Cahier : Robinson Crusoé, un mythe
Le protestantisme de Robinson Crusoé
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Dessin de ciel des Tropiques dans le cahier de voyage de Hercule Florence, 1810. |
En amont de Robinson Crusoé, on repère bien sûr linfluence du Voyage du pèlerin (1678), le célèbre livre dédification de John Bunyan qui a si profondément marqué non seulement la spiritualité puritaine anglo-saxonne, mais aussi de larges pans du protestantisme continental entre le dix-septième et le dix-neuvième siècle. Mais Defoe, cest son originalité, a déployé ce modèle dexpérience spirituelle sur une épopée personnelle de longue durée : Robinson doit passer par toute une série daventures et surtout de mésaventures, dont la plus cruelle et la plus décourageante est lexpérience dune solitude prolongée sur son île déserte, avec tous les dangers auxquels il se trouve ou se croit exposé, pour parvenir pour ainsi dire pas à pas à ce moment dillumination qui, considéré sous cet angle, est lun des moments culminants du roman. Les péripéties subséquentes deviennent alors autant doccasions den tirer les conséquences ou la leçon.
Mais de quoi Robinson se repent-il ? Le schématisme de la démarche piétiste ou puritaine voudrait que ce soit de son péché. Sur la lancée du moralisme sexuel de jadis ou des actuelles théologies de la pauvreté, on sattendrait à ce que Robinson se repente de débordements libidineux, dun souci trop affiché de faire fortune ou de transactions financières plus ou moins frauduleuses. Or son comportement ne dénote rien de tel et lui-même ne manifeste jamais de regrets à cet égard. Son attitude envers les femmes est irréprochable et si, de retour dans son Angleterre natale, il nen venait pas à se marier et à engendrer deux enfants, on se demanderait presque sil est doté de sexualité. Il nest ni buveur ni querelleur. Il est dune parfaite correction en affaires. Le seul homme dont il trahit la confiance est le turc musulman dont il était devenu lesclave ; mais dans la vision de lépoque, tous les moyens sont bons déchapper à une condition pareille.
Quant aux esclaves africains à la traite desquels Robinson nhésite pas à participer activement, les protestants du début du dix-huitième siècle ny voient pour la plupart rien à redire ; nombre dentre eux, par exemple les grands armateurs protestants du port de Bordeaux, engagent de fortes sommes dans ce commerce aussi lucratif que risqué (ils enregistrent de lourdes pertes par naufrage des bateaux négriers). En Amérique, on voit même de dignes pasteurs dorigine anglaise, mais aussi française ou suisse, acquérir des esclaves pour le service de leur maisonnée. Et au début de ses aventures, Robinson lui-même, en dépit des promesses quil lui a faites, ne voit aucun inconvénient à revendre le jeune esclave qui la aidé à échapper à son maître turc, à condition il est vrai quil soit rendu à la liberté au bout de dix ans sil devient chrétien ( !) ; pas dinconvénient non plus, de retour en Angleterre, à maintenir Vendredi dans la condition dun serviteur, même sil finit par saluer en lui un véritable ami.
Détail d'une photo de promotion d'étudiants dans une Université américaine, fin XIX e siècle, avec un esclave au premier plan.
Robinson ne regrette finalement quune chose : de navoir pas prêté attention aux conseils de son père qui lavait mis en garde contre les entreprises hasardeuses et les aventures inconsidérées, et lui avait recommandé de se contenter prudemment de la médiocrité de son état. Dans la perspective du roman, son père naurait en revanche rien eu à redire sil avait appris que, une fois arrivé au Brésil après bien des mésaventures, Robinson avait réussi à se faire une situation enviable de planteur. Ou si lopération de traite des noirs au cours de laquelle son bateau se perdit corps et biens avait réussi et avait contribué à augmenter son capital.
Non, le regret de Robinson et la détresse qui le ramènent finalement à Dieu, cest tout bonnement de se retrouver démuni et solitaire sur son île, livré à tous les dangers réels ou imaginaires. Et quand il se retrouve devant les fortes sommes dargent qui ont échappé au naufrage, il rit de ce numéraire maintenant sans usage, mais sans sen débarrasser pour autant : le jour où il peut enfin réchapper de son île, il ne manque pas den prendre une partie avec lui pour faire face aux imprévus. Robinson nimplore laide et la miséricorde de Dieu quen raison de sa solitude, de son abandon et de son sentiment de détresse. Son « péché » nest donc à ses yeux que de navoir pas assez écouté les conseils paternels un péché plutôt léger qui naurait pas de quoi retenir notre attention sil nétait lun des moteurs de lintrigue romanesque.
Robinson, donc, ne cesse dêtre en proie à sa passion des voyages. Cest elle qui lexpose à tant de mésaventures et de dangers. Et cest elle qui le conduit à revenir sans cesse sur le thème de la Providence divine. Cette expression a souvent disparu du vocabulaire en usage actuellement en catéchèse ou en prédication protestantes, mais elle était très fréquente non seulement dans le discours protestant des dix-septième et dix-huitième siècles, mais aussi dans celui des réformateurs. Luther, Zwingli, Calvin ne manquent pas de se demander si Dieu a vraiment tout prévu, dans lordre général de la création comme dans lordre particulier des existences individuelles un problème insoluble parce quil est humainement indécidable. Robinson, à un certain moment, ne manque pas de se le poser le plus objectivement possible : « Si Dieu a fait toutes choses, il les guide et les gouverne toutes, ainsi que tout ce qui les concerne ; car lÊtre qui a pu engendrer toutes ces choses doit certainement avoir la puissance de les conduire et de les diriger. Sil en est ainsi, rien ne peut arriver sans quil le sache, il sait que je suis ici dans une affreuse condition ; et si rien narrive sans son ordre, il a ordonné que tout ceci madvint. »
Illustration pour une édition populaire de Robinson de 1917, destinée aux troupes américaines en guerre.
Or sil se tient à lui-même ce discours sur la Providence que les théologiens appellent « générale », cest surtout pour se donner du courage. Tout au long du roman, la Providence qui lintéresse est avant tout celle que les théologiens qualifient de « spéciale » ou de « subjective ». Elle tient à la conviction que Dieu, envers et contre tout, veille sur lui et finira par tout faire tourner à son avantage. Cest ce qui ressort de linventaire que Robinson dresse de sa propre situation avant même de se « convertir » : « Je suis jeté sur une île horrible et désolée, sans aucun espoir de délivrance. // Mais je suis vivant ; je nai pas été noyé comme le furent tous mes compagnons de voyage Je nai pas une seule âme à qui parler, ou qui puisse me consoler. // Mais Dieu, par un prodige, a envoyé le vaisseau assez près du rivage pour que je pusse en tirer tout ce qui métait nécessaire »
Tous nont pas cette chance, par exemple les matelots qui, eux, nont pas échappé au naufrage. Mais Defoe, dont la vie est elle-même un véritable roman, en particulier sous langle de ses engagements politiques, avait toujours fini par réchapper des situations les plus compromises. De plus, cest un esprit éclairé qui partage loptimisme de son siècle. La Providence divine, quand elle sen mêle, doit bien finir par tout arranger, comme dans la théorie libérale de la « Main invisible ».
Les lecteurs de lépoque doivent avoir été sensibles à cet optimisme foncier qui se dégage du personnage de Robinson et de ses aventures. Mais ni le thème de la Providence divine, quelle soit spéciale ou générale, ni son articulation à une démarche de conversion neussent suffi à assurer le succès de son roman. Les critiques sont dans lensemble daccord pour mettre en évidence à cet égard un autre aspect non moins protestant de cette uvre : Robinson nest ni un Ulysse, ni non plus un Faust ou un don Quichotte. Il nappartient pas au monde des héros ni à celui des gloires nationales. Comme la remarqué Alexandre Vinet dans le long article quil lui a consacré en 1844 dans Le Semeur, qui était à ce moment-là une importante revue culturelle du protestantisme français, Robinson est « un homme quelconque » : « Ses instincts moraux ne sont ni très mauvais ni très bons ; sa moralité est celle de tout le monde ; ses penchants sont ceux de son âge, ses idées celles de sa classe et de son siècle. »
Illustration pour une édition populaire de Robinson de 1917, destinée aux troupes américaines en guerre.
Mieux encore (mais cela, Vinet ne la pas remarqué), Robinson est un représentant typique dun nouveau type dhomme : celui du protestant individualiste qui doit ce quil est à ses initiatives et à son activité un protestant du dix-huitième siècle qui voit dans le travail non une punition, mais le sens même de sa vocation humaine, et qui nhésite pas à valoriser les aspects économiques de lexistence. « Robinson Crusoé, écrit le critique anglais Ian Watt, est le symbole dun processus allant de pair avec la montée de lindividualisme économique. La valorisation du mobile économique entraîne une dévalorisation des autres façons de penser, de ressentir et dagir ; les diverses formes de relations propres aux groupes traditionnels la famille, la corporation, le village, le sentiment national toutes sen trouvent affaiblies. » Or cet être dégagé de ses attaches traditionnelles et libre daller dans le monde pour y nouer les contacts quimplique son activité professionnelle cet être-là est le type dhomme « quelconque » dans lequel se sont reconnus les lecteurs du dix-huitième siècle.
Ils lont fait dautant plus volontiers que Robinson est fiable en affaires. Il respecte profondément les personnes auxquelles il a par exemple confié des capitaux, qui les ont gardés ou même gérés en son absence et ont ainsi pleinement justifié sa confiance. Et puis surtout, une fois seul sur son île, son ingéniosité et son acharnement au travail mettent pleinement en évidence la valeur de lindividu qui, dans ce cas, ne peut compter que sur lui-même. Ian Watt remarque que Robinson ne se laisse pas aller à lindolence ou à la paresse, quand bien même son île, paradisiaque sous certains aspects, pourrait lui en donner loccasion. Il reconduit à la lettre la condition dAdam placé par Dieu dans le jardin dEden, non pour y musarder, mais « pour le cultiver et le garder » (Genèse 2,15). Le travail, avec tout ce quil peut représenter dindustrieux dans la situation du naufragé Robinson, est la dignité même de lêtre humain, sa manière la plus noble de répondre à la vocation que Dieu lui adresse par les mille et un signes de sa Providence. À chaque être humain, alors, de savoir les déchiffrer et den rendre grâce à son Créateur par ses prières comme par lensemble de son comportement.
Avant le roman de Defoe, les héros de la littérature tant profane que religieuse étaient quasiment toujours des êtres dexception, des hommes ou des femmes dont les hauts faits, lintelligence le courage, la sainteté, labnégation ou même lexcès de fourberie étaient hors datteinte pour le commun des mortels. Avec Robinson, au contraire, on a désormais affaire à un individu tout à fait moyen, sans vertus particulières, mais qui se montre capable, grâce aux vestiges de civilisation dont il dispose et quil singénie à remettre en place, de survivre à la pire des solitudes. Il le fait sans redevenir un « sauvage », mais en restant pleinement « civilisé ». Or, pour les protestants du dix-huitième siècle, le christianisme bien compris le leur ! va de pair avec la civilisation.
Travail, réussite dans les affaires, bonne gestion dun capital, honnêteté dans les relations avec autrui, juste conduite de son existence quotidienne : bien des gens trouvent de bon ton, aujourdhui, de sourire de la valeur que les protestants dhier attachaient à ces aspects de notre existence terrestre. La lecture de Robinson Crusoé est pour le moins une invitation à nous demander si ces sourires empreints de je ne sais quel sentiment de supériorité sont de mise. Car enfin, ce nest un tort ni un travers de vouloir travailler, de réussir en affaire, de savoir gérer un capital, de se montrer honnête et véridique envers son prochain, de bien conduire son existence quotidienne. Ce lest dautant moins que cela na jamais empêché personne de sadonner à lamour et au service du prochain.
Protestant, Robinson lest encore nettement par dautres aspects de son comportement, même sil lest de part en part à la manière de son siècle, si déconcertante à nos yeux quand il semble navoir aucun scrupule ni objection envers le fait même de lesclavage. Si ce roman est celui dune conversion, sil ne cesse de faire large place au thème de la Providence divine, nulle part ces composantes si spécifiquement religieuses de lexistence ne se combinent avec quelque tendance au cléricalisme que ce soit. Jamais Robinson néprouve le besoin de se confier à un pasteur ou à un prêtre. La seule fois quil a recours à lun deux, en loccurrence un prêtre catholique romain, cest lors de son second voyage sur son île, pour régulariser le mariage de lun des marins qui sy sont établis, afin que lintéressé prenne avec tout le sérieux voulu son union avec une aborigène. Lacte, bien sûr, revêt un aspect religieux par le seul fait de recourir à un prêtre ; mais dans la perspective anglaise de lépoque, la présence dun ecclésiastique sert surtout à officialiser laffaire, à lui conférer un caractère légal et contractuel : ce sont les ecclésiastiques qui tiennent les registres de ce que nous appelons létat civil.
Robinson ne semble pas non plus éprouver jamais le besoin de se rattacher à une Église instituée ou den fréquenter les manifestations. Il est en cela le digne fils de son auteur : Daniel Defoe est resté toute sa vie un « non conformiste », au sens anglais de cette expression ; cest sa relation personnelle avec son Créateur qui lui importait, sans avoir besoin de la médiation dune institution plus ou moins cléricale dans son esprit comme dans son fonctionnement. Robinson est lui aussi un de ces protestants qui sont à eux-mêmes leur propre prêtre, et un pasteur ne peut dans le meilleur des cas que les aider à lêtre mieux encore. Pour le reste, il lit sa Bible et le fait dans le souci dy trouver les paroles au travers desquelles il a le sentiment que Dieu sadresse à lui. Mais il le fait toujours avec discernement, conscient de la nécessité de se montrer responsable de ses choix comme de ses actes. Dans le Journal de lannée de la peste, Defoe définit ainsi ce quil qualifie de « gouverne de la conduite à tenir » : « bien observer toutes les interventions particulières de la Providence à un moment donné et les examiner dans lensemble des rapports qui les relient entre elles et qui les relient à la question qui se pose. » Comme lui, Robinson est un croyant, mais un croyant qui réfléchit et sait devoir faire tout lusage voulu de lintelligence et de la raison dont Dieu la doté.
Les lecteurs attentifs remarquent parfois une curieuse absence dans un roman aussi typiquement protestant : on y rencontre des prêtres catholiques romains, voire des prêtres orthodoxes russes, mais aucun pasteur ! Sur les prêtres orthodoxes, le jugement de Daniel Defoe est sans appel : ils sont superstitieux et idolâtres. Mais il nen parle que de seconde main, sur la foi de ce quil a lu chez dautres auteurs ayant raconté leurs voyages en Moscovie ; ce nest pas très sérieux. En revanche, quand on sait avec quelle constance Defoe a lutté contre tout retour du catholicisme en Grande Bretagne ou a dénoncé les dérives catholicisantes de langlicanisme, on nen est que plus surpris de voir Robinson témoigner autant de respect et presque damitié envers deux prêtres catholiques rencontrés, lun lors de son second voyage vers les Indes orientales, lautre lors de sa traversée de la Chine. Defoe prête même à lun deux de longs discours dont on se demande où il en a trouvé le modèle. Or dans les deux cas, Robinson a affaire à des hommes qui sont en définitive des modèles de tolérance, surtout si lon tient compte de la confession à laquelle ils appartiennent et des obligations que leur état ecclésiastique devrait normalement leur imposer. Ils se signalent par leur humanité, leur ouverture desprit, leur absence de fanatisme. Aux yeux de Defoe, ils sont finalement chrétiens en dépit de leur catholicisme, et cest sa conception protestante du christianisme qui sert ici de pierre de touche.
Mais tous les protestantismes ne se valent pas. En bon élève de la tradition puritaine, Defoe sait que, au sein même du protestantisme, lexigence protestante nest jamais une cause définitivement gagnée. Sous sa plume, le luthéranisme de Saxe a droit à des critiques particulièrement désobligeantes, tout comme celui du Danemark : ce sont à ses yeux des formes trop conventionnelles et trop ritualisées de protestantisme, trop liées à linstitution royale ou princière dont elles partagent le goût pour les cérémoniels extérieurs et sans réelle spiritualité. Le roman de Daniel Defoe se situe ainsi dans le contexte dun protestantisme qui, au dix-huitième siècle, devient vivement conscient de la nécessité de devenir un protestantisme éclairé un protestantisme du Siècle des Lumières qui mise sur les convergences de la raison et de la foi. Ce sont les débuts du « néoprotestantisme », comme les théologiens aiment à le désigner, cest-à-dire dun protestantisme qui nhésite pas à courir les risques de la liberté liberté de la foi aussi bien que dans la foi, mais aussi liberté dentreprendre, de penser, de commercer, de publier une liberté assumée dautant plus résolument que, avec lensemble de la pensée libérale en train de prendre son essor, ce protestantisme-là compte sur la providentialité de la « Main invisible » qui, il en est persuadé, gère finalement toutes choses.
Pour celles et ceux qui voudraient mieux connaître Bernard Reymond, nous recommandons son autobiographie intellectuelle et spirituelle : Sur la trace des théologies libérales. Un demi-siècle de rencontres, de lectures et de réflexions (Van Dieren Éditeur, 20,00 € www.vandieren.com 17, rue Henry-Monnier 75009 Paris) en librairie
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Numéro 196 |
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