logo d'Évangile et Liberté

Numéro 206
Février 2007
( sommaire )

Questionner

Mystérieuse histoire que celle de Caïn et Abel dont les sacrifices ont reçu un accueil différent de Dieu. Ce chapitre IV de la Genèse, très énigmatique, pose bien des questions auxquelles Jacques Peyron essaie de répondre.

Abel et Caïn

Les trois premiers chapitres de la Genèse racontent la création du monde, celle d’Adam et Ève, leur faute et leur exclusion du Jardin d’Eden. Ils ne contiennent aucune prescription, ni même mention de sacrifice.

Le sacrifice est lié à la conscience d’un manque

Les anthropologues relient l’apparition du sacrifice à l’avènement des civilisations d’éleveurs-agriculteurs. Les chasseurs-cueilleurs, qui avaient des rites pour favoriser la chasse, n’auraient pas offert de sacrifices préparés. Offrir un sacrifice suppose que l’on possède quelque chose à quoi on a ajouté de la valeur par son travail, quelque chose dont on se sent quelque peu propriétaire. Le sacrifice est un don intéressé, qui appelle une contrepartie espérée. C’est une transaction de puissance à puissance, même si l’une des deux est infime. Elle suppose chez le sacrifiant liberté et initiative. C’est un adulte responsable.

Mais qu’est ce qui pousse cet être désormais libre à faire un sacrifice non demandé ? Ce ne peut être qu’une exigence intérieure, celle d’exorciser ce sentiment lancinant de manque, d’imperfection chez celui qui réfléchit, d’inassouvi chez celui qui entreprend. Bref cette inquiétude inséparable de la condition humaine que l’Abbé Pierre appelle la blessure héréditaire de l’humanité, terme qu’il préfère très justement à celui de pêché originel. (Abbé Pierre. Mon Dieu, Pourquoi ?, Plon 2005)

Pourquoi le sacrifice de Caïn n’est-il pas agréé ?

Le texte semble dire à peu près : « Parce que tu n’as pas le cœur pur. Le péché est à ta porte, domine-le. » André Chouraqui qui traduit au plus près de l’hébreu, donne : « Que tu t’améliores à porter ou que tu ne t’améliores pas, à l’ouverture, la faute est tapie ; toi, gouverne-la. » Le sens paraît être qu’il y a chez Caïn une orientation à corriger, un obstacle à éviter. Il est intéressant de rappeler que la racine hébraïque du mot « péché » signifie « rater sa cible, manquer son but. » L’auteur de la lettre aux Hébreux (11,4) écrit : « C’est par la foi qu’Abel offrit à Dieu un sacrifice meilleur que celui de Caïn.»

La foi, c’est-à-dire la confiance qui relativise les conflits et survole les obstacles. La foi qui reçoit un don gratuit et non la transaction qui marchande.

Comment Caïn sait-il que son offrande n’a pas été agréée ?

Le texte ne mentionne aucun signe accompagnateur, aucune parole d’en haut, aucun témoin. En 2004 est parue la correspondance de Louis Massignon, orientaliste et islamologue réputé de la première moitié du XXe siècle. Massignon avait connu dans sa jeunesse une conversion subite au catholicisme, à forte dominante mystique. Comme c’est souvent le cas après un tel épisode, il traversa ensuite des périodes d’angoisse et de ténèbres intérieures. Quelque temps après sa conversion, il écrivait à son confesseur : « Les heures de dévouement plénier, où je connaissais au moins la dernière joie, celle de se sacrifier et de s’offrir tout entier à Dieu, ces heures sont loin. Mon don n’a pas été agréé. » On croit entendre parler Caïn. C’est en lui-même qu’il a ressenti que la transaction n’avait pas abouti, que son offrande ne lui avait pas apporté la plénitude et la paix qu’il pensait avoir « achetées ».

D’où vient le conflit entre les deux frères ?

Bien sûr, entre Caïn le cultivateur et Abel le berger, on pense à une mise en scène de l’hostilité traditionnelle entre les agriculteurs sédentaires, constructeurs jaloux de greniers et de clôtures, et les éleveurs nomadisants, toujours quelque peu chapardeurs.

On peut aussi penser qu’il s’agit d’une description emblématique de la violence naturelle des rapports humains, telle que l’a théorisée de nos jours René Girard qui considère que le moteur essentiel du comportement de l’homme en société est la « compétition mimétique », ce désir effréné de posséder et faire ce que possède et fait l’autre. D’où le cercle vicieux de la concurrence, des affrontements et de la violence récurrente d’où l’on ne sort (provisoirement) que par la désignation d’un bouc émissaire que l’on chasse au désert, où il emporte le fardeau sacré de la violence passée (René Girard. La violence et le sacré, Grasset 1972).

La recherche contemporaine montre effectivement l’importance et l’ancienneté de l’imitation dans le règne animal, le siège infra-conscient des mécanismes qui la déclenchent, la précocité de son apparition chez le petit enfant, son rôle dans la socialisation des individus.

Mais on ne peut manquer de rappeler combien sont nombreuses, dans tous les grands mythes de fondation, les histoires de frères ennemis. Ce motif est une symbolisation forte des conflits entre clans pour l’accession au pouvoir unifié. Mais c’est aussi, notamment lorsque les frères sont présentés comme jumeaux, une métaphore des luttes intérieures entre deux versants antagonistes d’une même personnalité. Fréquents au cours de la maturation psychologique, ces conflits de développement, s’ils sont mal surmontés, peuvent aboutir à une personnalité tragiquement instable.

Quelle sentence ?

Non pas la mort, à laquelle on s’attendrait, mais l’exil dans l’angoisse sans la paix (« loin de la face de Dieu »), l’errance, l’insécurité. Toutefois Caïn est marqué d’un signe qui le soustrait à la vengeance des hommes. De celui qui a offert son sacrifice avec espoir et passion, de celui qui craint « d’être caché de la face de Dieu », Dieu dit : « celui-là n’appartient pas à la justice des hommes, c’est en lui que le conflit a éclos, c’est en lui que s’exécutera la sentence, son tourment sera son bourreau. » « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn », écrit Victor Hugo dans Caïn. Caïn n’est pas condamné, il est renvoyé à lui-même. Hors du Jardin dEden, l’homme est devenu responsable.

On songe à d’autres grands tourmentés de l’histoire biblique que leur quête passionnée a amenés à s’affronter à Dieu. À Jacob luttant toute une nuit contre une puissance qui l’épouvante mais l’attire au point de lui demander de le bénir, combat dont il émerge régénéré mais marqué : il boitera. À Job accablé de malheurs inexplicables, mais infatigable dans son questionnement véhément. Au fils prodigue, affamé d’ailleurs et d’autres choses, mais qui finalement n’a pas pu vivre loin de la face du père. On observe du reste que ces vigoureux interpellateurs de Dieu ressortent de ces crises, qui réconcilié, qui apaisé, qui accueilli.

Plus près de nous, on pense aussi à ces chercheurs obstinés de lumière, au travers de leurs tragiques contradictions internes que sont par exemple les héros de Dostoïevski. Mais aussi à ces « artistes maudits », poursuivant dans l’angoisse à travers leur travail une chimère d’équilibre parfait, l’œuvre définitive qui apportera la réconciliation intérieure, le sceau de la paix. Tous ceux qui ont poussé leur talent jusqu’à tenter de forcer la porte d’un état de grâce toujours évanescent. Nombre de ces grands tourmentés se sont détruits, tout comme Caïn a détruit Abel, son alter ego.

Une quête de consolation et de paix

Sous son aspect pittoresque, cette histoire dépeint les tensions parfois tragiques des hommes accédant progressivement à la liberté et à la responsabilité. Elle les montre en proie à une irrépressible violence, prenant conscience de leurs limitations et dépeint leurs tentatives pour les surmonter, sans jamais obtenir un résultat pleinement satisfaisant, ainsi que leur aspiration tenace à une paix qui serait finalement moins à conquérir qu’à recevoir. On est frappé par la puissance des ces grands mythes mésopotamiens de l’âge du bronze réunis par les auteurs de la Bible, par la richesse de leurs résonances, par les perspectives qu’ils ouvrent sur la condition des hommes, sur leur quête éternelle de la consolation et de la paix.

Ces histoires sont des récits d’aventures, celles d’aventuriers de l’absolu, lancés à la poursuite de ces majuscules dont Dieu tiendrait la clé : « le Beau, le Bon, le Juste, le Parfait ».

On admire aussi le discernement, l’inspiration de ceux qui, d’âge en âge, ont réuni, écrit, recopié, transcrit ces textes, chaque époque y trouvant une nourriture différente, sans les épuiser. feuille

Jacques Peyron

haut

 

Merci de soutenir Évangile & liberté
en vous abonnant :)


Vous pouvez nous écrire vos remarques,
vos encouragements, vos questions



Accueil

Pour s'abonner

Rédaction

Soumettre un article

Évangile & liberté

Courrier des lecteurs

Ouverture et actualité

Vos questions

Événements

Liens sur le www

Liste des numéros

Index des auteurs


Article Précédent

Article Suivant

Sommaire de ce N°