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Numéro 182 - Octobre 2004
( sommaire )

Cahier : Croire en Dieu... mais quel Dieu?
par John Shelby Spong

L’homme a besoin de se faire des images de ce qu’il appelle Dieu, mais il doit être conscient que ce sont ses propres désirs qu’il projette dans ces images. La représentation que l’homme se fait de Dieu change selon les époques et les individus, pourtant certaines idées anciennes perdurent.

John Shelby Spong, maintenant à la retraite, fut évêque anglican (c'est-à-dire épiscopalien) de Newark dans le New Jersey aux États-Unis. Il a rédigé une quinzaine d'ouvrages de théologie dont, en 1991, Rescuing the Bible from Fundamentalism (Sauver la Bible du Fondamentalisme), qui fut un « best seller » aux USA. Tous ses ouvrages s'inscrivent dans une démarche à la fois critique et apologétique. Il s'agit d'une part de mettre en question des affirmations théologiques convenues, des options traditionnelles qui enferment la foi chrétienne dans un carcan dogmatique, et d'autre part de redonner à cette même foi une pertinence théologique en prenant en compte les aspirations, les attentes, les données culturelles de nos contemporains.

Le texte qui suit, traduit de l'anglais par Maryvone Orliac, est le quatrième chapitre de l'ouvrage intitulé Why christianity must change or die (Pourquoi le christianisme doit changer ou mourir), qui date de 1998, et qui a connu un grand succès aux États-Unis.

Comme le précise le sous-titre de ce livre (« Un évêque parle aux croyants en exil »), Spong considère que les chrétiens sont actuellement en exil, et cette idée, qui revient souvent dans ce texte, est explicitée dans le deuxième chapitre de son ouvrage. Après avoir rappelé ce que fut pour les juifs l'exil à Babylone, l'auteur tente une analogie avec les chrétiens aujourd'hui : ceux-ci demeurent dépendants de catégories théologiques devenues insignifiantes, qui les rendent étrangers à eux-mêmes, et qui les empêchent de vivre et de pratiquer leur foi d'une manière personnelle et authentique.

La notion de théisme dont parle Spong correspond à l'idée d'un Dieu représenté sous la forme d'une entité indépendante du monde, extérieure au réel, à laquelle il serait possible de se référer comme à un être tout autre, suprême, abstrait. Dans cette perspective, le théisme se différencie totalement du panthéisme (tout ce qui est est une émanation nécessaire de Dieu) et du panenthéisme (Dieu est nécessairement présent en tout ce qui est).

Spong considère que si le christianisme repose sur une définition théiste de Dieu, alors il est à l’agonie. A la suite de Whitehead, Bonhoeffer et surtout Tillich, il invite les chrétiens à accepter de faire route vers une nouvelle image de Dieu, réalité intérieure, source de vie, Fondement de l’Être.

Au-delà du théisme, vers de nouvelles images de Dieu

John Shelby Spong

Il m’est arrivé quelque chose d’assez extraordinaire. Tandis que je vaquais à mes occupations dans une des églises de notre diocèse, une laïque vint vers moi et me posa cette question : « Monseigneur, peut-on être chrétien sans être théiste ? »

Cette demande m’arrêta net. Les fidèles ne posent normalement pas ce genre de question. En général, ils formulent leur question de telle manière que la réponse viendra renforcer ou confirmer ce qu’ils croient déjà. Or cette femme remettait en cause le consensus institutionnel et semblait prête à s’engager dans de nouvelles éventualités. Elle formulait devant moi, dans un cadre officiel, le problème même que mon étude m’obligeait à examiner.

Si seulement on pouvait écarter le théisme, d’autres voies pourraient s’ouvrir devant nous, pour explorer Dieu. Si la question « qui ? » comme clef de notre enquête sur Dieu s’est heurtée à un mur, peut-être, alors, pourrions-nous essayer la question « que ? ». Si les analogies humaines projetées vers les cieux ont fait faillite, peut-être pourrions-nous examiner ces aspects de l’expérience humaine où nous nous sentons obligés de nous aventurer au-delà des limites ordinaires ou vers de nouveaux horizons. Nous mettrions l’expérience chrétienne en images non-théistes. Cela vaut sûrement la peine d’essayer.

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Religions sans divinité extérieure

De nombreuses sources de l’histoire humaine nous encouragent à explorer cette nouvelle voie. La tradition bouddhiste, par exemple, n’est pas une religion théiste. Nulle part, dans le bouddhisme classique, on n’affirme l’existence d’une divinité extérieure. Quand ils font l’expérience de la béatitude ou de la transcendance, en méditant, les bouddhistes n’attribuent pas cela à un contact avec le surnaturel. Ils pensent que de tels états sont naturels à l’humanité et que quiconque vit de façon droite et apprend les techniques spirituelles adéquates, peut y arriver. Connaître la béatitude implique faire le vide en soi pour transcender les limites de la subjectivité et de l’objectivité, pour s’unir à l’Être lui-même qu’ils décrivent éternel et in-créé. Or, on ne pourrait affirmer que les bouddhistes sont athées, à moins qu’athée ne signifie profondément religieux.

Nos vieilles définitions occidentales de Dieu n’épuisent pas sa réalité.

Lors d’un voyage en Chine, il y a quelques années, j’ai eu l’occasion de diriger un dialogue inter-religieux, dans un temple bouddhiste, avec un moine bouddhiste, un saint homme : le vénérable Kok Kwong. Ce fut une expérience profondément spirituelle et émouvante que de parcourir les sources de sainteté d’un autre et de le laisser faire de même avec les miennes. Après ce dialogue, je restai prier dans ce temple aux vives et splendides couleurs, orné de statues de Bouddha ; cela amenait à une grande intensité de conscience. Je priais, bien sûr, le Dieu de mon expérience chrétienne, mais dans le calme de ce lieu, baignant dans la grâce d’accueil du vénérable Kot Kwong, j’étais sûr d’être dans un lieu saint. Les bouddhistes, c’est évident, croient en Dieu, mais pas en une divinité définie en termes théistes. Étudier les niveaux de langage dans la tradition de la foi orientale peut nous aider à pénétrer les limites de mots tels que « théisme ». Cela montre aussi que nos vieilles définitions occidentales de Dieu n’épuisent pas Sa réalité.

Rappelons-nous Socrate, contraint de boire la ciguë car on le jugeait, lui aussi, coupable d’athéisme. Quiconque lit Socrate aujourd’hui sait que ce jugement fut profondément inique. Il avait une vision différente et regardait la réalité de Dieu avec d’autres lunettes, ce que les petits esprits de son temps ne pouvaient comprendre. Les dieux familiers de l’Olympe n’étaient pas assez grands ni assez vrais pour survivre au passage d’un âge de l’humanité à un autre. Aussi Socrate refusa-t-il ces divinités et se mit-il à explorer d’autres possibilités. Cela lui coûta la vie. Mais aujourd’hui quelque deux mille quatre cents ans plus tard1, il est devenu un modèle pour les croyants qui rejettent le contenu traditionnel de Dieu, sans Le rejeter Lui-même.

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Le concept de Dieu est en permanente évolution

Karen Armstrong, dans un livre pénétrant : « Une histoire de Dieu », montre que les juifs, les chrétiens et les musulmans, furent tous, à une époque ou à une autre, taxés d’athéisme, quand leurs idées défiaient la sagesse religieuse populaire de leur temps. Presque tous les fidèles se fabriquent des idoles avec leurs termes religieux. Dans leur quête de sécurité peut-être identifient-ils Dieu et leur concept de Dieu. Quand ce concept est en danger, Dieu, croient-ils, l’est aussi. C’est pourquoi aucun concept de Dieu ne peut être plus qu’une construction humaine limitée, et nos mots personnels pour en parler, il faut bien l’admettre, ne révèlent pas Dieu, mais nos propres désirs. Les croyants en exil sont obligés de reconnaître aujourd’hui que les Bibles, les credo, les doctrines, les prières et les hymnes, ne furent tous que des objets créés, pour nous permettre de parler de notre expérience de Dieu, à une période antérieure de notre histoire. Mais celle-ci nous a amenés à un moment où le contenu littéral de ces objets n’est rien moins que dénué de signification, où les définitions traditionnelles sont inopérantes et où les symboles n’arrivent plus à correspondre à la réalité. Une partie de l’expérience d’exil est une sorte de veillée mortuaire de Dieu, tel que nous l’avons connu. Quand un concept de Dieu meurt, jamais il ne ressuscite : voilà la cause de notre angoisse en exil. En vérité le théisme, comme façon de concevoir Dieu, est devenu inadapté, le Dieu du théisme est en train de mourir et ne pourra être ranimé. Si la religion de l’avenir dépend du maintien en vie des affirmations théistes, alors ce phénomène humain appelé religion sera arrivé à sa fin. Si le christianisme repose sur une définition théiste de Dieu, il faut être lucide : ce noble système religieux est à l’agonie ; bientôt ce sera la rigidité cadavérique. Peut-on être chrétien sans être théiste ? On comprend maintenant l’enjeu de la question.

Le Dieu adoré dans l’Occident chrétien ne survivra pas à la révolution de pensée qui a causé notre exil.

Le Dieu adoré par les juifs avant leur exil à Babylone n’était pas celui qui sortit de l’exil. Beaucoup plus tard, une vue étendue de l’histoire juive a relié les deux mais ce n’était pas l’impression des gens qui vivaient le temps de l’exil. De même le Dieu adoré dans l’Occident chrétien ne survivra pas à la révolution de pensée qui a causé notre exil, même si, nous aussi, nous espérons les voir se réunir dans le futur. Les juifs sortirent de Babylone croyant en un Dieu qui avait changé ; ce n’était plus la divinité tribale du passé d’Israël. Sortirons-nous de notre exil avec un Dieu différent des concepts théistes d’antan ? C’est la seule voie où s’engager. Dieu peut-il exister tout en n’étant pas situé dans un lieu extérieur, comme un être surnaturel ? Dieu peut-il exister s’il n’y a pas d’entité divine à invoquer pour venir nous aider dans nos détresses ? Dieu peut-il exister si toutes les images de Dieu comme père au-dessus de tous les autres, c’est-à-dire comme divinité personnelle, sont congédiées ?

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Poser les questions autrement

Pour dépasser ces définitions, il faut poser les questions religieuses, non pas en prétendant posséder une révélation divine à l’origine, mais en considérant d’une manière différente l’expérience humaine. C’est pourquoi le mot « que ? » au lieu de « qui ? » sera un meilleur guide. Y a-t-il une dimension en profondeur de la vie qui soit, finalement, spirituelle ? Si oui, qu’est-ce ? Y a-t-il une profondeur à notre vie et à celle du monde qui nous relie à une présence que nous disons « transcendante » et « qui nous dépasse » et qui, pourtant, ne se distingue pas de ce que nous sommes et de ce qu’est le monde ? Si oui, qu’est-ce ? Y a-t-il une présence au cœur de notre vie qui ne peut être invoquée comme un être, mais saisie comme une réalité divine et infinie ? Si oui, qu’est-ce ? Si nous pouvions nous ouvrir à une telle réalité, en être pleinement conscients, et la laisser remplir notre être et notre conscience, pourrions-nous employer le mot Dieu pour décrire cette façon d’être ? Pourrait-elle être encore une présence profonde, même si on ne la définissait pas comme une présence extérieure ? Il y en aura sûrement pour affirmer que c’est jouer sur les mots puisque c’est en désaccord avec les concepts religieux traditionnels, mais j’estime plutôt que ces questions pourraient nous ouvrir un chemin dans l’expérience de Dieu par delà l’exil. Je crois que, tout du moins, c’est une voie digne d’être explorée. C’est aussi une voie qui a toujours existé, dans une sorte de rapport minoritaire dans l’histoire religieuse, si on sait la chercher.

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Élargir les représentations de Dieu

Un des termes hébraïques d’autrefois par exemple, pour désigner Dieu, était ruach. Ce mot signifiait, littéralement, le vent, concept naturel et impersonnel. On considérait le vent ou ruach non comme un être, mais comme une force vivifiante. Il n’avait ni frontières, ni destination reconnaissable. On disait, chez les Hébreux, que le ruach ou souffle de Dieu, avait plané sur le chaos, dans le récit de la création, pour faire surgir la vie. Petit à petit, ce ruach changea, se personnifia et on l’appela l’Esprit. Mais il est important de remarquer qu’à l’origine, ruach était une force de vie impersonnelle, un « que » dont on faisait l’expérience, non un « qui ». Le ruach ou souffle de Dieu n’était pas extérieur. Il surgissait plutôt à l’intérieur du monde et on l’interprétait comme sa base même, sa réalité porteuse de vie.

Aucun concept de Dieu ne peut être plus qu’une construction humaine limitée, et nos mots personnels pour en parler ne révèlent pas Dieu, mais nos propres désirs.

On pensait que ce ruach se rattachait, en quelque sorte, au nephesh ou souffle humain. C’était et c’est aussi un concept impersonnel. Le souffle est une force qui jaillit de chacun d’entre nous et on pensait qu’il s’identifiait à notre vie.

Le mot « rocher » est encore une autre image impersonnelle de Dieu présente dans les Écritures. On ne peut imaginer plus impersonnel qu’un rocher. Pourtant, dans le livre de Samuel, on peut lire : « Il n’y a aucun rocher comme notre Dieu » (1 S 2,2) et les écrits hébraïques chantent la solidité de Dieu, comme un rocher. Le Psautier proclame : « Le Seigneur est mon rocher et mon salut » (Ps 18,2), et plus loin « Qui est un rocher, sinon notre Dieu ? » (Ps 18,32). Paul appelle même le Christ le rocher où s’abreuvèrent les Hébreux pendant les années au désert.

Si, pour concevoir Dieu, nos pères ont utilisé des éléments aussi impersonnels que le vent, le souffle ou un rocher, nous pourrions sûrement être plus audacieux, nous évader de nos images personnalistes et envisager dans notre quête de Dieu de nouvelles acceptions et des figures de rhétorique radicalement différentes.

Des peuples de l’antiquité ont senti, presque intuitivement, les strictes limites de leurs concepts théistes de Dieu, comme s’ils les savaient inadéquats ou même inexacts, tout en ne sachant qu’en faire. Il était, par exemple, interdit aux juifs de prononcer le nom sacré de Dieu. C’était, en quelque sorte, faire de Dieu un objet plutôt qu’un sujet, une activité envisageable plutôt qu’un mystère ultime. Pour la même raison, les musulmans n’avaient pas le droit de représenter le Divin de manière visuelle. De telles représentations semblaient trop limitatives.

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L’exemple des mystiques

Les mystiques de chaque tradition religieuse se sont toujours récriés contre toute définition spécifique de Dieu. Ceux de l’Occident, semble-t-il, ont affirmé qu’un Dieu personnel n’était qu’une étape, inférieure, dans l’évolution de la religion humaine. Au début la représentation de Dieu était imaginative, puis elle devint vite ineffable. Elle nécessitait un voyage intérieur et non pas extérieur. Cette recherche intérieure aboutissait, finalement, à une humanité transfigurée. Elle permettait ainsi au mystique d’échapper aux limites humaines sans toucher à l’intégrité humaine. En même temps, cette étonnante expérience mystique ne réduisait pas les humains au statut d’enfants impuissants et dépendants, soumis à la volonté d’une divinité extérieure et autoritaire. Elle invitait plutôt la vie humaine à sortir de toutes limites jusqu’à ce que celle-ci

Le mysticisme prétend que tout la création peut révéler le Divin, dans les profondeurs mêmes de son être.

apparaisse comme une révélation de ce Dieu qui surgirait des profondeurs mêmes de la vie. Le mysticisme prétend qu’en fin de compte, toute la création peut révéler le divin, dans les profondeurs mêmes de son être. Pour le mystique, donc, le Dieu d’une personne n’est jamais tout à fait le même que Celui d’une autre. L’idolâtrie est ainsi impossible. Dans la tradition mystique, nul ne peut revendiquer l’objectivité de son intuition. Chacun est invité à voyager dans le mystère de Dieu en empruntant la voie de sa propre personnalité en développement. Chacun est jugé capable d’être une théophanie, un signe de la présence de Dieu, mais aucune personne, aucune institution, aucun mode de vie ne peut épuiser cette révélation.

À l’intérieur des systèmes ecclésiastiques traditionnels du monde occidental, des censeurs s’empressent d’écarter ces idées mystiques presque universelles : c’est du panthéisme, l’affirmation que Dieu n’est que la somme de tout ce qui existe. En un langage un peu plus sophistiqué, ils diront : c’est du panenthéisme, Dieu est en toute chose, mais n’est pas nécessairement la somme de tout. Bien des théologiens, révélant leurs propres limites, semblent croire qu’ils peuvent écarter une idée, à partir du moment où ils l’ont nommée. Pour le mystique, Dieu ne peut s’identifier à ce qui est, tout ce qui est devient plutôt la source qui, en fin de compte, révèle le vrai Dieu. Selon eux, on trouve Dieu dans les profondeurs de la vie, à l’œuvre dans et par ce monde, appelant la création tout entière à la transcendance qui révèle nos plus profondes potentialités. C’est une meilleure approche des concepts de Dieu, je pense, si nous commençons par passer de la question « qui » à la question « quoi », puis de notre perception de Dieu, à notre espérance de Dieu.

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Évolution de la théologie au XXe siècle

Le milieu de la théologie universitaire a pris conscience de son asservissement à ces conceptions théistes du passé qui n’ont plus de pouvoir ni de sens. Depuis le XIXe siècle au moins, les théologiens chrétiens d’avant-garde ont tenté de se délivrer de ce Dieu théiste à l’agonie. Il ne faut pas chercher bien loin dans le passé pour discerner cette prise de conscience.

La chute du théisme commença par l’effondrement d’un littéralisme biblique, en Allemagne, au début du XIXe siècle2. Partant des études bibliques, il devenait évident qu’on ne pouvait plus fonder les doctrines théologiques sur les textes littéraux qui les avaient autrefois sous-tendues. Rudolf Bultmann, sans doute le plus éminent exégète du Nouveau Testament de notre siècle, a poussé très loin cette nouvelle étude en nous faisant savoir que toute la trame de l’Évangile s’insérait dans la mythologie antique et ne pouvait donc être prise au pied de la lettre3. L’interprétation théiste de Dieu faisait partie de cette mythologie. Mais, suggérait Bultmann, si l’on pouvait démythifier tous ces textes, on y trouverait encore la révélation d’une foi qui sauve.

Alfred North Whitehead, qui débuta par une carrière de mathématicien, dessina la charpente théologique d’une perception de Dieu, non pas être extérieur mais processus se développant au cœur de la vie de ce monde4. Il y voyait Dieu existant dans la réalité tout entière, non pas antérieur à elle, et se développant en absorbant et transformant ce qui fait le monde temporel. Ce Dieu était pour Whitehead, la source inépuisable de toutes les nouvelles possibilités. L’école de pensée connue sous le nom de « théologie du Process », lui doit cette idée fondamentale.

Dietrich Bonhoeffer invitait le monde à ce qu’il appelait un « christianisme sans religion » et, de sa cellule de prison, dans l’Allemagne nazie, où il attendait son exécution pour trahison envers le Troisième Reich, il disait qu’il nous fallait vivre dans ce monde « comme s’il n’y avait aucun Dieu5 ». La beauté et la grandeur de son témoignage, en tant que martyr prêt à mourir pour combattre la cruauté du Führer ont peut-être aveuglé le monde, l’empêchant de voir la nature radicale de ses idées théologiques, du moins pour un temps. Mais, à l’horizon des écrits de ce grand penseur chrétien, surgissait un christianisme sans religion, peut-être même sans Dieu, ou tout au moins non théiste.

Mon propre professeur, Paul Tillich, ayant fui l’Allemagne nazie, suggérait, dans ses écrits des années trente et quarante, qu’il fallait abandonner les images de grandeur et d’extériorité qui furent celles du Dieu théiste dans l’histoire, et les remplacer par des images d’intériorité et de profondeur, la divinité n’étant pas hors de nous, mais étant le cœur même et la base de tout ce qui est6. Ce Dieu ne serait pas une puissance théiste, un être parmi les êtres dont on pourrait mettre l’existence en discussion. Il ne serait pas l’auteur divin de miracles et de magie, celui qui distribue récompenses et punitions, bienfaits et malédictions, pas plus qu’un super-Père céleste capricieux qui nous console, entend nos cris et devient un Zorro terrestre pour certains, tout en laissant les autres souffrir le martyr dans un monde totalement injuste.

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Le Dieu de Tillich

Le Dieu que montrait Tillich était le centre infini de la vie. Ce n’était pas une personne, mais plutôt, comme le sentaient les mystiques, la présence mystique où chacun pouvait s’épanouir. Ce n’était pas un être, mais plutôt une force faisant surgir l’être en toute créature. Ce n’était pas une force personnelle, extérieure qu’on pouvait invoquer, mais une réalité intérieure dont la présence nous ouvrait au sens même de la vie.

Pour Tillich, inutile d’implorer un pouvoir extérieur pour combler nos besoins ; il fallait prendre de plus en plus conscience du Fondement de l’Être et de sa relation à tous ceux qui partagent ce fondement infini et inépuisable. Selon lui, les images externes du consensus théologique théiste d’hier, en plein déclin, avaient emprisonné, altéré et déformé le mot Dieu. Ces images devaient disparaître avant que le mot Dieu reprenne sens. Tillich souhaitait vivement un moratoire sur ce mot, sur au moins un siècle. Cette demande est restée lettre morte. On parle beaucoup de Dieu, mais c’est souvent en langage théiste. Mais, quand on est en exil, le discours change : toutes les idées sur Dieu peuvent être alors discutées. Les définitions de Dieu ne sont pas figées ; elles invitent à la recherche. Il n’y a pas un ensemble de données convenues qui puisse remplir ce mot, ni d’effort à faire pour les imposer. La vérité objective a disparu. C’est un voyage au cœur d’un nouveau langage7.

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Dieu intérieur

Dieu a toujours été identifié à ce qui donne la vie. Cette conception religieuse s’est parfois manifestée dans les cultes de fertilité et les divinités agricoles. Souvent on adorait le soleil, sachant que, sans ses chauds rayons, il n’y aurait pas de vie. Parfois, c’était le ciel, la pluie, la terre, ou même le pouvoir du feu qui devenaient les symboles de la vie émanant de Dieu ; parfois, c’était le créateur, distant et puissant, appelé même le « Père Tout Puissant, créateur du ciel et de la terre ». Mais derrière le contenu de toutes les images de Dieu, il y avait l’idée d’un Dieu qui donne la vie, source de vie lui-même. Aussi Tillich pressait-il ses lecteurs de considérer l’existence et de découvrir ce qui appelle les gens à la vie et, une fois cela découvert, de le reconnaître comme manifestation du divin, sinon la source divine elle-même.

Le développement de la psychologie a alimenté ces points de vue théologiques. Parmi ceux-ci, l’idée que l’amour est aussi la source et l’auteur de la vie. Sans amour, nous nous desséchons. L’enfant qui n’est pas aimé, le nourrisson délaissé mourront certainement ; c’est vrai aussi des primates. L’amour ouvre la création tout entière à la vie et appelle toute chose à l’existence. Sur le plan humain, c’est la force indispensable qui approfondit nos liens et qui, du même coup, épanouit notre humanité. Plus l’amour nous libère, plus nous sommes à même de donner notre vie pour les autres. Plus nous découvrons l’amour qui donne la vie, plus il est facile de nous montrer nous-mêmes, non pas dans une frénésie exhibitionniste, mais comme moyen d’expression et de révélation du Fondement de notre être. Plus nous explorons les profondeurs de la vie, plus nous découvrons qu’elle est solidaire, communicante et indivisible. Au fond de l’être humain, rien n’est séparé ni solitaire. Chacun d’entre nous participe à un organisme complexe, vivant, dont les éléments meurent et naissent à chaque instant. Or, chaque élément de cet ensemble vivant participe à l’union éternelle, au fondement ultime de ce que nous apprendrons, sûrement un jour, à appeler Dieu.

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Un appel à être

Il n’y a pas de Dieu extérieur à la vie. Dieu est plutôt le fond et le centre inévitables de tout ce qui est. Ce n’est pas un être supérieur à tous les autres. C’est le Fondement de l’Être lui-même.

L’appel de ce Dieu intérieur, devient donc, d’abord, un appel à être. Il n’a rien à voir avec la religion en elle-même. Il fait une nouvelle mise au point sur ce qu’on a appelé la dimension religieuse. La tâche de l’Église, par exemple, est moins d’instruire les fidèles et de les relier à un pouvoir divin extérieur, que de leur apporter la possibilité d’entrer en contact avec le centre infini de toute chose et de grandir dans ce qu’ils sont destinés à être. De cette manière, ils pourront découvrir, en eux, le Dieu Saint, Fondement de leur Être, différent du Dieu théiste du passé. Nous sommes très loin des activités typiques d’une institution religieuse : discussion sur les meilleures liturgies, imposition d’une orthodoxie à l’esprit des fidèles… Selon cette vision de Dieu, la vocation première de l’Église serait de rejeter tout ce qui entrave l’expression la plus totale de notre humanité. Les définitions d’hier, inadaptées, les stéréotypes du passé, qui nous empêchent de contempler la diversité splendide de la création divine, les préjugés d’époques révolues, grâce auxquels nous essayons de garder notre autonomie, comme un privilège, tout cela devient contraire au Fondement de l’Être qui invite sans cesse à réaliser nos potentialités. Avec cette nouvelle manière de concevoir Dieu, se dessine un nouveau programme de vie religieuse.

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Revenir au credo primitif

Ce programme n’est pas facile pour tout le monde. Ceux qui ne peuvent envisager Dieu que dans des catégories théistes surhumaines, se demandent si Le considérer comme le Fondement de tout Être n’est pas impersonnel : on dit « cela » au lieu de « Tu ». Ils ont l’impression de dégrader la sainteté. Certes, une grande part de l’essence réconfortante du Dieu théiste du passé semble absente de ce concept. Comment s’adresser, de la façon traditionnelle, au Fondement de l’Être ? Dans cette nouvelle manière de voir Dieu, on ne trouve plus ce qui motivait notre adoration et qui était un aspect de ce Dieu du passé : la bonté et la fidélité. Le christianisme institutionnel perd ce pouvoir qu’il détenait d’un Dieu extérieur, juge et distributeur de récompenses et de punitions motivantes. Toute l’interprétation théologique du passé, destinée d’abord à séparer les fidèles des infidèles, n’a plus aucune pertinence, tel le langage chrétien dans son acception littérale. Cette prise de conscience pourrait nous aider à revenir au credo primitif des chrétiens : simplement ces trois mots « Jésus est Seigneur ». Tous les autres articles de foi ne sont que glose sur ces trois mots, destinés à servir les besoins du pouvoir institutionnel de l’Église, source, selon elle, de toute vérité, et à exclure ceux qui refusent de se soumettre à l’autorité ecclésiastique.

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Des concepts qui nous questionnent

Plus importante que tout cela, cette vision de Dieu pose une question ultime, même pour les croyants en exil. Le Fondement de l’Être est-il réel ? Est-ce une abstraction philosophique pour amortir simplement le choc de notre éveil à la solitude radicale d’un monde sans Dieu ? Les défenseurs frileux du théisme ne seront pas sans soulever cette objection. Peut-on trouver, se demanderont-ils, un sens à la vie si on lui enlève l’appareil théologique du passé ? Quelle base pour une conduite morale dans cette conception de Dieu ? Sans une institution religieuse gardienne de la bonne conduite, la civilisation tombera dans l’anarchie où la force devient l’arbitre ultime du droit, diront-ils. Cette anarchie commence, selon l’opinion commune, lorsque l’on se détache des stéréotypes sexuels d’antan.

Ce sont de grandes et angoissantes questions auxquelles, en définitive, peuvent répondre non pas ceux qui les posent dans la crainte, mais plutôt ceux qui savent qu’on ne peut ressusciter les images théistes d’hier. Seuls peuvent y répondre ceux qui vivent en exil. Tous les autres se hâteront soit de défendre les braises mourantes des convictions évanescentes d’hier, soit d’abandonner tout système religieux, synonyme de bavardage futile, expression de l’immaturité d’une humanité qui avait besoin d’une figure paternelle pour supporter le trauma de l’existence.

Mais, soyons clairs. Si on ne peut plus concevoir Dieu comme un « Autre personnel », cela signifie-t-il que le cœur et le fondement de toute vie soient impersonnels ? Cela rend-il Dieu moins que personnel, ou mystérieusement, encore plus que personnel, et pourtant toujours au-delà de nos catégories et de notre entendement humains si limités ? Finalement, on ne peut répondre à ces questions. Et pourtant, elles font jaillir toute une série d’interrogations. L’Être de Dieu ne se manifeste-t-il pas dans une profonde personnalité ? Peut-on adorer le Fondement de l’Être sinon en osant se réaliser totalement ? Peut-on adorer la source de vie sinon en osant vivre pleinement ? Peut-on adorer la source d’Amour sinon en osant aimer sans compter et totalement ? Y a-t-il plus personnel que ce qui nous invite à être, à vivre et à aimer ? Une vie qui reflèterait ces qualités ne révélerait-elle pas l’image de Dieu qui est en nous ? Cette réalité ne reflète-t-elle pas une nouvelle façon de lire et de comprendre cette affirmation biblique : « Dieu créa l'homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa8 ? » Il se peut que nous portions l’image de Dieu parce que nous sommes une partie de ce qu’est Dieu. Ces concepts nous interpellent, nous les croyants en exil.

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Découvrir le sens au fond de nous

Peut-on adorer le Fondement de l’Être sinon en osant se réaliser totalement ? Peut-on adorer la source de vie sinon en osant vivre pleinement ? Peut-on adorer la source d’Amour sinon en osant aimer sans compter et totalement ?

Pourtant, c’est épouvantable de penser que le ciel n’abrite aucun père céleste pour prendre soin de nous. Nous nous remémorons ce moment de notre développement humain où nous avons compris que nous avions atteint l’âge adulte et que nous devions donc être responsables. Aucun parent terrestre ne pouvait désormais nous protéger. Peut-être avons-nous atténué cette expérience avec la prémisse d’un Dieu théiste. Selon la sagesse courante de l’Église, les jeunes adultes qui l’avaient quittée durant leur adolescence, reviendraient au culte après le mariage, l’installation et la naissance des enfants. Mais l’étayage de ce Dieu vers lequel ils devaient revenir n’est plus très solide aujourd’hui. Nous commençons à comprendre que nous sommes seuls et donc responsables de nous-mêmes et que nous ne pouvons recourir à une puissance supérieure pour lui demander sa protection. Nous apprenons que le sens n’est pas extérieur à la vie mais qu’il faut le découvrir au fond de nous et l’imprimer à la vie, par un acte volontaire. Nous comprenons que la vie n’est pas juste et qu’elle ne le deviendra pas nécessairement, dans cette vie ou dans une autre. Alors il nous faut décider comment vivre maintenant avec cette réalité. Le bien-être de l’ordre social viendra-t-il modérer notre tendance à la cupidité et à l’égoïsme ? Dans nos relations personnelles, il nous faudra affronter des points tels que le rôle du tempérament et la validité des engagements les plus sacrés quand ils sont en opposition avec la tendance au plaisir et à la satisfaction personnelle. A-t-on encore besoin d’un culte en commun ? Si oui, quelle forme doit-il revêtir ? Une représentation de Dieu, autre qu’une divinité théiste au-delà du monde, peut-elle encore alimenter la structure ecclésiastique que nous appelons maintenant Église ?

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Nous devons avancer

Voilà les questions qui se posent quand nous entrons en exil. Aucune réponse ne se présente ; il n’y en a jamais en exil. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut avancer, aucun retour vers les anciens systèmes de sécurité n’est possible. Aucun adulte ne peut revenir à la maison paternelle quand il atteint l’âge mûr. Quand l’esprit humain est devenu majeur, il ne peut revenir à l’image de Dieu comme père céleste. La route du passé est barrée, si ce n’est par des anges armés d’épées flamboyantes (Gn 3,24), du moins par la disparition du Dieu théiste d’hier.

Quand les Juifs furent déportés en exil à Babylone, au début du sixième siècle avant J.C., ils savaient qu’ils ne chanteraient plus jamais l’hymne du Seigneur, du moins pas les hymnes de Sion. Ils ne pourraient plus jamais adorer Dieu dans l’avenir, comme ils l’avaient fait dans le passé. Il fallait apprendre un chant nouveau ou ne plus jamais chanter. C’est, me semble-t-il, le destin du chrétien moderne. Je crois que le nouveau chant est en train de s’écrire et je veux être de ceux qui le chanteront. Le remplacement du Dieu théiste du passé par le Dieu inévitable qui est le Fondement de l’Être est, je pense, la condition préalable pour entonner le chœur grandiose de l’avenir.

Alors, allons-y. Il n’y a pas de Dieu extérieur à la vie. Dieu est plutôt le fond et le centre inévitables de tout ce qui est. Ce n’est pas un être supérieur à tous les autres. C’est le Fondement de l’Être lui-même. Ce point de départ est riche d’enseignement. Ce que la foi du passé a façonné doit être compris de nouvelle manière pour nous accompagner au-delà de l’exil ; il faudra laisser de côté tout ce qui ne peut s’interpréter différemment. Le temps nous apprendra à distinguer ce qui est à garder de ce qu’il faudra rejeter.

John Shelby Spong

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Ce chapitre est traduit ici avec la permission de Harper Collins, San Francisco. © J.S. Spong/Harper Collins. Toute reproduction par quelque moyen que ce soit est strictement interdite et pourra faire l’objet de poursuites. © Traduction française de Maryvone Orliac.

NOTES

  • 1 Socrate fut exécuté vers 399 avant J.C.
  • 2 La publication de « Leben Jesu » de David Friederick Srauss, en 1835 ou 36 attira l’attention du public sur les aspects mythiques et légendaires des récits évangéliques. Ce livre fut édité en anglais en 1846 sous le titre : « La vie de Jésus révélée de manière critique ». Julius Wellhausen (1844 – 1918) continua cette étude avec son ouvrage en quatre parties sur la formation de la Torah.
  • 3 Les oeuvres de Bultmann présentant cette thèse furent : « Die Geschichte der Synoptishen Tradition » (1921), éditée en anglais sous le titre « L’histoire de la Tradition Synoptique » (1968), et « Jesu », sous le titre : « Jésus-Christ et la mythologie » (1960). Ses conférences de Gifford de 1955 furent éditées sous le titre : « Histoire et Eschatologie ». Il vécut de 1884 à 1976.
  • 4 Voir tout particulièrement les livres de Whitehead « Religion en construction » (1926) et « Process et Réalité » (1929).
  • 5 Voir « Lettres et écrits de prison » de Dietrich Bonhoeffer, édité chez Eberhard Bethge. Voir en particulier les lettres du 16 juillet et suivantes.
  • 6 Le Dr Keith Ward, professeur Royal de théologie à Oxford a fait remarquer dans des entretiens que l’on peut trouver, en substance, ces concepts de Tillich dans les écrits de Thomas d’Aquin. Il souligne que, pendant toute une période, on a traité de ces concepts soi-disant modernes, dans le monde de la théologie académique.
  • 7 Ce concept pénètre les écrits de Tillich, mais c’est dans sa « Théologie Systématique » en trois volumes qu’il s’exprime le mieux (publiée publiée entre 1953 et 1964).
  • 8 Gn 1,27.

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