Ouverture et Actualité
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La Cène qu'a vraiment peinte Leonard de Vinci
Le
best-seller, puis maintenant le film du Da Vinci Code popularisent une
nouvelle fois une uvre d'art déjà reprise et parodiée
dans de nombreux tableaux, publicités, films, imageries populaires.
Encore une fois, certains milieux chrétiens s'opposent à
cette reprise filmique au nom d'une "vraie" compréhension
de cette uvre magistrale (qui l'on qualifie à tort de fresque,
alors qu'il s'agit en fait d'une peinture murale). Un tract catholique
intégriste distribué à Paris à l'occasion
de la projection du film affirme que "Leonard de Vinci n'a jamais
peint ce que Dan Brown affirme", mais l'argumentation qui suit
est truffée d'erreurs historiques et interprétatives sur
cette uvre.
Ce peut être alors l'occasion de rappeler quelques éléments
de compréhension de ce monument de l'art occidental. Pour simplifier
l'étude d'une uvre fort complexe, on peut dire que la Cène
de Leonard de Vinci (1495-97) délivre 4 messages, de nature fort
différents :
1. Le message politique
Contrairement à ce qui est affirmé par certains, cette
uvre n'est pas uniquement religieuse. Elle a aussi une dimension
politique, et cela, dès ses origines. Elle se trouve certes
dans le réfectoire d'un couvent dominicain, mais le commanditaire
de l'uvre fut le Duc de Milan, Ludovic Sforza, dit le More,
non le prieur de la communauté, que le peintre exécrait.
Le Duc voulait faire de l'ensemble des "Grazie" (comprenant
une église, un couvent, et un mausolée qu'il envisageait
de construire), un ensemble architectural à la gloire de sa
famille et de son pouvoir. La partie supérieure de la peinture
de Leonard - et que l'on ne montre jamais quand on reproduit l'uvre
d'art - comprend des armoiries de la famille ducale et des inscriptions
à sa gloire. Même si le sujet de l'uvre est chrétien,
et même biblique, le contexte de son élaboration ainsi
que sa composition montrent qu'elle s'inscrit dans un contexte plus
politique et public que strictement monastique.
2. Le message biblique
Le génie de Leonard est d'avoir été également
très attentif aux récits bibliques qui sont à
l'origine de l'image. Il a en fait opéré une synthèse
entre différents récits de ce qui s'est passé
à l'occasion du dernier repas de Jésus avec ses disciples
: il a représenté à la fois les trois textes
évangéliques parlant de l'institution de la Cène
(Matthieu, Marc, Luc), et les 4 textes évangéliques
annonçant la trahison de Juda (Matthieu, Marc, Luc, Jean).
Ainsi en une seule image, il n'y a pas moins de 7 textes bibliques
; certains détails se réfèrent plutôt à
tel texte ou à tel autre. Nous avons là une uvre
de synthèse biblique. Le Christ au centre du tableau, dans
une pose hiératique et séparé des disciples par
un vide, fait allusion à l'institution de la Cène, tandis
que les disciples, agités et regroupés par trois, expriment
leur réaction à l'annonce de la trahison. De sa main
droite le Christ prend du pain (allusion à la trahison), de
sa main gauche en revanche il bénit (allusion à l'institution).
Sa tête se détachant sur un fond de ciel souligne sa
divinité, tandis que les pieds posés au sol (que l'on
ne voit plus à cause d'une destruction postérieure)
soulignent son humanité. Vinci a ainsi su exprimer une théologie
parfaitement biblique à travers sa représentation de
la Cène.
3. Le message esthétique
Mais l'artiste avait également d'autres préoccupations,
d'ordre esthétique. Il n'échappera à personne
que l'espace intérieur, l'architecture de la pièce,
la perspective, ont une place importante dans l'espace du tableau.
Cet espace a une fonction symbolique, comme les trois ouvertures au
fond de la pièce qui symboliseraient la Trinité. Mais
cet espace a aussi une fonction esthétique : il souligne la
vitalité des personnages, leur mouvement dans un espace volontairement
trop ramassé. La perspective adoptée par Leonard est
en effet volontairement fausse. Par une transformation très
subtile des lignes de fuite, il a fait en sorte de créer un
point de vue dynamique. En faisant cela, il s'est opposé aux
théories d'une perspective "objective", géométrique,
représentée par son contemporain et rival, Alberti.
Autrement dit, il y a dans cette uvre un débat assez
technique sur la nature et la fonction de la perspective, en relation
et en opposition avec les théories esthétiques de l'époque
(la fin du Quattocento). Leonard affirme ici que la perspective n'est
pas et ne peut pas être une représentation objective,
mais doit au contraire exprimer une double subjectivité, celle
du créateur et celle du spectateur. Voilà un aspect
esthétique très novateur, qui annonce l'art moderne.
4. Le message psychologique
Enfin, l'une des nouveautés de Leonard est qu'il a personnalisé
les différents apôtres, en leur donnant des poses et
des visages à la fois particuliers et différenciés
les uns des autres. Chaque attitude souligne un caractère,
un état d'âme, parfois une activité spécifique.
Au lieu de mettre en avant les deux personnages toujours identifiés
dans la tradition iconographique (Jean et Juda), il les intègre
aux autres apôtres. Il
ouvre grande la porte en direction d'une lecture psychologique des
12 apôtres, qui ressemblent plus à ses contemporains
qu'à l'image des apôtres léguée par la
tradition (Léonard s'inspirait de personnages réels,
qu'il croquait dans la rue, pour représenter leurs visages).
On comprend que l'on se soit ensuite mis à fantasmer sur les
caractères et personnalités de tel ou tel personnage.
Leonard leur a donné une telle importance, et les a représentés
de manière tellement novatrice, qu'une surinterprétation
devient tentante. L'apôtre Jean est-il une femme, Marie Madeleine
? On ne peut empêcher personne de projeter ce qu'il a envie
de voir dans la peinture, mais tel n'était pas l'intention
de Léonard. Il était trop biblique pour ne pas représenter
"le disciple que Jésus aimait" ; que celui-ci ait
un visage régulier avec des cheveux longs et bouclés
n'a rien d'étonnant ; de nombreux jeunes hommes (que l'artiste
aimait) étaient ainsi, comme on le voit dans nombre de dessins
et esquisses préparatoires.
Plutôt que de re-catholiciser une uvre qui le l'est pas
fondamentalement ; plutôt que de condamner une réinterprétation
littéraire puis filmique sans doute médiocre mais légitime,
apprenons à regarder une uvre d'art avec les yeux de celui
qui l'a faite.
Jérôme Cottin
Théologien et historien d'art
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