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Numéro 206
Février 2007
( sommaire )

Cahier : Port-Royal et les protestants :
des affinités électives

par Richard Cadoux

 

Au XVIIe siècle, les guerres de religion ont amené les catholiques à une grande ferveur qui fait écho à celle des protestants un siècle plus tôt. Des ordres se créent, des couvents s’ouvrent. Le jésuite Molina avait affirmé en 1583 que l’homme joue un rôle important dans son salut ; mais la liberté qu’il rendait à l’homme contredisait saint Augustin selon lequel l’homme est incapable de faire le bien par lui-même.

« L’abbaye de Port Royal des Champs » (vue à vol d’oiseau). Aquarelle, 1700. © Château de Versailles/photo AKG Images Jansenius, dans son ouvrage Augustinus, publié en 1640, développe ces idées augustiniennes que rappelaient déjà les protestants un siècle auparavant : l’homme est profondément corrompu et seul Dieu peut, lors d’une « conversion », changer son cœur de pierre en cœur de chair. Le jansénisme menace l’Église catholique d’une nouvelle dissidence. Les jésuites s’y opposent violemment et parlent de « calvinisme rebouilli ». Port-Royal, couvent de femmes fondé au XIIe siècle, devient un lieu de rencontre de ces « rebelles ».

Blaise Pascal prend la défense des jansénistes et porte le débat devant le grand public. Ce scientifique (à la fois physicien, auteur de travaux importants sur le vide et la pesanteur de l’air, entre autres, et mathématicien, à l’origine du raisonnement par récurrence et du calcul des probabilités) a en effet traversé plusieurs « conversions ». En 1654, il vit une « nuit de feu », expérience mystique intense dans laquelle il a le sentiment de rencontrer Dieu. Peu après, il se retire un temps à Port-Royal. Il se manifeste comme théologien, philosophe et moraliste.

Dans ses « Lettres à un provincial de ses amis » (les célèbres Provinciales publiées sous un pseudonyme, en 1656 et 1657), il attaque la morale des jésuites qu’il estime trop relâchée, et tourne en ridicule certains casuistes. L’opinion publique se rallie à Pascal, avec de nombreux prêtres. Mais après les guerres du XVIe siècle, toute opposition à la doctrine catholique est ressentie comme une menace sociale et politique. Louis XIV (dont le confesseur était jésuite) et Mazarin (qui accusait les jansénistes d’avoir des rapports avec la Fronde) font brûler les Provinciales, déjà mises à l’index par le pape. Après de longues années de persécution, l’abbaye de Port-Royal est rasée en 1711 sur ordre du roi.

L’écrasement du jansénisme pose une nouvelle fois la question de la possibilité d’une démarche réformatrice à l’intérieur de l’Église catholique.

Richard Cadoux est supérieur général de l’Oratoire de France, après avoir été directeur spirituel au Séminaire des Carmes et enseignant à l’Institut catholique de Paris. Il a publié récemment Bérulle et la question de l’homme (Éditions du Cerf, 2005). Il fait ici le parallèle entre la Réforme et le jansénisme en analysant leurs points communs et leurs différences. feuille

Marie-Noële et Jean-Luc Duchêne

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Port-Royal et les protestants : des affinités électives

Magny-les-Hameaux (Port-Royal), Chapelle Photo D.R.

Magny-les-Hameaux (Port-Royal), Chapelle Photo D.R.

La question des relations entre Port-Royal et les protestants est délicate. Jansénisme et protestantisme se situent, en effet, dans un rapport paradoxal d’attirance et de distanciation. André Gounelle a pu ainsi écrire : « Pendant longtemps, ils (les protestants) ont vu dans Port-Royal une histoire parente de la leur, en dépit de différences importantes, et une théologie à la fois proche de celle de la Réforme sur certains points et éloignée sur d’autres. Ils ont été fascinés par cet étrange mélange de similitudes et d’oppositions, de proximité et de distance, de parallélismes et de contrastes » et la notice Jansénisme de l’Encyclopédie du protestantisme conclut : « Les réformés se sont toujours intéressés au jansénisme (et vice versa) sans que les uns et les autres se soient rapprochés sur le plan confessionnel ou même ecclésial. » De plus, cette question a souvent été abordée de manière polémique avec une totale absence de sérénité. Il ne s’agit donc pas seulement de comparer, en termes d’histoire des doctrines, deux systèmes qui relèvent de la même séquence historique, le calvinisme et jansénisme (il n’y a d’ailleurs pas d’unité substantielle du jansénisme et il n’existe sans doute pas non plus de calvinisme à l’état théologiquement pur), mais de confronter deux univers religieux, qui n’ont rien de monolithique et qui ont évolué dans le temps (la crise janséniste dure deux siècles).

Le jansénisme

Mais tout d’abord qu’est-ce que le jansénisme ? Une certaine manière d’être catholique en France sous l’Ancien Régime. Il apparaît comme une dissidence à l’intérieur du catholicisme français à l’âge moderne. Ce non-conformisme a des soubassements théologiques, ceux d’un augustinisme pur et dur. Il a ses théologiens : Jansens dont l’ouvrage posthume l’Augustinus est condamné en 1641, Arnauld qui en 1643 publie De la Fréquente Communion, l’oratorien Pasquier Quesnel auteur des Réflexions morales sur le Nouveau Testament. Il a ses spirituels : Jean Duvergier de Hauranne, Abbé de Saint-Cyran (1581-1643), qui en 1635 devient directeur spirituel de l’abbaye de Port-Royal, monastère cistercien réformé à partir de 1609 par Mère Angélique Arnauld, et qui en fait un lieu de rayonnement du mouvement janséniste. Le jansénisme développe des réseaux d’influence dans le clergé et les congrégations religieuses et informe profondément certains secteurs de la société, dans sa requête d’un christianisme purifié et renouvelé, vécu dans une ascèse rigoriste et un désir de vie intérieure authentique. Mais à partir des années 1640, les condamnations doctrinales se succèdent tandis que le pouvoir royal intervient pour réduire le parti janséniste. Lieu symbolique du mouvement, le monastère de Port-Royal des Champs est détruit de fond en comble en 1711. Le jansénisme théologique a été vaincu.

Les jansénistes, adversaires des protestants

Au XVIIe siècle jansénistes et protestants ont été des adversaires. Les jansénistes ont ardemment participé à la controverse anti-protestante, s’affrontant à ce qui pour eux était « l’hérésie ». Le Grand Arnauld et Nicole ont ainsi bataillé avec Jean Claude et Pierre Jurieu. En 1681, Jurieu, pour protester contre les persécutions endurées par les huguenots, publie sa Politique du Clergé de France. Arnauld y répond par l’Apologie pour les Catholiques contre les Faussetés et les Calomnies d’un Livre intitulé : la Politique du Clergé. Les jansénistes ont applaudi à la Révocation de l’Édit de Nantes. Quesnel, alors lui-même en exil à Bruxelles, écrit le 15 décembre 1685 : « J’ai appris avec joie le succès qu’a partout la révocation de l’Édit de Nantes. »

Ils ont participé à la controverse anti-protestante avec d’autant plus de détermination que les jésuites les accusaient de calvinisme pour mieux les disqualifier.

Les jansénistes ont participé à la controverse anti-protestante avec d’autant plus de détermination que les jésuites les accusaient de calvinisme pour mieux les disqualifier.

Il y a, en effet, toujours eu, au sein de l’Église romaine, un soupçon de connivence entre jansénistes et protestants. Il explique l’expression de « calvinisme rebouilli » attribuée à Mazarin ou cette définition formulée par un jésuite et rapportée par Sainte-Beuve : « Un janséniste est un calviniste disant la messe. » En 1656, un jésuite, le Père Meynier, publie un ouvrage intitulé Le Port-Royal et Genève d’intelligence contre le Très-Saint Sacrement de l’Autel dans leurs Livres. Cette vieille accusation de crypto-protestantisme est encore parfois véhiculée. En 1964, le grand historien Roland Mousnier, dans un livre consacré à l’assassinat d’Henri IV, écrivait ainsi : « Le protestantisme a duré et il a profondément influé sur le catholicisme français ; il semble que ce soit la destinée du catholicisme de repousser, à chaque époque, les doctrines qui lui sont contraires, mais qu’à chaque époque un certain nombre de catholiques adoptent des principes essentiels des doctrines rejetées. Au XVIIe siècle, la revanche du protestantisme vaincu et refoulé, ce fut le jansénisme, ce calvinisme rebouilli, dont l’influence fut si profonde qu’on la discernait encore, il y a peu de temps. »

Accusés d’être des crypto-protestants, les « amis de la vérité » se sont pensés et revendiqués comme d’authentiques catholiques. Néanmoins jansénistes et huguenots ont été confrontés aux mêmes problématiques théologiques. Et si l’on compare théologie réformée et théologie janséniste (ce que Jurieu a fait dans un ouvrage de 1684, L’Esprit de M. Arnauld), on repère alors d’étonnantes convergences doctrinales.

Convergences doctrinales : la Bible, la grâce

Le premier point commun porte sur la révélation. Les jansénistes accordent une importance capitale à la Bible. Port-Royal a voulu placer l’Écriture à la disposition de tout fidèle et fonder une piété établie sur la réception individuelle de la Bible. En 1667 Louis-Isaac Lemaître de Sacy publie une traduction française : le Nouveau Testament de Mons. Mais surgit alors le problème du rapport à la Tradition. C’est d’ailleurs la question qui se pose à Lemaître dans sa préface au Nouveau Testament : comment justifier la lecture directe et personnelle de l’Écriture sainte sans être accusé d’abandonner la Tradition comme règle de foi ? Pour sortir de l’impasse, Lemaître réfère le Livre au sacrement de l’eucharistie. La lecture est préparation à la réception du sacrement.

Autre convergence : sur la question de la grâce. La crise janséniste est née d’une réanimation des contro-verses autour de la grâce. Le jansénisme est une variété particulière d’augus-ti-nisme. À l’époque moderne, à la suite d’un certain nombre de mutations (grandes découvertes, progrès scientifiques, désacralisation progressive d’un cosmos hiérarchisé), la question anthropologique se pose à frais nouveaux. L’homme relève-t-il des réalités naturelles ou surnaturelles ? Avec la rupture humaniste, se fait jour une progressive revendication de l’autonomie du sujet. Après l’événement de la Réformation, les confessions chrétiennes prennent position sur cette question. Dans l’Église catholique, se déploie une théologie de la grâce qui est celle de l’humanisme chrétien et qui accorde une grande place à la liberté de l’homme, à ses mérites, à ses œuvres.

Philippe de Champaigne (1602-1674), Ecce Homo.  Magny-les-Hameaux, musée des Granges de Port-Royal Photo RMN - ©Hervé Lewandowski

Philippe de Champaigne (1602-1674), Ecce Homo. Magny-les-Hameaux, musée des Granges de Port-Royal Photo RMN - ©Hervé Lewandowski

Comme l’écrit Leszek Kolakowski : « … le divin est un environnement familier, presque une extension du confortable monde de l’expérience, la grâce est juste là, omniprésente, et nos aptitudes naturelles servent à la manipuler à notre avantage et pour la satisfaction de Dieu. » Cette théologie trouve son expression dans l’œuvre du jésuite Molina : la grâce suffisante apporte à l’homme tout ce qui lui est nécessaire pour faire le bien, mais ne produit son effet que par la seule décision du libre arbitre. Enraciné dans l’anti-humanisme augustinien de Baïus, le jansénisme est une réaction à cet humanisme. Il entend restituer à Dieu sa transcendance et son absolue gratuité. Comme l’écrivait Jean Cadier : « … dans le fond, les jansénistes n’ont pas été séparés des calvinistes. Ils se sentiront toujours liés par cette commune affirmation de la seule grâce de Dieu. » Par ailleurs, en vertu de cette absolue gratuité d’une grâce que l’homme ne saurait acquérir, le calvinisme strict et le jansénisme soutiennent la doctrine de la prédestination. Mais ils divergent sur les conséquences de celle-ci. Pour le calvinisme, la prédestination engendre une certitude intérieure totale et s’avère productrice en termes d’activité humaine, dans une prise en charge responsable du monde en sa sécularité. Pour un janséniste, la liberté souveraine du Dieu caché implique qu’il peut retirer sa grâce. Cette incertitude entraîne une vision tragique du monde, poussant le fidèle janséniste dans ce que René Taveneaux a appelé « l’héroïsme de la sainteté », qui doit se vivre dans l’idéal de la retraite et dans une pratique de la fuite du monde.

Convergences ecclésiologiques

Il y a, enfin, des convergences ecclésiologiques. Jansénisme et protestantisme témoignent d’une même aspiration à la réforme de l’Église. Le jansénisme est aussi une variante française de la Réforme catholique qui suit le Concile de Trente (xvie siècle), avec des insistances propres : défense du droit des évêques contre le magistère romain, sens de l’Église locale, intérêt accordé au sacerdoce commun des fidèles. Des prêtres jansénistes ont instauré des liturgies en français avec participation des fidèles. Ainsi Jacques Jubé, le curé d’Asnières au XVIIIe siècle, dont l’Église, du fait de son dépouillement iconographique ressemblait à un temple. En revanche, sur la sacramentalité, en particulier sur l’eucharistie, les positions sont inconciliables. Pascal dans la 16e provinciale a pu écrire : « Tout le monde sait, mes Pères, que l’hérésie de Genève consiste essentiellement à croire que Jésus-Christ n’est point enfermé dans ce sacrement ; […] Voilà ce qui nous fait abhorrer les calvinistes. » À cet égard, le jansénisme reste une théologie catholique de la présence et de l’incorporation opposée à une théologie de la parole et de l’absence.

Sécularisation et politisation du jansénisme

Jansénistes et huguenots apparaissent au XVIIe siècle comme des frères ennemis, habités par des interprétations différentes de la révélation chrétienne, traversés parfois de surprenantes convergences, fruits des mêmes matrices théologiques (des variantes de l’augustinisme). Mais avec les « années tournantes » caractéristiques de « la crise de la conscience européenne », le jansénisme se sécularise peu à peu : la querelle théologique demeure mais devient seconde par rapport à la résistance à l’absolutisme. En invoquant les droits de la conscience, en face de l’absolutisme royal ou pontifical, ce jansénisme, qui se niche dans des réseaux parlementaires et cléricaux, se charge peu à peu des valeurs de l’Europe du refuge. Cette politisation et cette sécularisation du mouvement vont aboutir dans les années 1750 à un réveil janséniste. Port-Royal, perçu et célébré comme le haut lieu de la liberté de l’Évangile et de la pureté de l’Église primitive, devient l’image de l’attachement à la vérité à travers toutes les persécutions. Les jansénistes parlementaires estiment que l’autorité dogmatique est dans le corps de l’Église tandis que l’autorité politique, elle, réside dans la communauté nationale. On passe insensiblement de la cause de Dieu à la cause de la Nation. En 1764, c’est ce mouvement d’opinion conjugué à d’autres courants des Lumières qui conduit à l’interdiction des Jésuites en France. Mais ce jansénisme des Lumières, aux origines religieuses de la Révolution française, n’a plus grand chose à voir avec le jansénisme des dévots du règne de Louis XIII. L’abbé Grégoire est sans doute l’un des meilleurs représentants de ce jansénisme du XVIIIe siècle, qui bataille pour l’avènement de la tolérance, et il est significatif que David l’ait représenté au Serment du Jeu de Paume aux côtés du chartreux Dom Gerle et du protestant Rabaut Saint-Étienne.

Au siècle des Lumières, jansénistes et huguenots témoignent des difficultés de la conscience religieuse moderne en face de l’absolutisme. Au fil des années, leur combat se sécularise en abordant les terres de la philosophie et de la politique. Ces deux traditions, qui ont joué un grand rôle dans l’avènement de la modernité, invoquent les droits de la conscience, usent d’une liberté d’expression revendiquée, inventent en quelque sorte ce que l’on peut appeler l’opinion publique (la presse clandestine janséniste des Nouvelles ecclésiastiques). Héritiers communs d’un augustinisme de la grâce, jansénistes et protestants, sans pourtant jamais se rencontrer, dénoncent l’augustinisme politique et policier d’un roi absolu et Très Chrétien, en témoins de l’absolu de la foi contre la raison d’État. Le jansénisme a alors son refuge (les Provinces-unies), ses prophètes qui attendent une Église renouvelée par le feu apocalyptique (les convulsionnaires de Saint-Médard) et il manifeste une vigoureuse activité éditoriale, qui à travers la publication de relations, de mémoires et d’histoires érudites, concourt à l’émergence d’une mémoire de Port-Royal. Là encore, entre protestants et jansénistes, il paraît difficile de parler d’affinités électives. Il s’agit plutôt d’une étonnante communauté de destin, faite à la fois de proximité idéologique et d’antagonisme confessionnel.

Le mythe de Port-Royal

Au XIXe siècle le jansénisme ne survit plus que sous la forme de quelques isolats familiaux, amicaux ou communautaires. Se met alors en place le mythe de Port-Royal. Le mouvement avait été amorcé dès le XVIIIe siècle avec le pèlerinage de Port-Royal (on trouve ainsi un Manuel des Pèlerins de Port-Royal des Champs imprimé « au désert » en l’an 1767). En 1809, pour commémorer la destruction de Port-Royal, l’abbé Grégoire publie Les Ruines de Port-Royal. Port-Royal est célébré comme un haut lieu de la culture française (Pascal, Racine, Champaigne), de la pensée libre et d’un christianisme ressourcé à ses origines bibliques et évangéliques, soucieux de vérité et d’intériorité, purifié des ajouts médiévaux ou baroques, adapté à l’âge moderne. Ce mythe de Port-Royal va désormais fasciner certains catholiques. Il va également attirer certains protestants.

Les Sœurs chassées de Port-Royal en 1709. Eau-forte, 1709 © Bibliothèque nationale de France/photo AKG Images

Les Sœurs chassées de Port-Royal en 1709. Eau-forte, 1709 © Bibliothèque nationale de France/photo AKG Images

Il conviendrait d’évoquer tout d’abord Alexandre Vinet. Vinet était un remarquable connaisseur de la littérature de Port-Royal. Dans sa Théologie pastorale, il fait souvent référence à Saint-Cyran, à ses lettres et à ses Pensées sur le sacerdoce. Surtout, il n’a cessé de méditer sur l’œuvre et sur la personnalité de Pascal. Comme l’a écrit Bernard Reymond : « C’est certainement à Vinet que le protestantisme d’expression française doit d’avoir prêté autant d’attention à Pascal. » Vinet est en consonance avec la démarche pascalienne : devenir chrétien par la passion de l’existence, dans la soumission du cœur à la force intrinsèque de la vérité évangélique. Nourri des Pensées, Vinet a formulé, dans la meilleure veine augustinienne, une apologétique de type existentiel fondée sur l’inquiétude et sur l’impossibilité pour l’homme de trouver repos et paix ailleurs qu’en un Dieu qui fait grâce en Jésus-Christ. Cette approche spirituelle à une époque où la théologie s’est déployée comme réflexion sur l’expérience religieuse a profondément marqué le protestantisme. À l’extrême, on trouve la position d’Auguste Sabatier qui fait de Pascal un témoin de la religion de l’Esprit.

Est-il possible de réformer le catholicisme de l’intérieur ?

Par ailleurs, l’historiographie protestante a été habitée par une question : comment Port-Royal n’a-t-il pas vu qu’il menait en substance le même combat que la Réforme pour une religion réformée et pour la liberté de conscience ? D’une certaine manière, l’histoire de Port-Royal donne raison à l’histoire de la Réforme, en permettant de répondre à l’accusation catholique d’avoir provoqué la déchirure de la chrétienté. N’aurait-il pas mieux valu maintenir l’unité et combattre pour la réforme de l’intérieur ? Or Port-Royal montre ce qui se serait passé : l’étouffement de la vérité. L’auteur de l’article « Port-Royal » dans l’Encyclopédie des Sciences Religieuses (encyclopédie protestante, 1881) peut écrire : « Ainsi fut détruit par le despotisme de Louis XIV cet asile de piété, de science et de vertu, d’où aurait pu sortir une réforme intérieure et vraiment nationale pour le catholicisme français. » Au miroir de Port-Royal, c’est sur son propre destin que médite le protestantisme français du XIXe siècle.

Port-Royal et protestants liés par la persécution

Le jansénisme a disparu. Certes, il a profondément marqué le catholicisme français, dans une interprétation rigoriste et pénitentielle de l’existence chrétienne. Mais il n’a jamais abouti à la constitution d’Églises. Il n’y a également plus de théologie janséniste. Et pourtant le jansénisme survit comme lieu de mémoire. Dans la grande entreprise de Pierre Nora, Les lieux de mémoire, l’un des volumes est consacré aux conflits et aux partages. Trois contributions y évoquent les minorités religieuses : Pierre Birnbaum retrace le destin des juifs au cœur de l’histoire de France, Catherine Maire revisite « la fracture janséniste ». Enfin Philippe Joutard, en trente pages lumineuses sur le musée du Désert, évoque « la minorité réformée ». Port-Royal et les protestants, ces deux groupes sociaux entretiennent un lien privilégié avec leur histoire, parce que l’histoire a sa place au cœur d’une culture religieuse et que la mémoire est force d’identité, cette commémoration étant par ailleurs compatible, et cela peut paraître paradoxal, avec l’unique mémorial de Jésus-Christ. Port-Royal et les protestants constituent aussi deux groupes religieux qui ont en commun d’avoir été persécutés. Or c’est finalement la persécution qui fonde la mémoire de Port-Royal. La destruction du monastère en 1711 est en quelque sorte l’acte fondateur du jansénisme, celui à partir duquel il se pense, de même que la révocation de l’Édit de Nantes représente l’acte fondateur du protestantisme français. Le paradoxe, c’est que la pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle. Ces minorités persécutées sont aujourd’hui célébrées comme détachements précurseurs du combat pour la liberté de conscience. Les jansénistes et les huguenots forment l’avant-garde, finalement victorieuse, de la liberté de pensée et des droits de la conscience humaine. En ce sens, ils ont été réintégrés à une mémoire nationale. Il y a aujourd’hui un musée national des Granges de Port-Royal et 1985 puis 1998 furent des commémorations nationales, auxquelles se sont associées les autorités de l’État et des Églises. Port-Royal et les protestants, enfin, représentent des groupes mino-ritaires. Le protes-tantisme témoigne d’une « autre manière d’être chrétien en France » et Port-Royal a témoigné d’une autre manière d’être catholique, différente du modèle romain, universaliste, autoritaire, populaire, dévotionnel et baroque. Dans une « France toute catholique » les protestants et les jansénistes ont manifesté les difficultés éprouvées, d’une manière tragique, dans l’affirmation d’une différence par rapport à un modèle globalisant et uniforme, en l’occurrence à l’époque celui de la catholicité romaine. Sans doute la réintégration de Port-Royal et des huguenots dans la mémoire nationale suggère que la culture et la société française peuvent faire preuve, mieux que par le passé, d’acceptation de la diversité, même si elles ont encore des difficultés à se revendiquer comme plurielles. Mais là nous quittons l’histoire pour rejoindre une actualité brûlante. feuille

Cloitre de Port-Royal-de-Paris, actuel Hôpital Cochin. Photo D.R.      Chapelle de Port-Royal-de-Paris, actuel Hôpital Cochin. Photo D.R.

Chapelle et cloitre de Port-Royal-de-Paris, actuel Hôpital Cochin. Photo D.R.

 

Richard Cadoux

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