Cahier : Prier ?
Prier
quand Dieu nest plus aux Cieux
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Avec quoi me présenterai-je, devant le Seigneur et minclinerai-je devant le Dieu de là-haut ? Me présenterai-je avec des holocaustes, avec des veaux dun an ? Prendra-t-il plaisir à des milliers de béliers, à des libations dhuile par torrents ? Faudra-t-il que joffre mon aîné pour prix de mon forfait, le fruit de mes entrailles pour mon propre péché ? » (Mi 6,6-7). Ces mots du prophète Michée furent écrits au VIIIe siècle avant J.C.
« Nous navons pas fermé lil de la nuit, mon mari et moi. Nous ne cessions de pleurer. Nous avons, chacun de notre côté, supplié lunivers de faire en sorte que léchographie complémentaire soit normale. Nous avons offert notre propre corps en échange, les yeux, les bras, les pieds. Lunivers était sourd. Le lendemain, le médecin du centre hospitalier universitaire tout proche, confirma le diagnostic premier : pied bot, si ténue que soit la preuve » (New York Times, mardi 26 novembre 1996). Ces paroles sont extraites dun scénario contemporain, intitulé « Ultrason et désespoir : lépreuve dune Mère », de Nathalie Angier.
Ces deux épisodes séparés denviron 2 800 ans sont révélateurs de lévolution de la prière, alors que les humains sont passés dun monde prémoderne démerveillement, de miracle et de magie à une période postmoderne de pragmatisme, de savoir et dexplication scientifique. Pour Michée, Dieu était un être extérieur, auquel on pouvait offrir des sacrifices et des prières en espérant que cette divinité change le cours de lhistoire. Dans larticle du Times, Dieu était alors identifié à lunivers impersonnel, qui se révélait sourd aux explications comme aux offrandes dun fragile solliciteur. Cependant, malgré cet écroulement dune conception traditionnelle de la foi, ces mêmes solliciteurs ne pouvaient sempêcher de faire connaître leurs désirs les plus profonds et de proposer un marché particulier à cette divinité quils avaient connue autrefois. Comme leurs aïeux, ils cherchaient un moyen de maîtriser leur destin, même sils savaient que cette tactique, empruntée à un autre âge, ne marcherait pas. Il nest facile pour personne de regarder sa fragile réalité et dêtre aux prises avec un monde sur lequel on na aucun pouvoir. Dans les prières prononcées par les hommes, au cours des siècles, nous voyons les espoirs et les craintes humains ; mais aussi, très nettement, la perte de confiance dans lentreprise religieuse. Je soupçonne lHomo Sapiens que nous sommes dêtre un peuple de priants, tout aussi profondément que nous sommes un peuple religieux. Mais pouvons-nous encore prier, sil ny a aucune divinité extérieure pour répondre personnellement à notre prière ? Pouvons-nous prier en ce temps dexil ? Nous adonnerons-nous encore à cette activité après lexil ?
Si lon se fie à mon expérience, cest dans la prière que nous rencontrerons la plus grande difficulté et la plus grande émotion, en passant de la croyance théiste, à notre avenir non théiste, inconnu et pourtant croyant.
La prière impossible
Jai toujours désiré être un homme de prière. Je voulais ressentir ce contact direct avec le divin. Cependant, pendant une période plus longue que je ne voulais le reconnaître, même à mes yeux, les prières adressées à un être suprême extérieur, navaient que peu ou pas de signification pour moi. Ma première conclusion fut que cela venait de labsence dun aspect essentiel dans mon propre développement spirituel, et que tout ce que javais à faire, était de travailler de plus en plus dur pour pallier cette insuffisance. Donc, comme le Jacob de lantiquité, jai combattu avec lange, cest-à-dire la prière, pendant toute une vie et je ne suis pas disposé à le laisser partir avant quil mait exaucé (Gn 32,22-32).
Pendant une période plus longue que je ne voulais le reconnaître, même à mes yeux, les prières adressées à un être suprême extérieur nĠavaient que peu ou pas de signification pour moi.
Au cours de ma vie, jai lu tous les manuels de prières ou livres sur la prière qui me tombaient sous la main. Ma bibliothèque personnelle comporte une étagère consacrée à des livres dautrefois sur la prière, mais écartés maintenant. Jai créé dans mon bureau un coin de prière. Je lai équipé dun pupitre pour me rappeler que cest un lieu de prière et pour que je puisse magenouiller, au sens propre, devant Dieu, au-dessus de moi. Jai trouvé dans plusieurs cycles de prières de quoi maider à organiser mes intercessions et mes intentions particulières. Durant ces temps de prière, je pensais toujours au clergé du diocèse de Newark, à leurs familles et leurs paroissiens. Il mest arrivé une fois même de dessiner une croix sur le verre de ma montre, pour quà chaque fois que je regarderais lheure, je pense à adresser une prière vers les Cieux, pour me tenir toujours relié à ce Dieu qui, je lespérais, serait une boussole qui guiderait ma vie. Ma grande ambition : être une personne vivant dans une conscience significative du divin et connaître ainsi la paix que donne lunion à ce Dieu céleste. Je croyais vraiment que la discipline et la persévérance me permettraient datteindre ce but. Mon Église encourageait cette ambition par son discours facile sur la place centrale de la prière, dans la vie du peuple de Dieu.
Mes efforts pour réaliser cette ambition furent connus. Quand jétais étudiant en théologie, au début des années cinquante, chaque étudiant de quatrième année se voyait offrir loccasion de prêcher, une seule fois, devant la faculté et les condisciples réunis. Quand vint mon tour, je choisis, comme thème, la prière dintercession et jexprimai mes préoccupations et mes convictions, assez immatures, je suppose, devant cet auditoire, qui ne partageait pas toujours mes idées. Ce sermon représentait mes premiers efforts solennels mis par écrit, dans la lutte de toute une vie pour trouver un sens à cette tentative quon appelle prière.
Moi, par exemple, jai dû en arriver à la conclusion que je ne pourrais jamais plus prier de la manière dont mes ancêtres dans la foi croyaient pouvoir le faire. « Pourtant, il doit y avoir une autre façon », ne cessais-je de me répéter.
Plus tard, jeune prêtre, jai organisé régulièrement des entretiens de Carême, sur la prière, avec mes différents paroissiens, mobligeant, ainsi, à les diriger. Quand jécrivis mon premier ouvrage, au début des années 70, il refléta cette lutte intérieure incessante ; il était intitulé Prier honnêtement. Le titre retenu était encore plus révélateur ; je lappelai : Dire « Notre Père » dans un monde sans religion. Jai repris ce thème dans un autre livre intitulé Dans le Tourbillon, écrit au début des années 80 ; je cherchais toujours. Or, malgré cet effort, parfois frénétique, tout au moins incessant, je narrivais pas à trouver un sens à la prière telle quon lentend traditionnellement. La vraie raison, je le vois maintenant, ne venait pas de mon inaptitude spirituelle, mais plutôt de ce que le Dieu quon mavait appris à prier, disparaissait en fait de ma vue. Je suppose que je naurais pas pu ladmettre, même si jen avais été conscient. Cétait avant de me sentir prêt à entrer en exil. Peut-être sont-ils nombreux ceux qui reconnaîtront cette lutte en eux-mêmes et qui prendront conscience davoir partagé le même voyage.
Seigneur, apprends-nous à prier
Avant de pouvoir soulever de nouvelles questions théologiques, il faut être suffisamment convaincu de la banqueroute des vieilles solutions théologiques. Moi, par exemple, jai dû en arriver à la conclusion que je ne pourrais jamais plus prier de la manière dont mes ancêtres dans la foi, croyaient pouvoir le faire. « Pourtant, il doit y avoir une autre façon », ne cessais-je de me répéter.
« Seigneur, apprends-nous à prier » : ce nest pas une requête nouvelle. Elle semble se poser à chaque génération. On est tenté de penser quil existe une méthode qui marchera toujours et que, tout ce quil reste à faire, cest de la trouver. Il ny en a pas, et les paroles de Jésus même le prouvent.
Il y a 2 000 ans, quand les disciples de Jésus lui demandèrent ; « Seigneur, apprends-nous à prier » (Lc 11,1) il répondit par ces mots ; « Quand tu pries, dis : Notre Père, qui es aux Cieux, que ton nom soit sanctifié » (Mt 6,9 Lc 11,2). Cest alors que devient manifeste la distance par rapport au Dieu du passé ; nous faisons cette étonnante constatation : nous ne pouvons plus de nos jours, partir des mêmes points que Jésus jugeait possible pour ses disciples.
La réponse de Jésus, par exemple, affirme ce que ce peuple en exil ne peut dire. Dabord, il prétendait que Dieu était une personne à laquelle on pouvait dire « Père » ; ensuite que cette divinité masculine se complaisait à voir reconnaître le caractère sacré de son nom. Cétaient là toutes les caractéristiques dun système théiste de croyance qui nexiste plus. Il est mort, ce concept dune divinité personnelle dirigeant les affaires de lhistoire humaine, dune position dominante, au dessus de la terre, surveillant, intervenant, récompensant et punissant. Les hommes, aujourdhui, sillonnent en avion et en vaisseaux spatiaux, ces cieux démystifiés. Nous traçons le mouvement des étoiles et des planètes, avec certitude ; nous prévoyons avec une extrême précision les éclipses de lune et de soleil et jusquà lannée exacte et le lieu exact où la comète de Halley réapparaîtra dans notre atmosphère. Les hommes et les femmes daujourdhui nont aucun concept efficace dun Dieu comme être céleste et surnaturel.
Faudrait-il flatter Dieu ?
Au cas où cela ne suffirait pas à nous éloigner de la réponse de Jésus concernant la prière, il poursuivait en insinuant que ce Dieu théiste prenait plaisir à la flatterie de ses sujets. La première supplication de ce qua été la prière exemplaire était que Dieu désirait, par-dessus tout, que le nom divin soit sanctifié. Elle nous offre un autre aperçu du contenu traditionnel de nos prières et de notre passé théiste à lagonie.
Nous autres, humains, avons appris très tôt la leçon sociale, selon laquelle les gens importants aiment et ambitionnent le respect et les honneurs. Cest ainsi quon a inventé des titres, pour fournir des moyens de respect aux gens jugés dignes dautorité. « Votre Honneur », avons-nous appris à dire à celui qui était investi du pouvoir de juger. « Votre Majesté », « Votre Excellence », « Le Führer », et « Votre Seigneurie » sont des titres que nous avons appliqués à nos rois, nos empereurs, et nos dictateurs. « Votre Grâce », « Votre Sainteté », « Bienheureux », « Saint Père », et bien dautres titres honorifiques ont été accordés à ceux qui étaient censés parler au nom de Dieu, ou le représenter. « Sir », « Lady », « Esquire », tels sont les titres donnés aujourdhui, dans la société anglo-saxonne, à ceux dont le statut social est reconnu.
Nous sommes donc confrontés au fait que les hommes et les femmes de notre temps ne trouvent aucun secours dans leur quête actuelle de sens de la prière, dans les réponses que Jésus, croit-on, a données.
Il fut facile dintroduire, dans les anciens modèles de prière, cette habitude humaine et de la majorer. Si des personnes importantes étaient sensibles à ces titres honorifiques quelles aimaient, le Dieu Saint qui gouvernait lunivers, serait dautant plus enclin à agir envers nous avec bonté et pitié, si nous lui appliquions de semblables marques dhonneur. Cest ainsi que lon a rempli nos prières théistes de titres flatteurs pour celui dont le nom devait être sanctifié. On a appelé ce Dieu « divin », « tout puissant », « éternel », « immortel », « très miséricordieux », « aimant », « juste » et on lui a donné une foule de termes flatteurs.
Abandonner lidée du Dieu théiste
On voulait aussi sassurer que ce Dieu théiste savait combien nous respections cette puissance divine. On a donc ajouté à nos prières, des expressions destinées à informer Dieu de ce que nous pensions, croyions, souhaitions ou espérions quil était. « Tu es bienveillant et rempli de compassion », disait-on. Dieu était « lent à la colère et source de grande bonté », ou « plus disposé à écouter que nous à prier ». Il nest que de feuilleter les livres de prières de presque toutes les traditions religieuses occidentales, pour trouver de tels concepts indéfiniment répétés. Cela nous semble maintenant un genre bizarre de prières, particulièrement quand ces phrases sélèvent de nos temps dadoration, et sont formulées hardiment sous forme dune suite dénoncés théologiques. Elles ne sont tout simplement pas adaptées au monde de nos attentes.
Nous sommes donc confrontés au fait que les hommes et les femmes de notre temps ne trouvent aucun secours dans leur quête actuelle de sens de la prière, dans les réponses que Jésus, croit-on, a données. Les balises, mêmes celles de notre passé chrétien, ne sont daucune aide en exil. La définition de Dieu, implicite dans la prière du Seigneur, ne peut plus servir aujourdhui.
Le monde postmoderne a dépassé largement les affirmations surnaturelles du théisme. Notre compréhension de la réalité a changé et nous avons une expérience différente de la vie, comme de lunivers. Nous nous posons des questions radicalement différentes. Quand nous nous écrions : « Seigneur, apprends-nous à prier », nous le faisons dans un monde qui na aucune raison de croire que les prières des humains ont jamais écarté un danger, guéri un malade, conjuré une catastrophe naturelle ou gagné une guerre. Si nous continuons à pratiquer semblable activité, il faut apprendre à le faire dans un univers où lidée théiste de Dieu est devenue, au mieux, naïve, au pire, incroyable. Comment continuer à prier si, au plus profond de nous, nous savons que le ciel est vide, et quil nexiste aucun divin protecteur à qui adresser nos paroles? Voilà les questions qui surgissent en exil.
La réponse dun Dieu théiste à la prière
Je commence à essayer de reconstruire la prière des habitants de lexil, en enfonçant un dernier clou dans le cercueil du théisme. Je le fais, convaincu que seule, la mort irrévocable du théisme nous permettra dadopter un nouveau modèle. Selon moi, aujourdhui, il a fait faillite, non seulement intellectuellement et théologiquement, mais encore moralement. Il ne mérite donc pas que je lutte sans cesse pour être une personne qui prie, dans quelque sens traditionnel que ce soit. Je ne lai perçu clairement, cependant, que lorsque jai traversé une période de ma vie profondément émouvante, et que jai fait lexpérience de la prière à un Dieu théiste, dans ce contexte.
Comment continuer à prier si, au plus profond de nous, nous savons que le ciel est vide, et quil nexiste aucun divin protecteur à qui adresser nos paroles ?
En 1981, ma femme, Joan, apprit quelle était atteinte dun cancer qui allait, très probablement, être fatal. Comme nous étions une famille très connue du New-Jersey cette nouvelle se répandit presque aussitôt. Les ressources religieuses de notre région et de nos amis furent rapidement mobilisées. Des groupes de prières, dans tout le diocèse, et même dans un cadre cuménique, ajoutèrent le nom de ma femme à leur liste dintentions particulières. Dans presque toutes les églises, on prononçait régulièrement son nom, au cours des prières, pendant les offices religieux. Ces actes nous montraient, à tous deux, leur inquiétude, leur souci et leur amour, et nous avons apprécié profondément leurs sentiments pour nous. La maladie connut une véritable rémission, et Joan vécut encore six ans et demi après ce diagnostic. Cétait bien au-delà de ce que les médecins nous avaient laissé entendre. Lorsque la constatation dune rémission prolongée commença à poindre, les gens les plus concernés et dont les prières avaient été les plus intenses, sattribuèrent le mérite de sa longévité. « Nos prières sont exaucées », sexclamaient-ils. « Dieu se sert de nos prières pour tenir en échec cette sale maladie. » Peut-être, pensait-on encore, comme autrefois, mais sans le dire, que la maladie était luvre du diable et que son ouvrage était contrecarré par la puissance de Dieu, qui sécoulait dans les prières des fidèles.
Un Dieu inacceptable
Malgré ma gratitude pour cet amour immense que mavaient témoigné ces personnes, ainsi quà ma femme, je ne pouvais mempêcher de ressentir un trouble, face à leurs explications. Je minterrogeais secrètement et je me disais : imaginons quun éboueur de Newark, sans doute la ville avec le plus bas revenu par personne des États-Unis, apprenne que sa femme est atteinte de la même maladie. Comme il nappartient pas à la sphère des gens importants avec tout un réseau de relations, nest pas bien en vue sur la scène sociale, ni suivi par la presse, personne, officiellement, ne sera au courant de la maladie de sa femme. Supposons que ce ne soit pas un homme tourné vers la religion et que sa femme ne soit pas lobjet de prières en groupe et de demandes particulières. Est-ce que cela influerait sur le déroulement de sa maladie ? Vivrait-elle moins longtemps après le diagnostic, souffrirait-elle vraiment plus ou devrait-elle affronter une mort plus difficile ? Sil en est ainsi, ne serait-ce pas attribuer à Dieu, non seulement une nature capricieuse, mais aussi un système de valeurs modelé sur notre importance humaine et les critères mondains de lélitisme social ? Quel intérêt trouverais-je à adorer un Dieu qui considérerait ma femme différemment, parce que nous avons eu, au cours de notre vie, des facilités que lemployé à la voirie na pas eues ? Vais-je attribuer à la divinité un modèle de conduite fondé sur le statut ? La réponse à toutes ces questions, cest non ! non ! mille fois non ! Si prier une divinité théiste aboutit à cela, alors révoquer un concept aussi tordu de la religion constituée, ne serait pas une perte mais un gain positif.
Je métais enfin libéré de cette recherche de sens de la prière dans cette structure traditionnelle de référence. Je ne lutterais plus pour faire mien ce modèle. Ce fut un moment douloureux, mais aussi dimmense soulagement. Cest encore ma conviction aujourdhui. Si la prière doit continuer à faire partie de ma vie, il me faut prendre un autre point de départ et définir, avant tout, une nouvelle façon denvisager Dieu.
Rencontrer en soi une présence
Dans mon effort pour reconstruire et recréer lexpérience de la prière, jai commencé par affirmer quil y a, au fond de moi, et je suppose, au fond de chacun, quelque chose qui a besoin de communier à la source de la vie. Peut-être est-ce ce que lhymnographe appelait lamour « qui ne mabandonnera pas ». Peut-être est-ce une illusion, mais illusion ou réalité, nous connaissons sa présence. Cest comme un centre mystique de vie quon ne peut décrire ni démentir. Cest quelque chose qui est au-delà de moi, mais qui cherche toujours à me rencontrer dans les profondeurs de mon être. Cest une présence qui minvite à la plénitude. Cest quelque chose de puissant qui se heurte à ma conscience et semble minviter au-delà des frontières de ma sécurité, et même au-delà des frontières de mon humanité. Cest quelque chose qui mincite à la solidarité et à lamour des autres. Je dis Tu à cette présence, non parce que cest un être personnel mais parce quelle semble toujours mappeler à une plus profonde individualité. Si jessaie de parler sensément de cette présence, les mots me font défaut, alors je reviens, une fois de plus, au portrait de Jésus dans lÉvangile ; je ny cherche, cependant, pas ses instructions verbales sur la prière. Je cherche plutôt cet aspect de sa vie qui lui a donné ce sentiment de vivre avec le sacré. Je cherche à comprendre comment cette présence sest exprimée en lui.
Prier, cest vouloir se rattacher aux profondeurs de la vie et de lamour et, de ce fait, aider lautre à attein-dre la plénitude de lêtre. Prier, cest offrir sa vie et son amour, en partageant son amitié et son accueil.
Je découvre dans ces textes que Jésus fut aussi une espèce dexilé du premier siècle. Apparemment, lui aussi dépassa les formules liturgiques de son temps, ou, du moins, en sortit. Je lentends annoncer au monde que dans sa vie, le Royaume de Dieu vient ou est déjà là (Mc 1,15 Mt 4,17 Lc 4,43). Plus loin, je lentends suggérer que ce Royaume est peut-être en ceux dentre nous qui incarnent les principes de ce Royaume (Lc 17,21). Je le vois enseigner que les signes du Royaume ne sont pas la victoire et la justice, mais plutôt la disparition de ces symptômes de notre humanité brisée. Dans le Royaume de Dieu, a-t-il dit, les sourds entendront, les aveugles verront et les estropiés marcheront (Lc 7,18-23 Es 35,5-7).
Prier cest vivre et rencontrer
Cest un portrait de la présence de Dieu dans la vie humaine qui se manifeste en plénitude. « Voilà ce quest Dieu et la prière est cette expérience de rencontre avec Dieu », me semble-t-il. Prier, cest vouloir se rattacher aux profondeurs de la vie et de lamour et, de ce fait, aider lautre à atteindre la plénitude de lêtre. Prier, cest offrir sa vie et son amour, en partageant son amitié et son accueil. La prière, cest mon être rencontrant lêtre dun autre et lui donnant le courage doser, de risquer, et dêtre dune façon totalement nouvelle, peut-être, dans une dimension nouvelle de vie. La prière, cest aussi mon opposition active à ces préjugés et stéréotypes qui diminuent lindividualité et lêtre des autres. Cest choisir laction politique propre à bâtir une société où les chances deviendront égales et où nul ne sera obligé daccepter le statu quo comme destin. Cest reconnaître activement quil y a une essence sacrée dans toute personne et quelle est inviolable. Cest faire face aux exigences de la vie, ce qui implique que, tous, nous prenions conscience quelle est soumise à un éventail de circonstances sur lesquelles nous ne pouvons rien. Prier, cest ne pas trembler devant elles, mais se préparer à les affronter avec courage. Prier, cest pouvoir regarder en face la fragilité de la vie et la transformer, même lorsque nous en sommes victimes ou quelle nous détruit. Prier, cest se dépouiller de lillusion que nous sommes le centre de lunivers et que notre vie compte tant pour une divinité extérieure, quelle interviendra pour nous protéger. La prière est un appel à sortir dune dépendance infantile pour entrer dans la maturité spirituelle. Jen suis arrivé à confondre prier et vivre de manière riche, profonde et complète. Peut-être, pour conclure, est-ce ce que voulait dire lapôtre Paul, quand il sécriait : « Priez sans cesse » (1 Th 5,17) ou « constamment ». Il faut vivre comme si tout ce que nous disons ou faisons était une prière, invitant les autres à la vie, à lamour et à lêtre.
Lefficacité de cette prière
Je ne peux quimaginer, je ne pourrais jamais men porter garant, que lorsque lon vit ainsi, une quantité énorme dénergie spirituelle se déverse dans lÉtat et la société tout entière. Jimagine que cette énergie contribue à la plénitude et même à la guérison. Mais je ne fais confiance à aucune tentative dexplication de la façon dont cela fonctionne et ne pense pas quil faille se flatter de son efficacité. Tout ce que je sais, cest que lorsque jexprime mon amour, mon souci et mon intérêt, en pensées, paroles et actions, cette expression peut changer quelque chose. Jai vécu le pouvoir de lamitié pour guérir des vies en miettes. Jai même vu la peur de la mort, sinon la mort elle-même, disparaître quand le mourant peut recevoir lamour de lautre, dans cette terrible épreuve humaine. Jai prié près de lits dhôpital sans jamais madresser à Dieu, parce quil était partie intégrante de lentretien ouvert, franc et vrai que javais avec ces mourants. La prière, cest être présent, partager lamour, ouvrir la vie à la transcendance. Ce nest pas nécessairement des paroles adressées aux cieux. Peut-être est-ce le fin mot de ce que nos pères croyaient être des prières spécifiques exaucées. Nous sommes peut-être davantage reliés psychiquement que nous lavons jamais imaginé. Des pensées positives et la libération de lénergie dans le souci de lautre circulent peut-être dans des réseaux incompréhensibles, et influent sur la vie dautrui. Ces transformations semblent miraculeuses, seulement pour notre savoir limité. Tout ce que je sais, cest quil est naturel de tendre la main, daimer, de se soucier des autres et nous ne pouvons faire autrement que donner à ces aspects de notre vie, une expression verbale.
Être si aliéné dun autre quon le chasse de son esprit volontairement, ou être si insensible quon ne sen occupe plus, sil est hors de lorbite de notre vie, nest donc rien moins que le contraire de la prière. Cest une attitude semblable qui nous rend incapables dembrasser une plus grande perspective de vie. Dans chaque expérience de rejet ou dinsensibilité, notre vie se referme et notre être rétrécit, nous sommes brisés plutôt quentiers. Chacun dentre nous a marché sur cette terre dombres.
La prière nest pas un retrait du monde
Quand le théisme nétait pas remis en cause et que Dieu était perçu comme un être extérieur à la vie, la prière devenait, tout naturellement, une activité de retrait du monde, pour mieux se concentrer sur ce Dieu céleste. Nous chantions ce retrait dans des cantiques du genre « Prenez du temps pour être saints ». LÉglise a parfois favorisé ces moments de repli, les appelant « des temps de silence », « pèlerinages » et « retraites ». Chaque mot révélait une affirmation cachée. Temps de silence affirmait quon ne pouvait trouver Dieu dans laffairement de la vie, mais plutôt, dabord, dans cette expérience de calme, de sorte que nous nous réfugions dans le silence.
Ce ne fut quau moment où jai rejeté le théisme que jai trouvé de la valeur à la recherche de Dieu, dans la solitude. Or, ce fut une valeur pratiquement contraire à la sagesse traditionnelle de lÉglise.
Pèlerinages prétendait quil fallait quitter les routines de la vie, pour se rendre en un lieu saint, comme lîle de Iona où lon croyait Dieu présent de façon unique. Retraites sous-entendait quil fallait se retirer de la vie, pour rencon-trer le sacré. Il y a des gens pieux qui continuent à promouvoir ces activités théistes, comme si elles pouvaient être encore efficaces. Mais une révolution dans notre prise de conscience de la prière, sest produite, à légal de la révolution dans la théologie, symbolisée par la mort du théisme. Finalement, ces pratiques ne représentent plus que les braises mourantes dun point de vue théiste.
Ces activités ne mont jamais tenté, même quand je ne savais pas pourquoi. Les temps de silence mennuyaient jusquà lassoupissement. Les pèlerinages promettaient une hauteur spirituelle, presque toujours décevante. Le terme même de retraite me repoussait. Jai toujours voulu que lÉglise aille de lavant. À mon avis, une retraite nétait pas un chemin de victoire.
Temps de prière : temps de mise au point
Ce ne fut quau moment où jai rejeté le théisme que jai trouvé de la valeur à la recherche de Dieu, dans la solitude. Or, ce fut une valeur pratiquement contraire à la sagesse traditionnelle de lÉglise.
Cela fait des années maintenant que je passe les deux premières heures de la matinée, dans mon bureau. Je les ai appelées mon temps de prière. Je suis alors, de façon très consciente, dans la présence de Dieu. Jétudie les écritures avec la fièvre dun chercheur. Je lis tout le temps et jécris quand je me sens incité à le faire. Je pense à ma journée, aux événements qui vont se présenter, aux gens que je vais rencontrer, aux questions que je vais traiter. Ce temps a toujours été et est toujours particulièrement précieux pour moi. Il se transforma quand jai cessé de prétendre que cétait un temps de prière. Je ne le vois plus du tout ainsi. Ma vie et mon vocabulaire ont pris un virage à 180 degrés. Ce temps, je lappelle maintenant temps de mise au point ou de préparation. Il est toujours de la plus haute importance, mais je ny cherche pas une communion avec Dieu. Mon temps sacré, mon engagement dêtre une personne priante, viennent plus tard dans la journée. Ils viennent dans le fait de vivre et dans mes relations avec la vie des autres. Prier, cest ce processus douverture de soi à tout ce qui peut être la vie et, ensuite, faire en sorte que cette plénitude se réalise. Prier, cest entrer dans la douleur ou la joie de lautre ; cest ce que je fais quand je vis en prodigalité, avec passion et émerveillement et que jinvite les autres à faire de même avec moi, ou même à cause de moi.
Prier cest aussi agir
Prier, cest aussi lutter pour plus de justice. Cest combattre pour ôter les stéréotypes meurtriers, repousser avec force les préjugés stupides, et protéger le caractère sacré de la création divine. Prier, cest agir ensemble, dans le domaine politique, pour égaliser les chances, de sorte que les privilégiés et les défavorisés puissent avoir la même chance daccéder à la splendeur de laccomplissement total. Être conscient de ces réalités, cest la condition première de la prière.
Prier, cest ce processus douverture de soi à tout ce qui peut être la vie et, ensuite, faire en sorte que cette plénitude se réalise. Prier, cest entrer dans la douleur ou la joie de lautre.
Je ne fais donc plus ma prière secrètement, en allant à lassaut des portes des cieux, où Dieu, soi-disant, habite, et doù il dirige les affaires privées du monde où je suis. Je ne commence pas par ces mots « Notre Père* qui es au cieux ». Je ne pense pas quil y ait un être, une divinité surnaturelle, au dessus du monde, et lui tenant tête, qui cherche à imprimer la volonté divine sur la vie de ce monde, par quelque moyen dintervention. La divinité que jadore est plutôt une partie de ce que je suis, individuellement et collectivement. La prière ne peut donc jamais être séparée de laction.
Souvrir au sacré et aux profondeurs de la vie
Cest lorsque je voyage dans ces dimensions et ces activités de la vie, que je prie. Ainsi la prière ne doit jamais être une excuse qui me délivrerait de lobligation dêtre responsable de mon monde, dêtre adulte, ou dêtre messager de Dieu pour les autres. Prier, cest reconnaître que le sacré se rencontre au centre de la vie, et que cela implique la décision délibérée de chercher à vivre dans le sacré, en prenant exemple sur lui et en le donnant.
Aucune magie dans tout cela ! Il ny a pas lieu, pour des institutions religieuses ou des gens qui se prétendent médiateurs divins, daccroître leur pouvoir en disant que ce marché peut être accaparé. Il ny a pas de sécurité, il ny a pas à donner la main à celui qui a fait les montagnes. Il ny a aucun bras éternel, prêt à nous recevoir si nous tombons. Il ny a que lappel à souvrir aux profondeurs de la vie et à vivre de manière à révéler ces profondeurs.
Cela suffit-il à justifier mon identité dhomme de prière ? Je ne peux que répondre que cest cela pour moi. Jinvite les autres à lessayer, en le vivant, en le risquant car cest la seule façon que je sache dapprendre à prier. Je suis convaincu que cest là quon trouve le sacré. Dieu est la présence qui me fait devenir vivant. Maintenant, ma prière est intègre et cest une partie essentielle de ce que je suis.
par John S. Spong
* Le Notre Père peut se transformer si lon comprend les paroles symboliquement, plutôt que de manière littérale. Cest ce que jai tenté de faire, il y a longtemps, quand jai écrit Prier honnêtement (New York : Seabury Press, 1973)
Ce chapitre est extrait de Why Christianity must change or die de John Shelby Spong et est traduit ici avec la permission de Harper Collins, San Francisco. © J.S. Spong/Harper Collins. Évangile et liberté avait publié dans le numéro dOctobre 2004 un autre chapitre du même ouvrage. Toute reproduction par quelque moyen que ce soit est strictement interdite et pourra faire lobjet de poursuites. © Traduction française de Maryvone Orliac.
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Numéro 191 |
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