Cahier : Croire en Dieu... mais quel Dieu?
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John Shelby Spong |
Il mest arrivé quelque chose dassez extraordinaire. Tandis que je vaquais à mes occupations dans une des églises de notre diocèse, une laïque vint vers moi et me posa cette question : « Monseigneur, peut-on être chrétien sans être théiste ? »
Cette demande marrêta net. Les fidèles ne posent normalement pas ce genre de question. En général, ils formulent leur question de telle manière que la réponse viendra renforcer ou confirmer ce quils croient déjà. Or cette femme remettait en cause le consensus institutionnel et semblait prête à sengager dans de nouvelles éventualités. Elle formulait devant moi, dans un cadre officiel, le problème même que mon étude mobligeait à examiner.
Si seulement on pouvait écarter le théisme, dautres voies pourraient souvrir devant nous, pour explorer Dieu. Si la question « qui ? » comme clef de notre enquête sur Dieu sest heurtée à un mur, peut-être, alors, pourrions-nous essayer la question « que ? ». Si les analogies humaines projetées vers les cieux ont fait faillite, peut-être pourrions-nous examiner ces aspects de lexpérience humaine où nous nous sentons obligés de nous aventurer au-delà des limites ordinaires ou vers de nouveaux horizons. Nous mettrions lexpérience chrétienne en images non-théistes. Cela vaut sûrement la peine dessayer.
De nombreuses sources de lhistoire humaine nous encouragent à explorer cette nouvelle voie. La tradition bouddhiste, par exemple, nest pas une religion théiste. Nulle part, dans le bouddhisme classique, on naffirme lexistence dune divinité extérieure. Quand ils font lexpérience de la béatitude ou de la transcendance, en méditant, les bouddhistes nattribuent pas cela à un contact avec le surnaturel. Ils pensent que de tels états sont naturels à lhumanité et que quiconque vit de façon droite et apprend les techniques spirituelles adéquates, peut y arriver. Connaître la béatitude implique faire le vide en soi pour transcender les limites de la subjectivité et de lobjectivité, pour sunir à lÊtre lui-même quils décrivent éternel et in-créé. Or, on ne pourrait affirmer que les bouddhistes sont athées, à moins quathée ne signifie profondément religieux.
Nos vieilles définitions occidentales de Dieu népuisent pas sa réalité. |
Lors dun voyage en Chine, il y a quelques années, jai eu loccasion de diriger un dialogue inter-religieux, dans un temple bouddhiste, avec un moine bouddhiste, un saint homme : le vénérable Kok Kwong. Ce fut une expérience profondément spirituelle et émouvante que de parcourir les sources de sainteté dun autre et de le laisser faire de même avec les miennes. Après ce dialogue, je restai prier dans ce temple aux vives et splendides couleurs, orné de statues de Bouddha ; cela amenait à une grande intensité de conscience. Je priais, bien sûr, le Dieu de mon expérience chrétienne, mais dans le calme de ce lieu, baignant dans la grâce daccueil du vénérable Kot Kwong, jétais sûr dêtre dans un lieu saint. Les bouddhistes, cest évident, croient en Dieu, mais pas en une divinité définie en termes théistes. Étudier les niveaux de langage dans la tradition de la foi orientale peut nous aider à pénétrer les limites de mots tels que « théisme ». Cela montre aussi que nos vieilles définitions occidentales de Dieu népuisent pas Sa réalité.
Rappelons-nous Socrate, contraint de boire la ciguë car on le jugeait, lui aussi, coupable dathéisme. Quiconque lit Socrate aujourdhui sait que ce jugement fut profondément inique. Il avait une vision différente et regardait la réalité de Dieu avec dautres lunettes, ce que les petits esprits de son temps ne pouvaient comprendre. Les dieux familiers de lOlympe nétaient pas assez grands ni assez vrais pour survivre au passage dun âge de lhumanité à un autre. Aussi Socrate refusa-t-il ces divinités et se mit-il à explorer dautres possibilités. Cela lui coûta la vie. Mais aujourdhui quelque deux mille quatre cents ans plus tard1, il est devenu un modèle pour les croyants qui rejettent le contenu traditionnel de Dieu, sans Le rejeter Lui-même.
Karen Armstrong, dans un livre pénétrant : « Une histoire de Dieu », montre que les juifs, les chrétiens et les musulmans, furent tous, à une époque ou à une autre, taxés dathéisme, quand leurs idées défiaient la sagesse religieuse populaire de leur temps. Presque tous les fidèles se fabriquent des idoles avec leurs termes religieux. Dans leur quête de sécurité peut-être identifient-ils Dieu et leur concept de Dieu. Quand ce concept est en danger, Dieu, croient-ils, lest aussi. Cest pourquoi aucun concept de Dieu ne peut être plus quune construction humaine limitée, et nos mots personnels pour en parler, il faut bien ladmettre, ne révèlent pas Dieu, mais nos propres désirs. Les croyants en exil sont obligés de reconnaître aujourdhui que les Bibles, les credo, les doctrines, les prières et les hymnes, ne furent tous que des objets créés, pour nous permettre de parler de notre expérience de Dieu, à une période antérieure de notre histoire. Mais celle-ci nous a amenés à un moment où le contenu littéral de ces objets nest rien moins que dénué de signification, où les définitions traditionnelles sont inopérantes et où les symboles narrivent plus à correspondre à la réalité. Une partie de lexpérience dexil est une sorte de veillée mortuaire de Dieu, tel que nous lavons connu. Quand un concept de Dieu meurt, jamais il ne ressuscite : voilà la cause de notre angoisse en exil. En vérité le théisme, comme façon de concevoir Dieu, est devenu inadapté, le Dieu du théisme est en train de mourir et ne pourra être ranimé. Si la religion de lavenir dépend du maintien en vie des affirmations théistes, alors ce phénomène humain appelé religion sera arrivé à sa fin. Si le christianisme repose sur une définition théiste de Dieu, il faut être lucide : ce noble système religieux est à lagonie ; bientôt ce sera la rigidité cadavérique. Peut-on être chrétien sans être théiste ? On comprend maintenant lenjeu de la question.
Le Dieu adoré dans lOccident chrétien ne survivra pas à la révolution de pensée qui a causé notre exil. |
Le Dieu adoré par les juifs avant leur exil à Babylone nétait pas celui qui sortit de lexil. Beaucoup plus tard, une vue étendue de lhistoire juive a relié les deux mais ce nétait pas limpression des gens qui vivaient le temps de lexil. De même le Dieu adoré dans lOccident chrétien ne survivra pas à la révolution de pensée qui a causé notre exil, même si, nous aussi, nous espérons les voir se réunir dans le futur. Les juifs sortirent de Babylone croyant en un Dieu qui avait changé ; ce nétait plus la divinité tribale du passé dIsraël. Sortirons-nous de notre exil avec un Dieu différent des concepts théistes dantan ? Cest la seule voie où sengager. Dieu peut-il exister tout en nétant pas situé dans un lieu extérieur, comme un être surnaturel ? Dieu peut-il exister sil ny a pas dentité divine à invoquer pour venir nous aider dans nos détresses ? Dieu peut-il exister si toutes les images de Dieu comme père au-dessus de tous les autres, cest-à-dire comme divinité personnelle, sont congédiées ?
Pour dépasser ces définitions, il faut poser les questions religieuses, non pas en prétendant posséder une révélation divine à lorigine, mais en considérant dune manière différente lexpérience humaine. Cest pourquoi le mot « que ? » au lieu de « qui ? » sera un meilleur guide. Y a-t-il une dimension en profondeur de la vie qui soit, finalement, spirituelle ? Si oui, quest-ce ? Y a-t-il une profondeur à notre vie et à celle du monde qui nous relie à une présence que nous disons « transcendante » et « qui nous dépasse » et qui, pourtant, ne se distingue pas de ce que nous sommes et de ce quest le monde ? Si oui, quest-ce ? Y a-t-il une présence au cur de notre vie qui ne peut être invoquée comme un être, mais saisie comme une réalité divine et infinie ? Si oui, quest-ce ? Si nous pouvions nous ouvrir à une telle réalité, en être pleinement conscients, et la laisser remplir notre être et notre conscience, pourrions-nous employer le mot Dieu pour décrire cette façon dêtre ? Pourrait-elle être encore une présence profonde, même si on ne la définissait pas comme une présence extérieure ? Il y en aura sûrement pour affirmer que cest jouer sur les mots puisque cest en désaccord avec les concepts religieux traditionnels, mais jestime plutôt que ces questions pourraient nous ouvrir un chemin dans lexpérience de Dieu par delà lexil. Je crois que, tout du moins, cest une voie digne dêtre explorée. Cest aussi une voie qui a toujours existé, dans une sorte de rapport minoritaire dans lhistoire religieuse, si on sait la chercher.
Un des termes hébraïques dautrefois par exemple, pour désigner Dieu, était ruach. Ce mot signifiait, littéralement, le vent, concept naturel et impersonnel. On considérait le vent ou ruach non comme un être, mais comme une force vivifiante. Il navait ni frontières, ni destination reconnaissable. On disait, chez les Hébreux, que le ruach ou souffle de Dieu, avait plané sur le chaos, dans le récit de la création, pour faire surgir la vie. Petit à petit, ce ruach changea, se personnifia et on lappela lEsprit. Mais il est important de remarquer quà lorigine, ruach était une force de vie impersonnelle, un « que » dont on faisait lexpérience, non un « qui ». Le ruach ou souffle de Dieu nétait pas extérieur. Il surgissait plutôt à lintérieur du monde et on linterprétait comme sa base même, sa réalité porteuse de vie.
Aucun concept de Dieu ne peut être plus quune construction humaine limitée, et nos mots personnels pour en parler ne révèlent pas Dieu, mais nos propres désirs. |
On pensait que ce ruach se rattachait, en quelque sorte, au nephesh ou souffle humain. Cétait et cest aussi un concept impersonnel. Le souffle est une force qui jaillit de chacun dentre nous et on pensait quil sidentifiait à notre vie.
Le mot « rocher » est encore une autre image impersonnelle de Dieu présente dans les Écritures. On ne peut imaginer plus impersonnel quun rocher. Pourtant, dans le livre de Samuel, on peut lire : « Il ny a aucun rocher comme notre Dieu » (1 S 2,2) et les écrits hébraïques chantent la solidité de Dieu, comme un rocher. Le Psautier proclame : « Le Seigneur est mon rocher et mon salut » (Ps 18,2), et plus loin « Qui est un rocher, sinon notre Dieu ? » (Ps 18,32). Paul appelle même le Christ le rocher où sabreuvèrent les Hébreux pendant les années au désert.
Si, pour concevoir Dieu, nos pères ont utilisé des éléments aussi impersonnels que le vent, le souffle ou un rocher, nous pourrions sûrement être plus audacieux, nous évader de nos images personnalistes et envisager dans notre quête de Dieu de nouvelles acceptions et des figures de rhétorique radicalement différentes.
Des peuples de lantiquité ont senti, presque intuitivement, les strictes limites de leurs concepts théistes de Dieu, comme sils les savaient inadéquats ou même inexacts, tout en ne sachant quen faire. Il était, par exemple, interdit aux juifs de prononcer le nom sacré de Dieu. Cétait, en quelque sorte, faire de Dieu un objet plutôt quun sujet, une activité envisageable plutôt quun mystère ultime. Pour la même raison, les musulmans navaient pas le droit de représenter le Divin de manière visuelle. De telles représentations semblaient trop limitatives.
Les mystiques de chaque tradition religieuse se sont toujours récriés contre toute définition spécifique de Dieu. Ceux de lOccident, semble-t-il, ont affirmé quun Dieu personnel nétait quune étape, inférieure, dans lévolution de la religion humaine. Au début la représentation de Dieu était imaginative, puis elle devint vite ineffable. Elle nécessitait un voyage intérieur et non pas extérieur. Cette recherche intérieure aboutissait, finalement, à une humanité transfigurée. Elle permettait ainsi au mystique déchapper aux limites humaines sans toucher à lintégrité humaine. En même temps, cette étonnante expérience mystique ne réduisait pas les humains au statut denfants impuissants et dépendants, soumis à la volonté dune divinité extérieure et autoritaire. Elle invitait plutôt la vie humaine à sortir de toutes limites jusquà ce que celle-ci
Le mysticisme prétend que tout la création peut révéler le Divin, dans les profondeurs mêmes de son être. |
apparaisse comme une révélation de ce Dieu qui surgirait des profondeurs mêmes de la vie. Le mysticisme prétend quen fin de compte, toute la création peut révéler le divin, dans les profondeurs mêmes de son être. Pour le mystique, donc, le Dieu dune personne nest jamais tout à fait le même que Celui dune autre. Lidolâtrie est ainsi impossible. Dans la tradition mystique, nul ne peut revendiquer lobjectivité de son intuition. Chacun est invité à voyager dans le mystère de Dieu en empruntant la voie de sa propre personnalité en développement. Chacun est jugé capable dêtre une théophanie, un signe de la présence de Dieu, mais aucune personne, aucune institution, aucun mode de vie ne peut épuiser cette révélation.
À lintérieur des systèmes ecclésiastiques traditionnels du monde occidental, des censeurs sempressent décarter ces idées mystiques presque universelles : cest du panthéisme, laffirmation que Dieu nest que la somme de tout ce qui existe. En un langage un peu plus sophistiqué, ils diront : cest du panenthéisme, Dieu est en toute chose, mais nest pas nécessairement la somme de tout. Bien des théologiens, révélant leurs propres limites, semblent croire quils peuvent écarter une idée, à partir du moment où ils lont nommée. Pour le mystique, Dieu ne peut sidentifier à ce qui est, tout ce qui est devient plutôt la source qui, en fin de compte, révèle le vrai Dieu. Selon eux, on trouve Dieu dans les profondeurs de la vie, à luvre dans et par ce monde, appelant la création tout entière à la transcendance qui révèle nos plus profondes potentialités. Cest une meilleure approche des concepts de Dieu, je pense, si nous commençons par passer de la question « qui » à la question « quoi », puis de notre perception de Dieu, à notre espérance de Dieu.
Le milieu de la théologie universitaire a pris conscience de son asservissement à ces conceptions théistes du passé qui nont plus de pouvoir ni de sens. Depuis le XIXe siècle au moins, les théologiens chrétiens davant-garde ont tenté de se délivrer de ce Dieu théiste à lagonie. Il ne faut pas chercher bien loin dans le passé pour discerner cette prise de conscience.
La chute du théisme commença par leffondrement dun littéralisme biblique, en Allemagne, au début du XIXe siècle2. Partant des études bibliques, il devenait évident quon ne pouvait plus fonder les doctrines théologiques sur les textes littéraux qui les avaient autrefois sous-tendues. Rudolf Bultmann, sans doute le plus éminent exégète du Nouveau Testament de notre siècle, a poussé très loin cette nouvelle étude en nous faisant savoir que toute la trame de lÉvangile sinsérait dans la mythologie antique et ne pouvait donc être prise au pied de la lettre3. Linterprétation théiste de Dieu faisait partie de cette mythologie. Mais, suggérait Bultmann, si lon pouvait démythifier tous ces textes, on y trouverait encore la révélation dune foi qui sauve.
Alfred North Whitehead, qui débuta par une carrière de mathématicien, dessina la charpente théologique dune perception de Dieu, non pas être extérieur mais processus se développant au cur de la vie de ce monde4. Il y voyait Dieu existant dans la réalité tout entière, non pas antérieur à elle, et se développant en absorbant et transformant ce qui fait le monde temporel. Ce Dieu était pour Whitehead, la source inépuisable de toutes les nouvelles possibilités. Lécole de pensée connue sous le nom de « théologie du Process », lui doit cette idée fondamentale.
Dietrich Bonhoeffer invitait le monde à ce quil appelait un « christianisme sans religion » et, de sa cellule de prison, dans lAllemagne nazie, où il attendait son exécution pour trahison envers le Troisième Reich, il disait quil nous fallait vivre dans ce monde « comme sil ny avait aucun Dieu5 ». La beauté et la grandeur de son témoignage, en tant que martyr prêt à mourir pour combattre la cruauté du Führer ont peut-être aveuglé le monde, lempêchant de voir la nature radicale de ses idées théologiques, du moins pour un temps. Mais, à lhorizon des écrits de ce grand penseur chrétien, surgissait un christianisme sans religion, peut-être même sans Dieu, ou tout au moins non théiste.
Mon propre professeur, Paul Tillich, ayant fui lAllemagne nazie, suggérait, dans ses écrits des années trente et quarante, quil fallait abandonner les images de grandeur et dextériorité qui furent celles du Dieu théiste dans lhistoire, et les remplacer par des images dintériorité et de profondeur, la divinité nétant pas hors de nous, mais étant le cur même et la base de tout ce qui est6. Ce Dieu ne serait pas une puissance théiste, un être parmi les êtres dont on pourrait mettre lexistence en discussion. Il ne serait pas lauteur divin de miracles et de magie, celui qui distribue récompenses et punitions, bienfaits et malédictions, pas plus quun super-Père céleste capricieux qui nous console, entend nos cris et devient un Zorro terrestre pour certains, tout en laissant les autres souffrir le martyr dans un monde totalement injuste.
Le Dieu que montrait Tillich était le centre infini de la vie. Ce nétait pas une personne, mais plutôt, comme le sentaient les mystiques, la présence mystique où chacun pouvait sépanouir. Ce nétait pas un être, mais plutôt une force faisant surgir lêtre en toute créature. Ce nétait pas une force personnelle, extérieure quon pouvait invoquer, mais une réalité intérieure dont la présence nous ouvrait au sens même de la vie.
Pour Tillich, inutile dimplorer un pouvoir extérieur pour combler nos besoins ; il fallait prendre de plus en plus conscience du Fondement de lÊtre et de sa relation à tous ceux qui partagent ce fondement infini et inépuisable. Selon lui, les images externes du consensus théologique théiste dhier, en plein déclin, avaient emprisonné, altéré et déformé le mot Dieu. Ces images devaient disparaître avant que le mot Dieu reprenne sens. Tillich souhaitait vivement un moratoire sur ce mot, sur au moins un siècle. Cette demande est restée lettre morte. On parle beaucoup de Dieu, mais cest souvent en langage théiste. Mais, quand on est en exil, le discours change : toutes les idées sur Dieu peuvent être alors discutées. Les définitions de Dieu ne sont pas figées ; elles invitent à la recherche. Il ny a pas un ensemble de données convenues qui puisse remplir ce mot, ni deffort à faire pour les imposer. La vérité objective a disparu. Cest un voyage au cur dun nouveau langage7.
Dieu a toujours été identifié à ce qui donne la vie. Cette conception religieuse sest parfois manifestée dans les cultes de fertilité et les divinités agricoles. Souvent on adorait le soleil, sachant que, sans ses chauds rayons, il ny aurait pas de vie. Parfois, cétait le ciel, la pluie, la terre, ou même le pouvoir du feu qui devenaient les symboles de la vie émanant de Dieu ; parfois, cétait le créateur, distant et puissant, appelé même le « Père Tout Puissant, créateur du ciel et de la terre ». Mais derrière le contenu de toutes les images de Dieu, il y avait lidée dun Dieu qui donne la vie, source de vie lui-même. Aussi Tillich pressait-il ses lecteurs de considérer lexistence et de découvrir ce qui appelle les gens à la vie et, une fois cela découvert, de le reconnaître comme manifestation du divin, sinon la source divine elle-même.
Le développement de la psychologie a alimenté ces points de vue théologiques. Parmi ceux-ci, lidée que lamour est aussi la source et lauteur de la vie. Sans amour, nous nous desséchons. Lenfant qui nest pas aimé, le nourrisson délaissé mourront certainement ; cest vrai aussi des primates. Lamour ouvre la création tout entière à la vie et appelle toute chose à lexistence. Sur le plan humain, cest la force indispensable qui approfondit nos liens et qui, du même coup, épanouit notre humanité. Plus lamour nous libère, plus nous sommes à même de donner notre vie pour les autres. Plus nous découvrons lamour qui donne la vie, plus il est facile de nous montrer nous-mêmes, non pas dans une frénésie exhibitionniste, mais comme moyen dexpression et de révélation du Fondement de notre être. Plus nous explorons les profondeurs de la vie, plus nous découvrons quelle est solidaire, communicante et indivisible. Au fond de lêtre humain, rien nest séparé ni solitaire. Chacun dentre nous participe à un organisme complexe, vivant, dont les éléments meurent et naissent à chaque instant. Or, chaque élément de cet ensemble vivant participe à lunion éternelle, au fondement ultime de ce que nous apprendrons, sûrement un jour, à appeler Dieu.
Il ny a pas de Dieu extérieur à la vie. Dieu est plutôt le fond et le centre inévitables de tout ce qui est. Ce nest pas un être supérieur à tous les autres. Cest le Fondement de lÊtre lui-même. |
Lappel de ce Dieu intérieur, devient donc, dabord, un appel à être. Il na rien à voir avec la religion en elle-même. Il fait une nouvelle mise au point sur ce quon a appelé la dimension religieuse. La tâche de lÉglise, par exemple, est moins dinstruire les fidèles et de les relier à un pouvoir divin extérieur, que de leur apporter la possibilité dentrer en contact avec le centre infini de toute chose et de grandir dans ce quils sont destinés à être. De cette manière, ils pourront découvrir, en eux, le Dieu Saint, Fondement de leur Être, différent du Dieu théiste du passé. Nous sommes très loin des activités typiques dune institution religieuse : discussion sur les meilleures liturgies, imposition dune orthodoxie à lesprit des fidèles Selon cette vision de Dieu, la vocation première de lÉglise serait de rejeter tout ce qui entrave lexpression la plus totale de notre humanité. Les définitions dhier, inadaptées, les stéréotypes du passé, qui nous empêchent de contempler la diversité splendide de la création divine, les préjugés dépoques révolues, grâce auxquels nous essayons de garder notre autonomie, comme un privilège, tout cela devient contraire au Fondement de lÊtre qui invite sans cesse à réaliser nos potentialités. Avec cette nouvelle manière de concevoir Dieu, se dessine un nouveau programme de vie religieuse.
Ce programme nest pas facile pour tout le monde. Ceux qui ne peuvent envisager Dieu que dans des catégories théistes surhumaines, se demandent si Le considérer comme le Fondement de tout Être nest pas impersonnel : on dit « cela » au lieu de « Tu ». Ils ont limpression de dégrader la sainteté. Certes, une grande part de lessence réconfortante du Dieu théiste du passé semble absente de ce concept. Comment sadresser, de la façon traditionnelle, au Fondement de lÊtre ? Dans cette nouvelle manière de voir Dieu, on ne trouve plus ce qui motivait notre adoration et qui était un aspect de ce Dieu du passé : la bonté et la fidélité. Le christianisme institutionnel perd ce pouvoir quil détenait dun Dieu extérieur, juge et distributeur de récompenses et de punitions motivantes. Toute linterprétation théologique du passé, destinée dabord à séparer les fidèles des infidèles, na plus aucune pertinence, tel le langage chrétien dans son acception littérale. Cette prise de conscience pourrait nous aider à revenir au credo primitif des chrétiens : simplement ces trois mots « Jésus est Seigneur ». Tous les autres articles de foi ne sont que glose sur ces trois mots, destinés à servir les besoins du pouvoir institutionnel de lÉglise, source, selon elle, de toute vérité, et à exclure ceux qui refusent de se soumettre à lautorité ecclésiastique.
Plus importante que tout cela, cette vision de Dieu pose une question ultime, même pour les croyants en exil. Le Fondement de lÊtre est-il réel ? Est-ce une abstraction philosophique pour amortir simplement le choc de notre éveil à la solitude radicale dun monde sans Dieu ? Les défenseurs frileux du théisme ne seront pas sans soulever cette objection. Peut-on trouver, se demanderont-ils, un sens à la vie si on lui enlève lappareil théologique du passé ? Quelle base pour une conduite morale dans cette conception de Dieu ? Sans une institution religieuse gardienne de la bonne conduite, la civilisation tombera dans lanarchie où la force devient larbitre ultime du droit, diront-ils. Cette anarchie commence, selon lopinion commune, lorsque lon se détache des stéréotypes sexuels dantan.
Ce sont de grandes et angoissantes questions auxquelles, en définitive, peuvent répondre non pas ceux qui les posent dans la crainte, mais plutôt ceux qui savent quon ne peut ressusciter les images théistes dhier. Seuls peuvent y répondre ceux qui vivent en exil. Tous les autres se hâteront soit de défendre les braises mourantes des convictions évanescentes dhier, soit dabandonner tout système religieux, synonyme de bavardage futile, expression de limmaturité dune humanité qui avait besoin dune figure paternelle pour supporter le trauma de lexistence.
Mais, soyons clairs. Si on ne peut plus concevoir Dieu comme un « Autre personnel », cela signifie-t-il que le cur et le fondement de toute vie soient impersonnels ? Cela rend-il Dieu moins que personnel, ou mystérieusement, encore plus que personnel, et pourtant toujours au-delà de nos catégories et de notre entendement humains si limités ? Finalement, on ne peut répondre à ces questions. Et pourtant, elles font jaillir toute une série dinterrogations. LÊtre de Dieu ne se manifeste-t-il pas dans une profonde personnalité ? Peut-on adorer le Fondement de lÊtre sinon en osant se réaliser totalement ? Peut-on adorer la source de vie sinon en osant vivre pleinement ? Peut-on adorer la source dAmour sinon en osant aimer sans compter et totalement ? Y a-t-il plus personnel que ce qui nous invite à être, à vivre et à aimer ? Une vie qui reflèterait ces qualités ne révélerait-elle pas limage de Dieu qui est en nous ? Cette réalité ne reflète-t-elle pas une nouvelle façon de lire et de comprendre cette affirmation biblique : « Dieu créa l'homme à son image, à limage de Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa8 ? » Il se peut que nous portions limage de Dieu parce que nous sommes une partie de ce quest Dieu. Ces concepts nous interpellent, nous les croyants en exil.
Peut-on adorer le Fondement de lÊtre sinon en osant se réaliser totalement ? Peut-on adorer la source de vie sinon en osant vivre pleinement ? Peut-on adorer la source dAmour sinon en osant aimer sans compter et totalement ? |
Pourtant, cest épouvantable de penser que le ciel nabrite aucun père céleste pour prendre soin de nous. Nous nous remémorons ce moment de notre développement humain où nous avons compris que nous avions atteint lâge adulte et que nous devions donc être responsables. Aucun parent terrestre ne pouvait désormais nous protéger. Peut-être avons-nous atténué cette expérience avec la prémisse dun Dieu théiste. Selon la sagesse courante de lÉglise, les jeunes adultes qui lavaient quittée durant leur adolescence, reviendraient au culte après le mariage, linstallation et la naissance des enfants. Mais létayage de ce Dieu vers lequel ils devaient revenir nest plus très solide aujourdhui. Nous commençons à comprendre que nous sommes seuls et donc responsables de nous-mêmes et que nous ne pouvons recourir à une puissance supérieure pour lui demander sa protection. Nous apprenons que le sens nest pas extérieur à la vie mais quil faut le découvrir au fond de nous et limprimer à la vie, par un acte volontaire. Nous comprenons que la vie nest pas juste et quelle ne le deviendra pas nécessairement, dans cette vie ou dans une autre. Alors il nous faut décider comment vivre maintenant avec cette réalité. Le bien-être de lordre social viendra-t-il modérer notre tendance à la cupidité et à légoïsme ? Dans nos relations personnelles, il nous faudra affronter des points tels que le rôle du tempérament et la validité des engagements les plus sacrés quand ils sont en opposition avec la tendance au plaisir et à la satisfaction personnelle. A-t-on encore besoin dun culte en commun ? Si oui, quelle forme doit-il revêtir ? Une représentation de Dieu, autre quune divinité théiste au-delà du monde, peut-elle encore alimenter la structure ecclésiastique que nous appelons maintenant Église ?
Voilà les questions qui se posent quand nous entrons en exil. Aucune réponse ne se présente ; il ny en a jamais en exil. Ce qui est sûr, cest quil faut avancer, aucun retour vers les anciens systèmes de sécurité nest possible. Aucun adulte ne peut revenir à la maison paternelle quand il atteint lâge mûr. Quand lesprit humain est devenu majeur, il ne peut revenir à limage de Dieu comme père céleste. La route du passé est barrée, si ce nest par des anges armés dépées flamboyantes (Gn 3,24), du moins par la disparition du Dieu théiste dhier.
Quand les Juifs furent déportés en exil à Babylone, au début du sixième siècle avant J.C., ils savaient quils ne chanteraient plus jamais lhymne du Seigneur, du moins pas les hymnes de Sion. Ils ne pourraient plus jamais adorer Dieu dans lavenir, comme ils lavaient fait dans le passé. Il fallait apprendre un chant nouveau ou ne plus jamais chanter. Cest, me semble-t-il, le destin du chrétien moderne. Je crois que le nouveau chant est en train de sécrire et je veux être de ceux qui le chanteront. Le remplacement du Dieu théiste du passé par le Dieu inévitable qui est le Fondement de lÊtre est, je pense, la condition préalable pour entonner le chur grandiose de lavenir.
Alors, allons-y. Il ny a pas de Dieu extérieur à la vie. Dieu est plutôt le fond et le centre inévitables de tout ce qui est. Ce nest pas un être supérieur à tous les autres. Cest le Fondement de lÊtre lui-même. Ce point de départ est riche denseignement. Ce que la foi du passé a façonné doit être compris de nouvelle manière pour nous accompagner au-delà de lexil ; il faudra laisser de côté tout ce qui ne peut sinterpréter différemment. Le temps nous apprendra à distinguer ce qui est à garder de ce quil faudra rejeter.
Ce chapitre est traduit ici avec la permission de Harper Collins, San Francisco. © J.S. Spong/Harper Collins. Toute reproduction par quelque moyen que ce soit est strictement interdite et pourra faire lobjet de poursuites. © Traduction française de Maryvone Orliac.
NOTES
- 1 Socrate fut exécuté vers 399 avant J.C.
- 2 La publication de « Leben Jesu » de David Friederick Srauss, en 1835 ou 36 attira lattention du public sur les aspects mythiques et légendaires des récits évangéliques. Ce livre fut édité en anglais en 1846 sous le titre : « La vie de Jésus révélée de manière critique ». Julius Wellhausen (1844 1918) continua cette étude avec son ouvrage en quatre parties sur la formation de la Torah.
- 3 Les oeuvres de Bultmann présentant cette thèse furent : « Die Geschichte der Synoptishen Tradition » (1921), éditée en anglais sous le titre « Lhistoire de la Tradition Synoptique » (1968), et « Jesu », sous le titre : « Jésus-Christ et la mythologie » (1960). Ses conférences de Gifford de 1955 furent éditées sous le titre : « Histoire et Eschatologie ». Il vécut de 1884 à 1976.
- 4 Voir tout particulièrement les livres de Whitehead « Religion en construction » (1926) et « Process et Réalité » (1929).
- 5 Voir « Lettres et écrits de prison » de Dietrich Bonhoeffer, édité chez Eberhard Bethge. Voir en particulier les lettres du 16 juillet et suivantes.
- 6 Le Dr Keith Ward, professeur Royal de théologie à Oxford a fait remarquer dans des entretiens que lon peut trouver, en substance, ces concepts de Tillich dans les écrits de Thomas dAquin. Il souligne que, pendant toute une période, on a traité de ces concepts soi-disant modernes, dans le monde de la théologie académique.
- 7 Ce concept pénètre les écrits de Tillich, mais cest dans sa « Théologie Systématique » en trois volumes quil sexprime le mieux (publiée publiée entre 1953 et 1964).
- 8 Gn 1,27.
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Numéro 182 |
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