Les Actes des Apôtres
contiennent un passage si dérangeant que tous les traducteurs
le transforment pour maquiller la difficulté. Il sagit
de cette phrase juste après la conversion de Paul : « Paul
fut relevé de terre, et ses yeux ayant été ouverts,
il voyait rien, il voyait le néant » (Ac 9,8). Pourquoi,
en effet ne voyait-il rien sil avait les yeux ouverts ? Certains
traducteurs mettent : « Bien quil eût les yeux ouverts
il ne voyait rien » ce qui nest pas le texte.
Une autre difficulté, encore plus considérable,
est que tous les verbes sont ici au passif. Dans le texte, Paul est
relevé, et ses yeux sont ouverts. Or qui peut être lauteur
de cette action ? Ce ne peut être que Dieu. Surtout que le mot
« relevé » est le mot souvent traduit par «
ressuscité » ; et dans la Bible, cest Dieu qui ressuscite.
Mais comment comprendre que toutes ces belles actions ne mènent
quà ne rien voir ? Alors, et cest le plus grand manque
dhonnêteté, toutes, absolument toutes les traductions
actuelles font comme si cétait Paul qui se relevait lui-même,
en mettant, au mieux : « Paul se releva de terre, il ouvrit les
yeux, mais ne voyait rien. »
Quelquun néanmoins a pris au sérieux
le texte comme il est : cest Maître Eckhart, grand penseur
représentant de la « mystique rhénane » au
début du XIVe siècle. Il écrit en effet dans son
Sermon 71 que lun des sens de ce verset peut être : «
quand il se releva de terre, les yeux ouverts, il vit le néant
et ce néant était Dieu. » Ce commentaire a fait
grand bruit, mais ce nest pas une erreur ni une provocation de
sa part ; cette étonnante conclusion résume même
un point essentiel de la pensée dEckhart.
Ce que Paul voit alors, cest bien Dieu, puisque
cest lui qui lui a parlé, qui le ressuscite et lui ouvre
les yeux. Ce quil voit, ce nest pas « personne »,
il voit quelquun, mais ce quil voit, il lappelle quand
même « un rien ».
On peut comprendre cela dabord comme lexpérience,
pour Paul, dune sorte de table rase sur ses anciennes conceptions
intégristes. Paul pensait tout savoir sur Dieu, avoir réponse
à tout, et tout cela vole en éclats. Dieu devient un rien,
un indéfinissable. Dieu, en effet, est infiniment plus complexe
que tout ce que lon peut dire ou penser de lui. Il est au-delà
de toute représentation. Dire : « Dieu existe » serait
même dangereux, Dieu nexiste pas comme une chose existe,
Dieu est plutôt la source de lêtre, et donc au-delà
de lexistence.
Mais, sil ny a rien à voir en Dieu,
il y a en lui certainement beaucoup à entendre : « Dieu,
personne ne la jamais vu » (Jn 1,18), mais cest normal,
puisque « Dieu est Parole » (Jn 1,1), et « Dieu est
esprit » (Jn 4,24).
Dans la tradition juive, on trouve une certaine similitude.
Déjà, le nom de Dieu, y était imprononçable.
Mais encore : dans le Saint des Saints du dernier Temple, le lieu sacré
par excellence, quy avait-il pour représenter Dieu ? Rien,
le vide, labsence : Dieu ne pouvait être représenté
par rien, et le rien était la meilleure image de Dieu. Dieu est
un creux, un manque, une aspiration, un doute, une question. Dieu est
un espace dans lequel tout est possible, cest une liberté,
une ouverture. Ainsi, Dieu nest-il jamais si présent dans
la création que lors du jour du Sabbat où il ne fait rien...
La bénédiction, cest le non matériel, cest
le sens qui est avant et au-delà de toute chose et de toute action.
De même, le message fondamental de Pâques,
est le tombeau vide : la foi chrétienne repose sur une absence,
sur un vide. Et cest grâce à cette absence de corps
que le Christ peut aujourdhui être dit présent parmi
nous, et en nous de mille manières. Nous croyons dans un Christ
vivant parmi nous, mais cest un Christ qui na plus de présence
matérielle. Ainsi, les chrétiens mettent-ils leur foi
dans une présence absolue qui est en fait « absence réelle
» ; présence au-delà de toute matérialité.
Parce quelle est un rien matériel, elle peut être
tout pour nous. Parce que Dieu est au-delà du temps et de lespace
il peut être un partout et un toujours. Il est un rien qui est
un tout donné pour léternité.
Louis
Pernot