essentiel dans mon propre développement spirituel, et que tout ce que j’avais à faire, était de travailler de plus en plus dur pour pallier cette insuffisance. Donc, comme le Jacob de l’antiquité, j’ai combattu avec l’ange, c’est-à-dire la prière, pendant toute une vie et je ne suis pas disposé à le laisser partir avant qu’il m’ait exaucé (Gn 32,22-32).

Pendant une période plus longue que je ne voulais le reconnaître, même à mes yeux, les prières adressées à un être suprême extérieur nĠavaient que peu ou pas de signification pour moi.

Au cours de ma vie, j’ai lu tous les manuels de prières ou livres sur la prière qui me tombaient sous la main. Ma bibliothèque personnelle comporte une étagère consacrée à des livres d’autrefois sur la prière, mais écartés maintenant. J’ai créé dans mon bureau un coin de prière. Je l’ai équipé d’un pupitre pour me rappeler que c’est un lieu de prière et pour que je puisse m’agenouiller, au sens propre, devant Dieu, au-dessus de moi. J’ai trouvé dans plusieurs cycles de prières de quoi m’aider à organiser mes intercessions et mes intentions particulières. Durant ces temps de prière, je pensais toujours au clergé du diocèse de Newark, à leurs familles et leurs paroissiens. Il m’est arrivé une fois même de dessiner une croix sur le verre de ma montre, pour qu’à chaque fois que je regarderais l’heure, je pense à adresser une prière vers les Cieux, pour me tenir toujours relié à ce Dieu qui, je l’espérais, serait une boussole qui guiderait ma vie. Ma grande ambition : être une personne vivant dans une conscience significative du divin et connaître ainsi la paix que donne l’union à ce Dieu céleste. Je croyais vraiment que la discipline et la persévérance me permettraient d’atteindre ce but. Mon Église encourageait cette ambition par son discours facile sur la place centrale de la prière, dans la vie du peuple de Dieu.

Mes efforts pour réaliser cette ambition furent connus. Quand j’étais étudiant en théologie, au début des années cinquante, chaque étudiant de quatrième année se voyait offrir l’occasion de prêcher, une seule fois, devant la faculté et les condisciples réunis. Quand vint mon tour, je choisis, comme thème, la prière d’intercession et j’exprimai mes préoccupations et mes convictions, assez immatures, je suppose, devant cet auditoire, qui ne partageait pas toujours mes idées. Ce sermon représentait mes premiers efforts solennels mis par écrit, dans la lutte de toute une vie pour trouver un sens à cette tentative qu’on appelle prière.

Moi, par exemple, j’ai dû en arriver à la conclusion que je ne pourrais jamais plus prier de la manière dont mes ancêtres dans la foi croyaient pouvoir le faire. « Pourtant, il doit y avoir une autre façon », ne cessais-je de me répéter.

Plus tard, jeune prêtre, j’ai organisé régulièrement des entretiens de Carême, sur la prière, avec mes différents paroissiens, m’obligeant, ainsi, à les diriger. Quand j’écrivis mon premier ouvrage, au début des années 70, il refléta cette lutte intérieure incessante ; il était intitulé Prier honnêtement. Le titre retenu était encore plus révélateur ; je l’appelai : Dire « Notre Père » dans un monde sans religion. J’ai repris ce thème dans un autre livre intitulé Dans le Tourbillon, écrit au début des années 80 ; je cherchais toujours. Or, malgré cet effort, parfois frénétique, tout au moins incessant, je n’arrivais pas à trouver un sens à la prière telle qu’on l’entend traditionnellement. La vraie raison, je le vois maintenant, ne venait pas de mon inaptitude spirituelle, mais plutôt de ce que le Dieu qu’on m’avait appris à prier, disparaissait en fait de ma vue. Je suppose que je n’aurais pas pu l’admettre, même si j’en avais été conscient. C’était avant de me sentir prêt à entrer en exil. Peut-être sont-ils nombreux ceux qui reconnaîtront cette lutte en eux-mêmes et qui prendront conscience d’avoir partagé le même voyage.

haut

Seigneur, apprends-nous à prier

Avant de pouvoir soulever de nouvelles questions théologiques, il faut être suffisamment convaincu de la banqueroute des vieilles solutions théologiques. Moi, par exemple, j’ai dû en arriver à la conclusion que je ne pourrais jamais plus prier de la manière dont mes ancêtres dans la foi, croyaient pouvoir le faire. « Pourtant, il doit y avoir une autre façon », ne cessais-je de me répéter.

« Seigneur, apprends-nous à prier » : ce n’est pas une requête nouvelle. Elle semble se poser à chaque génération. On est tenté de penser qu’il existe une méthode qui marchera toujours et que, tout ce qu’il reste à faire, c’est de la trouver. Il n’y en a pas, et les paroles de Jésus même le prouvent.

Il y a 2 000 ans, quand les disciples de Jésus lui demandèrent ; « Seigneur, apprends-nous à prier » (Lc 11,1) il répondit par ces mots ; « Quand tu pries, dis : Notre Père, qui es aux Cieux, que ton nom soit sanctifié » (Mt 6,9 – Lc 11,2). C’est alors que devient manifeste la distance par rapport au Dieu du passé ; nous faisons cette étonnante constatation : nous ne pouvons plus de nos jours, partir des mêmes points que Jésus jugeait possible pour ses disciples.

La réponse de Jésus, par exemple, affirme ce que ce peuple en exil ne peut dire. D’abord, il prétendait que Dieu était une personne à laquelle on pouvait dire « Père » ; ensuite que cette divinité masculine se complaisait à voir reconnaître le caractère sacré de son nom. C’étaient là toutes les caractéristiques d’un système théiste de croyance qui n’existe plus. Il est mort, ce concept d’une divinité personnelle dirigeant les affaires de l’histoire humaine, d’une position dominante, au dessus de la terre, surveillant, intervenant, récompensant et punissant. Les hommes, aujourd’hui, sillonnent en avion et en vaisseaux spatiaux, ces cieux démystifiés. Nous traçons le mouvement des étoiles et des planètes, avec certitude ; nous prévoyons avec une extrême précision les éclipses de lune et de soleil et jusqu’à l’année exacte et le lieu exact où la comète de Halley réapparaîtra dans notre atmosphère. Les hommes et les femmes d’aujourd’hui n’ont aucun concept efficace d’un Dieu comme être céleste et surnaturel.

haut

Faudrait-il flatter Dieu ?

Au cas où cela ne suffirait pas à nous éloigner de la réponse de Jésus concernant la prière, il poursuivait en insinuant que ce Dieu théiste prenait plaisir à la flatterie de ses sujets. La première supplication de ce qu’a été la prière exemplaire était que Dieu désirait, par-dessus tout, que le nom divin soit sanctifié. Elle nous offre un autre aperçu du contenu traditionnel de nos prières et de notre passé théiste à l’agonie.

Nous autres, humains, avons appris très tôt la leçon sociale, selon laquelle les gens importants aiment et ambitionnent le respect et les honneurs. C’est ainsi qu’on a inventé des titres, pour fournir des moyens de respect aux gens jugés dignes d’autorité. « Votre Honneur », avons-nous appris à dire à celui qui était investi du pouvoir de juger. « Votre Majesté », « Votre Excellence », « Le Führer », et « Votre Seigneurie » sont des titres que nous avons appliqués à nos rois, nos empereurs, et nos dictateurs. « Votre Grâce », « Votre Sainteté », « Bienheureux », « Saint Père », et bien d’autres titres honorifiques ont été accordés à ceux qui étaient censés parler au nom de Dieu, ou le représenter. « Sir », « Lady », « Esquire », tels sont les titres donnés aujourd’hui, dans la société anglo-saxonne, à ceux dont le statut social est reconnu.

Nous sommes donc confrontés au fait que les hommes et les femmes de notre temps ne trouvent aucun secours dans leur quête actuelle de sens de la prière, dans les réponses que Jésus, croit-on, a données.

Il fut facile d’introduire, dans les anciens modèles de prière, cette habitude humaine et de la majorer. Si des personnes importantes étaient sensibles à ces titres honorifiques qu’elles aimaient, le Dieu Saint qui gouvernait l’univers, serait d’autant plus enclin à agir envers nous avec bonté et pitié, si nous lui appliquions de semblables marques d’honneur. C’est ainsi que l’on a rempli nos prières théistes de titres flatteurs pour celui dont le nom devait être sanctifié. On a appelé ce Dieu « divin », « tout puissant », « éternel », « immortel », « très miséricordieux », « aimant », « juste » et on lui a donné une foule de termes flatteurs.

haut

Abandonner l’idée du Dieu théiste

On voulait aussi s’assurer que ce Dieu théiste savait combien nous respections cette puissance divine. On a donc ajouté à nos prières, des expressions destinées à informer Dieu de ce que nous pensions, croyions, souhaitions ou espérions qu’il était. « Tu es bienveillant et rempli de compassion », disait-on. Dieu était « lent à la colère et source de grande bonté », ou « plus disposé à écouter que nous à prier ». Il n’est que de feuilleter les livres de prières de presque toutes les traditions religieuses occidentales, pour trouver de tels concepts indéfiniment répétés. Cela nous semble maintenant un genre bizarre de prières, particulièrement quand ces phrases s’élèvent de nos temps d’adoration, et sont formulées hardiment sous forme d’une suite d’énoncés théologiques. Elles ne sont tout simplement pas adaptées au monde de nos attentes.

Nous sommes donc confrontés au fait que les hommes et les femmes de notre temps ne trouvent aucun secours dans leur quête actuelle de sens de la prière, dans les réponses que Jésus, croit-on, a données. Les balises, mêmes celles de notre passé chrétien, ne sont d’aucune aide en exil. La définition de Dieu, implicite dans la prière du Seigneur, ne peut plus servir aujourd’hui.

Le monde postmoderne a dépassé largement les affirmations surnaturelles du théisme. Notre compréhension de la réalité a changé et nous avons une expérience différente de la vie, comme de l’univers. Nous nous posons des questions radicalement différentes. Quand nous nous écrions : « Seigneur, apprends-nous à prier », nous le faisons dans un monde qui n’a aucune raison de croire que les prières des humains ont jamais écarté un danger, guéri un malade, conjuré une catastrophe naturelle ou gagné une guerre. Si nous continuons à pratiquer semblable activité, il faut apprendre à le faire dans un univers où l’idée théiste de Dieu est devenue, au mieux, naïve, au pire, incroyable. Comment continuer à prier si, au plus profond de nous, nous savons que le ciel est vide, et qu’il n’existe aucun divin protecteur à qui adresser nos paroles? Voilà les questions qui surgissent en exil.

haut

La réponse d’un Dieu théiste à la prière

Je commence à essayer de reconstruire la prière des habitants de l’exil, en enfonçant un dernier clou dans le cercueil du théisme. Je le fais, convaincu que seule, la mort irrévocable du théisme nous permettra d’adopter un nouveau modèle. Selon moi, aujourd’hui, il a fait faillite, non seulement intellectuellement et théologiquement, mais encore moralement. Il ne mérite donc pas que je lutte sans cesse pour être une personne qui prie, dans quelque sens traditionnel que ce soit. Je ne l’ai perçu clairement, cependant, que lorsque j’ai traversé une période de ma vie profondément émouvante, et que j’ai fait l’expérience de la prière à un Dieu théiste, dans ce contexte.

Comment continuer à prier si, au plus profond de nous, nous savons que le ciel est vide, et qu’il n’existe aucun divin protecteur à qui adresser nos paroles ?

En 1981, ma femme, Joan, apprit qu’elle était atteinte d’un cancer qui allait, très probablement, être fatal. Comme nous étions une famille très connue du New-Jersey cette nouvelle se répandit presque aussitôt. Les ressources religieuses de notre région et de nos amis furent rapidement mobilisées. Des groupes de prières, dans tout le diocèse, et même dans un cadre œcuménique, ajoutèrent le nom de ma femme à leur liste d’intentions particulières. Dans presque toutes les églises, on prononçait régulièrement son nom, au cours des prières, pendant les offices religieux. Ces actes nous montraient, à tous deux, leur inquiétude, leur souci et leur amour, et nous avons apprécié profondément leurs sentiments pour nous. La maladie connut une véritable rémission, et Joan vécut encore six ans et demi après ce diagnostic. C’était bien au-delà de ce que les médecins nous avaient laissé entendre. Lorsque la constatation d’une rémission prolongée commença à poindre, les gens les plus concernés et dont les prières avaient été les plus intenses, s’attribuèrent le mérite de sa longévité. « Nos prières sont exaucées », s’exclamaient-ils. « Dieu se sert de nos prières pour tenir en échec cette sale maladie. » Peut-être, pensait-on encore, comme autrefois, mais sans le dire, que la maladie était l’œuvre du diable et que son ouvrage était contrecarré par la puissance de Dieu, qui s’écoulait dans les prières des fidèles.

haut

Un Dieu inacceptable

Malgré ma gratitude pour cet amour immense que m’avaient témoigné ces personnes, ainsi qu’à ma femme, je ne pouvais m’empêcher de ressentir un trouble, face à leurs explications. Je m’interrogeais secrètement et je me disais : imaginons qu’un éboueur de Newark, sans doute la ville avec le plus bas revenu par personne des États-Unis, apprenne que sa femme est atteinte de la même maladie. Comme il n’appartient pas à la sphère des gens importants avec tout un réseau de relations, n’est pas bien en vue sur la scène sociale, ni suivi par la presse, personne, officiellement, ne sera au courant de la maladie de sa femme. Supposons que ce ne soit pas un homme tourné vers la religion et que sa femme ne soit pas l’objet de prières en groupe et de demandes particulières. Est-ce que cela influerait sur le déroulement de sa maladie ? Vivrait-elle moins longtemps après le diagnostic, souffrirait-elle vraiment plus ou devrait-elle affronter une mort plus difficile ? S’il en est ainsi, ne serait-ce pas attribuer à Dieu, non seulement une nature capricieuse, mais aussi un système de valeurs modelé sur notre importance humaine et les critères mondains de l’élitisme social ? Quel intérêt trouverais-je à adorer un Dieu qui considérerait ma femme différemment, parce que nous avons eu, au cours de notre vie, des facilités que l’employé à la voirie n’a pas eues ? Vais-je attribuer à la divinité un modèle de conduite fondé sur le statut ? La réponse à toutes ces questions, c’est non ! non ! mille fois non ! Si prier une divinité théiste aboutit à cela, alors révoquer un concept aussi tordu de la religion constituée, ne serait pas une perte mais un gain positif.

Je m’étais enfin libéré de cette recherche de sens de la prière dans cette structure traditionnelle de référence. Je ne lutterais plus pour faire mien ce modèle. Ce fut un moment douloureux, mais aussi d’immense soulagement. C’est encore ma conviction aujourd’hui. Si la prière doit continuer à faire partie de ma vie, il me faut prendre un autre point de départ et définir, avant tout, une nouvelle façon d’envisager Dieu.

haut

Rencontrer en soi une présence

Dans mon effort pour reconstruire et recréer l’expérience de la prière, j’ai commencé par affirmer qu’il y a, au fond de moi, et je suppose, au fond de chacun, quelque chose qui a besoin de communier à la source de la vie. Peut-être est-ce ce que l’hymnographe appelait l’amour « qui ne m’abandonnera pas ». Peut-être est-ce une illusion, mais illusion ou réalité, nous connaissons sa présence. C’est comme un centre mystique de vie qu’on ne peut décrire ni démentir. C’est quelque chose qui est au-delà de moi, mais qui cherche toujours à me rencontrer dans les profondeurs de mon être. C’est une présence qui m’invite à la plénitude. C’est quelque chose de puissant qui se heurte à ma conscience et semble m’inviter au-delà des frontières de ma sécurité, et même au-delà des frontières de mon humanité. C’est quelque chose qui m’incite à la solidarité et à l’amour des autres. Je dis Tu à cette présence, non parce que c’est un être personnel mais parce qu’elle semble toujours m’appeler à une plus profonde individualité. Si j’essaie de parler sensément de cette présence, les mots me font défaut, alors je reviens, une fois de plus, au portrait de Jésus dans l’Évangile ; je n’y cherche, cependant, pas ses instructions verbales sur la prière. Je cherche plutôt cet aspect de sa vie qui lui a donné ce sentiment de vivre avec le sacré. Je cherche à comprendre comment cette présence s’est exprimée en lui.

Prier, c’est vouloir se rattacher aux profondeurs de la vie et de l’amour et, de ce fait, aider l’autre à attein-dre la plénitude de l’être. Prier, c’est offrir sa vie et son amour, en partageant son amitié et son accueil.

Je découvre dans ces textes que Jésus fut aussi une espèce d’exilé du premier siècle. Apparemment, lui aussi dépassa les formules liturgiques de son temps, ou, du moins, en sortit. Je l’entends annoncer au monde que dans sa vie, le Royaume de Dieu vient ou est déjà là (Mc 1,15 – Mt 4,17 – Lc 4,43). Plus loin, je l’entends suggérer que ce Royaume est peut-être en ceux d’entre nous qui incarnent les principes de ce Royaume (Lc 17,21). Je le vois enseigner que les signes du Royaume ne sont pas la victoire et la justice, mais plutôt la disparition de ces symptômes de notre humanité brisée. Dans le Royaume de Dieu, a-t-il dit, les sourds entendront, les aveugles verront et les estropiés marcheront (Lc 7,18-23 – Es 35,5-7).

haut

Prier c’est vivre et rencontrer

C’est un portrait de la présence de Dieu dans la vie humaine qui se manifeste en plénitude. « Voilà ce qu’est Dieu et la prière est cette expérience de rencontre avec Dieu », me semble-t-il. Prier, c’est vouloir se rattacher aux profondeurs de la vie et de l’amour et, de ce fait, aider l’autre à atteindre la plénitude de l’être. Prier, c’est offrir sa vie et son amour, en partageant son amitié et son accueil. La prière, c’est mon être rencontrant l’être d’un autre et lui donnant le courage d’oser, de risquer, et d’être d’une façon totalement nouvelle, peut-être, dans une dimension nouvelle de vie. La prière, c’est aussi mon opposition active à ces préjugés et stéréotypes qui diminuent l’individualité et l’être des autres. C’est choisir l’action politique propre à bâtir une société où les chances deviendront égales et où nul ne sera obligé d’accepter le statu quo comme destin. C’est reconnaître activement qu’il y a une essence sacrée dans toute personne et qu’elle est inviolable. C’est faire face aux exigences de la vie, ce qui implique que, tous, nous prenions conscience qu’elle est soumise à un éventail de circonstances sur lesquelles nous ne pouvons rien. Prier, c’est ne pas trembler devant elles, mais se préparer à les affronter avec courage. Prier, c’est pouvoir regarder en face la fragilité de la vie et la transformer, même lorsque nous en sommes victimes ou qu’elle nous détruit. Prier, c’est se dépouiller de l’illusion que nous sommes le centre de l’univers et que notre vie compte tant pour une divinité extérieure, qu’elle interviendra pour nous protéger. La prière est un appel à sortir d’une dépendance infantile pour entrer dans la maturité spirituelle. J’en suis arrivé à confondre prier et vivre de manière riche, profonde et complète. Peut-être, pour conclure, est-ce ce que voulait dire l’apôtre Paul, quand il s’écriait : « Priez sans cesse » (1 Th 5,17) ou « constamment ». Il faut vivre comme si tout ce que nous disons ou faisons était une prière, invitant les autres à la vie, à l’amour et à l’être.

haut

L’efficacité de cette prière

Je ne peux qu’imaginer, je ne pourrais jamais m’en porter garant, que lorsque l’on vit ainsi, une quantité énorme d’énergie spirituelle se déverse dans l’État et la société tout entière. J’imagine que cette énergie contribue à la plénitude et même à la guérison. Mais je ne fais confiance à aucune tentative d’explication de la façon dont cela fonctionne et ne pense pas qu’il faille se flatter de son efficacité. Tout ce que je sais, c’est que lorsque j’exprime mon amour, mon souci et mon intérêt, en pensées, paroles et actions, cette expression peut changer quelque chose. J’ai vécu le pouvoir de l’amitié pour guérir des vies en miettes. J’ai même vu la peur de la mort, sinon la mort elle-même, disparaître quand le mourant peut recevoir l’amour de l’autre, dans cette terrible épreuve humaine. J’ai prié près de lits d’hôpital sans jamais m’adresser à Dieu, parce qu’il était partie intégrante de l’entretien ouvert, franc et vrai que j’avais avec ces mourants. La prière, c’est être présent, partager l’amour, ouvrir la vie à la transcendance. Ce n’est pas nécessairement des paroles adressées aux cieux. Peut-être est-ce le fin mot de ce que nos pères croyaient être des prières spécifiques exaucées. Nous sommes peut-être davantage reliés psychiquement que nous l’avons jamais imaginé. Des pensées positives et la libération de l’énergie dans le souci de l’autre circulent peut-être dans des réseaux incompréhensibles, et influent sur la vie d’autrui. Ces transformations semblent miraculeuses, seulement pour notre savoir limité. Tout ce que je sais, c’est qu’il est naturel de tendre la main, d’aimer, de se soucier des autres et nous ne pouvons faire autrement que donner à ces aspects de notre vie, une expression verbale.

Être si aliéné d’un autre qu’on le chasse de son esprit volontairement, ou être si insensible qu’on ne s’en occupe plus, s’il est hors de l’orbite de notre vie, n’est donc rien moins que le contraire de la prière. C’est une attitude semblable qui nous rend incapables d’embrasser une plus grande perspective de vie. Dans chaque expérience de rejet ou d’insensibilité, notre vie se referme et notre être rétrécit, nous sommes brisés plutôt qu’entiers. Chacun d’entre nous a marché sur cette terre d’ombres.

haut

La prière n’est pas un retrait du monde

Quand le théisme n’était pas remis en cause et que Dieu était perçu comme un être extérieur à la vie, la prière devenait, tout naturellement, une activité de retrait du monde, pour mieux se concentrer sur ce Dieu céleste. Nous chantions ce retrait dans des cantiques du genre « Prenez du temps pour être saints ». L’Église a parfois favorisé ces moments de repli, les appelant « des temps de silence », « pèlerinages » et « retraites ». Chaque mot révélait une affirmation cachée. Temps de silence affirmait qu’on ne pouvait trouver Dieu dans l’affairement de la vie, mais plutôt, d’abord, dans cette expérience de calme, de sorte que nous nous réfugions dans le silence.

Ce ne fut qu’au moment où j’ai rejeté le théisme que j’ai trouvé de la valeur à la recherche de Dieu, dans la solitude. Or, ce fut une valeur pratiquement contraire à la sagesse traditionnelle de l’Église.

Pèlerinages prétendait qu’il fallait quitter les routines de la vie, pour se rendre en un lieu saint, comme l’île de Iona où l’on croyait Dieu présent de façon unique. Retraites sous-entendait qu’il fallait se retirer de la vie, pour rencon-trer le sacré. Il y a des gens pieux qui continuent à promouvoir ces activités théistes, comme si elles pouvaient être encore efficaces. Mais une révolution dans notre prise de conscience de la prière, s’est produite, à l’égal de la révolution dans la théologie, symbolisée par la mort du théisme. Finalement, ces pratiques ne représentent plus que les braises mourantes d’un point de vue théiste.

Ces activités ne m’ont jamais tenté, même quand je ne savais pas pourquoi. Les temps de silence m’ennuyaient jusqu’à l’assoupissement. Les pèlerinages promettaient une hauteur spirituelle, presque toujours décevante. Le terme même de retraite me repoussait. J’ai toujours voulu que l’Église aille de l’avant. À mon avis, une retraite n’était pas un chemin de victoire.

haut

Temps de prière : temps de mise au point

Ce ne fut qu’au moment où j’ai rejeté le théisme que j’ai trouvé de la valeur à la recherche de Dieu, dans la solitude. Or, ce fut une valeur pratiquement contraire à la sagesse traditionnelle de l’Église.

Cela fait des années maintenant que je passe les deux premières heures de la matinée, dans mon bureau. Je les ai appelées mon temps de prière. Je suis alors, de façon très consciente, dans la présence de Dieu. J’étudie les écritures avec la fièvre d’un chercheur. Je lis tout le temps et j’écris quand je me sens incité à le faire. Je pense à ma journée, aux événements qui vont se présenter, aux gens que je vais rencontrer, aux questions que je vais traiter. Ce temps a toujours été et est toujours particulièrement précieux pour moi. Il se transforma quand j’ai cessé de prétendre que c’était un temps de prière. Je ne le vois plus du tout ainsi. Ma vie et mon vocabulaire ont pris un virage à 180 degrés. Ce temps, je l’appelle maintenant temps de mise au point ou de préparation. Il est toujours de la plus haute importance, mais je n’y cherche pas une communion avec Dieu. Mon temps sacré, mon engagement d’être une personne priante, viennent plus tard dans la journée. Ils viennent dans le fait de vivre et dans mes relations avec la vie des autres. Prier, c’est ce processus d’ouverture de soi à tout ce qui peut être la vie et, ensuite, faire en sorte que cette plénitude se réalise. Prier, c’est entrer dans la douleur ou la joie de l’autre ; c’est ce que je fais quand je vis en prodigalité, avec passion et émerveillement et que j’invite les autres à faire de même avec moi, ou même à cause de moi.

haut

Prier c’est aussi agir

Prier, c’est aussi lutter pour plus de justice. C’est combattre pour ôter les stéréotypes meurtriers, repousser avec force les préjugés stupides, et protéger le caractère sacré de la création divine. Prier, c’est agir ensemble, dans le domaine politique, pour égaliser les chances, de sorte que les privilégiés et les défavorisés puissent avoir la même chance d’accéder à la splendeur de l’accomplissement total. Être conscient de ces réalités, c’est la condition première de la prière.

Prier, c’est ce processus d’ouverture de soi à tout ce qui peut être la vie et, ensuite, faire en sorte que cette plénitude se réalise. Prier, c’est entrer dans la douleur ou la joie de l’autre.

Je ne fais donc plus ma prière secrètement, en allant à l’assaut des portes des cieux, où Dieu, soi-disant, habite, et d’où il dirige les affaires privées du monde où je suis. Je ne commence pas par ces mots « Notre Père* qui es au cieux ». Je ne pense pas qu’il y ait un être, une divinité surnaturelle, au dessus du monde, et lui tenant tête, qui cherche à imprimer la volonté divine sur la vie de ce monde, par quelque moyen d’intervention. La divinité que j’adore est plutôt une partie de ce que je suis, individuellement et collectivement. La prière ne peut donc jamais être séparée de l’action.

haut

S’ouvrir au sacré et aux profondeurs de la vie

C’est lorsque je voyage dans ces dimensions et ces activités de la vie, que je prie. Ainsi la prière ne doit jamais être une excuse qui me délivrerait de l’obligation d’être responsable de mon monde, d’être adulte, ou d’être messager de Dieu pour les autres. Prier, c’est reconnaître que le sacré se rencontre au centre de la vie, et que cela implique la décision délibérée de chercher à vivre dans le sacré, en prenant exemple sur lui et en le donnant.

Aucune magie dans tout cela ! Il n’y a pas lieu, pour des institutions religieuses ou des gens qui se prétendent médiateurs divins, d’accroître leur pouvoir en disant que ce marché peut être accaparé. Il n’y a pas de sécurité, il n’y a pas à donner la main à celui qui a fait les montagnes. Il n’y a aucun bras éternel, prêt à nous recevoir si nous tombons. Il n’y a que l’appel à s’ouvrir aux profondeurs de la vie et à vivre de manière à révéler ces profondeurs.

Cela suffit-il à justifier mon identité d’homme de prière ? Je ne peux que répondre que c’est cela pour moi. J’invite les autres à l’essayer, en le vivant, en le risquant car c’est la seule façon que je sache d’apprendre à prier. Je suis convaincu que c’est là qu’on trouve le sacré. Dieu est la présence qui me fait devenir vivant. Maintenant, ma prière est intègre et c’est une partie essentielle de ce que je suis. feuille

par John S. Spong

haut

* Le Notre Père peut se transformer si l’on comprend les paroles symboliquement, plutôt que de manière littérale. C’est ce que j’ai tenté de faire, il y a longtemps, quand j’ai écrit Prier honnêtement (New York : Seabury Press, 1973)

Ce chapitre est extrait de Why Christianity must change or die de John Shelby Spong et est traduit ici avec la permission de Harper Collins, San Francisco. © J.S. Spong/Harper Collins. Évangile et liberté avait publié dans le numéro d’Octobre 2004 un autre chapitre du même ouvrage. Toute reproduction par quelque moyen que ce soit est strictement interdite et pourra faire l’objet de poursuites. © Traduction française de Maryvone Orliac.

 

haut

Merci de soutenir Évangile & liberté
en vous abonnant :)

 


Accueil

Pour s'abonner

Rédaction

Soumettre un article

Évangile & liberté

Courrier des lecteurs

Ouverture et actualité

Vos questions

Événements

Liens sur le www

Liste des numéros

Index des auteurs


Article Précédent

Article Suivant

Sommaire de ce N°


Vous pouvez nous écrire vos remarques, vos encouragements, vos questions