Numéro 193 - novembre 2005
( sommaire
)
Cahier : Vieillir, entre angoisse et sérénité
par Bernard
Félix
« Cest merveilleux
la vieillesse
» François Mauriac ajoutait aussitôt
: « Dommage que ça finisse si mal !» La réduction
des capacités physiques et intellectuelles, et la proximité
de la mort gâchent certains plaisirs que lon peut trouver
dans cet « âge dor ».
Jacques Brel, dans sa chanson « les vieux », décrit
leur peine avec beaucoup de tendresse: les plaisirs sespacent
(« Le muscat du dimanche ne les fait plus chanter »)
; lunivers se rétrécit (« Du lit à
la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit
») ; lamour séloigne, la sexualité
devient plus rare et plus difficile (« Ils se tiennent la
main ils ont peur de se perdre et se perdent pourtant ») ;
et le regard des autres se détourne (« Vous la verrez
parfois en pluie et en chagrin traverser le présent en sexcusant
déjà de nêtre pas plus loin »).
Au milieu du XXe siècle encore, on vieillissait en famille,
dans un coin de la salle commune, en épluchant des légumes
et en racontant des souvenirs aux petits-enfants. Cest si
important la mémoire des vieux ! « Un vieillard qui
meurt, cest une bibliothèque qui brûle. »
Mais aujourdhui, on vieillit seul, à lhôpital,
à la maison de retraite, ou dans un petit appartement. Personne
à qui parler ! Et dans notre société, la vieillesse
fait peur. On ne dit plus « les vieux » mais «
le 3e âge » ou « les seniors ». Les publicités
nous montrent des « plus de 60 ans » qui ont lair
den avoir 45, et les produits contre les rides font la fortune
des industries de cosmétiques. Le « 3e âge »,
qui est censé avoir du temps libre et un portefeuille bien
garni, est la cible privilégiée des voyagistes
ou des maisons de retraite. Et les vieux rêvent devant leur
télévision, mais langoisse subsiste.
Nous avons le devoir daccompagner les plus âgés,
et de leur restituer leur dignité dêtres humains.
Cest cette capacité à prendre soin des vieux,
des mourants et des morts qui a hissé lhomme au-dessus
de lanimal il y a quelques dizaines de milliers dannées.
On compare souvent la vieillesse à lenfance, et il
existe effectivement une certaine symétrie : on y retrouve
le même impérieux besoin dassistance et, parfois,
la même simplicité desprit. À labsence
de connaissance chez le jeune correspond une réduction des
facultés intellectuelles chez beaucoup de personnes âgées.
Néanmoins, les vieux ont lavantage sur les enfants
davoir beaucoup vécu, ce qui leur permet de trouver
dans leur mémoire certains plaisirs du passé, malgré
« La pendule dargent qui dit oui qui dit non, qui dit
: je vous attends. »
Bernard Félix a écrit ou rassemblé les quelques
textes de ce cahier, pour nous présenter ce sujet délicat.
Marie-Noële et Jean-Luc Duchêne
Dans ce dossier :
haut
Aurais-je honte de devenir vieux ?
par Bernard Félix
Je vais vous raconter une histoire vraie. Il ny a pas très
longtemps, jai rencontré un vieil homme perclus de rhumatismes
sur son fauteuil. Et il ma dit : « Voyez-vous, il a fallu
que jattende lâge de quatre-vingts ans pour prendre
le temps de regarder cet arbre qui est là, de lautre
côté de la fenêtre. » Et il a ajouté
: « Vous savez, dans ma vie, jai tellement perdu de temps
à travailler, à défendre ma carrière.
Jai tellement dépensé dénergie à
des futilités damour-propre. Eh bien, maintenant, ce
que je pense, cest que le travail, lambition et le prestige,
tout cela, cest ce que lhomme a trouvé de mieux
pour gâcher sa vie. » Et ce vieil homme a ajouté
: « Oui, maintenant, je suis vieux, et pourtant cest maintenant
que je commence enfin à faire quelque chose de ma vie. Parce
que ce que je fais maintenant, je le goûte, je le goûte
vraiment. Et vous savez pourquoi ? Cest parce que je sais que
je vais bientôt mourir et que, bientôt, je ne pourrai
plus goûter à la vie. Oui, cest ce que ma
appris cette phrase dAndré Gide : Cest une
constante pensée de la mort qui donne du prix au plus petit
instant de la vie. » Et ce vieux monsieur a ajouté
: « Et, voyez-vous, ce que je regrette, cest de navoir
pas commencé plus tôt. Oui, jaurais dû commencer
le plus tôt possible, avant quil ne soit trop tard. Nul
ne sait quand il va mourir. »Vous vous posez peut-être
des questions sur la vie après la mort. Eh bien ! avant de
vous préoccuper de la vie après la mort, essayez de
profiter de la vie avant la mort. Le plus tôt sera le mieux.
Et vous y prendrez goût.
Alain Houziaux,
La lassitude, le courage et la confiance, Paris, Atelier 2005
haut
« Il en est de la vieillesse comme de la mort. Quelques-uns
les affrontent avec indifférence, non par ce quils ont
plus de courage que les autres, mais parce quils ont moins dimagination.
»
(Marcel Proust, À la recherche du temps perdu)
À lâge qui maintenant est le mien, je suis, aux dires
de la plupart de mes contemporains, parvenu au seuil de la vieillesse.
Et sils me le disent rarement de façon directe, je ne manque
pas de le découvrir dans leur regard. Je le sens qui se met à
changer, se nuançant de pitié ou de désintérêt.
Je ne suis plus celui que naguère les autres voyaient, mais désormais
quel autre ? Leur indifférence grandit et me peine ; mon rôle
ici-bas sestompe et je le définis de plus en plus mal. Ce
sont les signes de lâge qui devient le mien. Pourtant puis-je
savoir si je vivrai vieux ?
« Je ne connais pas le jour de ma mort. » (Ge 27,2)
Aurais-je honte de devenir vieux ? Pourtant :
« On ne voit vieillir que les autres. »
(André Malraux, Les chênes quon abat)
« Les vieillards meurent parce quils ne sont plus aimés.
»
(Montherlant, Carnets)
haut
Atroce vieillesse ou beauté du grand âge ?
Vous me direz certainement quil y a de beaux vieillards quon
respecte, quon admire, dont on magnifie la place et le rayonnement.
Vous me citerez Booz et Victor Hugo et vous penserez ainsi jouer le rôle
apaisant qui convient à cette sourde angoisse qui pourrait mhabiter
et que vous croyez deviner. Vous observerez que la Bible hébraïque
mentionne souvent le bonheur que trouvent dans leur vieillesse ceux qui
sont aimés particulièrement de Dieu. À titre dexemple
:
« David mourut au terme dune heureuse vieillesse, couvert
de richesse et de gloire. » (1 Ch 29,28)
À linverse, daucuns diraient que la vieillesse pourrait
être comme un sujet dhorreur et ils parleront de Job sur son
fumier ou de tel autre vieillard, pathétique dans sa souffrance.
Et, en peinture, les vieilles de Goya sont un exemple de ce que lon
peut faire peut-être de mieux pour exprimer lidée que
la vieillesse a un côté atroce et, plus encore, pitoyable
quand elle tente de donner le change et de saccrocher au passé.
Ce qui accroît ce sentiment tient en outre au fait que lâge
peut devenir synonyme dextrême pauvreté, de laideur,
de dépendance et de maux variés dont les victimes ont honte
: ne plus pouvoir avoir soin de soi-même !
Le pire serait donc cette déchéance quapporte le
grand âge, déchéance quelquefois insensible à
celui qui en est atteint, en tout cas, niée par lui ; cependant
les autres la sentent sinstaller sournoisement sur ceux quelle
frappe et quils ont, à leur façon souvent mala-droite,
aimés.
Heureusement il y a au contraire de « beaux vieillards »
qui se réjouissent datteindre un âge avancé
et dont la vivacité desprit fait ladmiration et la
joie de tous ceux qui les fréquentent.
Si, daventure, la lucidité surgit, elle augmente le sentiment
pénible davoir vieilli : certains maux sont compatibles avec
cette lucidité. Dans quelques cas, comprendre ce qui arrive est
éprouvant et nous ny pouvons rien changer. Limpression
davoir raté sa vie, de ne pas lavoir conduite comme
il aurait fallu, davoir eu en quelques circonstances un comportement
indéfendable, sinsinue amèrement dans le coeur. À
qui demander pardon de nos fautes passées dont le souvenir remonte
en nous ? Il y en aurait trop ! Que quelques-uns soient alors sourdement
animés par un désir den finir, est-ce si étrange
? Pensons encore à Job et à ses invectives.
« Les pleurs des vieillards sont aussi terribles que ceux des
enfants sont naturels. »
(Honoré de Balzac, Ursule Mirouët)
Mon souci lancinant, alors que je me trouve encore éloigné
de ce que lon appelle le 4e âge, est de différer, autant
que faire se peut, cette étape de la profonde dégradation
de lêtre, mais ce souci ne mempêche nullement
de porter un jugement critique sur le passé.
La santé à maintenir prend une importance accrue, les
soins que propose la médecine deviennent une exigence de tous les
jours ; une surveillance constante, autrefois inutile, est, peu ou prou,
à exercer. Monter les escaliers quatre à quatre, porter
de lourdes charges, pratiquer les sports coutumiers de lâge
adulte, tout cela doit dorénavant être mesuré avec
parcimonie. La conscience de lâge sen trouve amplifiée.
À défaut davoir observé ces recommandations,
un accident se charge de le rappeler.
Ceux qui connaissent cette étape de la vie savent que, malgré
leurs efforts, ils sont lancés dans un simple combat de retardement.
Ils vont de déceptions en déceptions, sans espoir de trouver
un aboutissement à leurs désirs, à leurs ambitions.
Sachant leurs jours comptés, leur impatience dagir augmente
cependant, car un résultat assez immédiat à leurs
souhaits les plus variés est attendu et il savère
peu accessible.
Sur le plan physique comme sur le plan moral, les limitations apportées
à leur vie quotidienne grandissent dannée en année,
insensiblement, ou plutôt par paliers comme on le dit élégamment,
en insistant plutôt sur la marche que sur la contremarche. Oui,
triste vieillesse qui prend possession de lêtre ! Faut-il
dire avec lépître aux Romains (7,24) :
« Qui me délivrera de ce corps qui mentraîne
à la mort ? »
Il est impossible de passer sous silence, de feindre dignorer
dans quels lieux se déroulent souvent les dernières marches.
Jadmire ceux que la raison détermine à admettre cette
réduction sensible de leur espace de vie.
On peut se consoler en considérant un passé où
vieillesse était davantage synonyme de pauvreté, et de dépendance.
Heureusement les ressources actuelles du grand âge se sont aujourdhui
améliorées dans de nombreux cas. La « maison de retraite
» connaît un meilleur confort. Peut-on y dire par conséquent
:
« Une rose dautomne est plus quune autre exquise.
»
(Agrippa dAubigné, Les Tragiques)
haut
En quelque liberté
En réalité, il y a lieu souvent de distinguer entre 3e
et 4e âge. Commence dabord le moment où les besoins
sont plus restreints ; les moyens financiers quapportent souvent
les pensions de retraite autorisent à profiter du temps devenu
libre. Puis vient lépoque où la santé sétiole,
où lon devient incapable demployer temps et ressources
et où sinstalle une tension entre le désir de faire
et la moindre capacité de le faire. Car le jeune vieillard souhaite
être occupé.
« Ne rien faire est le bonheur des enfants et le malheur des
vieillards. » (Victor Hugo, Toute la Lyre)
La liberté acquise au 3e âge, dans le meilleur des cas,
signifie donc une vie marquée par un autre caractère, tranchant
avec le passé : une moindre responsabilité dans la sphère
où lon se meut encore. Ce pourrait être un fort soulagement
pour tels qui ont eu jusque là une vie trop trépidante,
harassante, insupportable les années passant. Mais cette médaille
a un revers : irresponsable est peut-être celui dont les plus jeunes
disent entre eux « quil compte pour du beurre ». Serait-ce
ici le moment de remarquer que Jésus ne parle guère des
vieux ? Pour lui, comptent-ils aussi pour du beurre ? Il y a bien dans
le Nouveau Testament Siméon (mais il ne souhaite plus que la mort
!) ainsi que les 24 vieillards de lApocalypse. Leurs chants dadoration
sont beaux, mais sont-ils spécifiques à leur âge ?
Dautres pourraient se prosterner devant le trône...
Les organisations de voyages trouvent les vieux intéressants,
à la mesure de largent quils dépensent. Elles
prennent les décisions à leur place et les maternent de
leur mieux. Jéprouve un peu de malaise à sentir quau
fond je ne suis plus respecté pour ce que jai été,
mais pour ce portefeuille que je parviens à ouvrir ? Il en est
de même pour bien dautres dépenses plus ou moins utiles
que le temps libre permet denvisager.
Ce qui vient dêtre dit vaut également de toutes les
organisations culturelles ou caritatives où lappui est sollicité
des vieux. Et même le bénévolat, exutoire recommandé
au désir dactivité des vieillards, peut dans certains
cas limités, avoir un côté frustrant. Oh, il y a dheureuses
exceptions ! Quand on sent progressivement sinstaller cette conviction
que lon est à peine un faible appoint à une histoire
qui se déroule loin de nous, saccélère le processus
par lequel on se replie sur soi, on se ratatine, on se détache.
Roger Vailland a décrit avec son grand art dans La Loi ce désintérêt
final de la vie. On pense alors :
« Un jour vient où nous manque une seule chose
et ce nest pas lobjet de notre désir, cest
le désir. »
(Marcel Jouhandeau, Réflexions sur la vieillesse et la mort)
ou encore :
« La fin de lespoir est le commencement de la mort. »
(Charles de Gaulle, cité par André Malraux dans Les chênes
quon abat)
Ce détachement atteint, que reste-t-il qui rappelle notre vie
précédente ? Sont constants :
- certains traits assez invariants de notre caractère, la douceur
ou la colère, limpatience ou léquanimité
;
- les relations, encore quun jour les amis ont disparu, les descendants
se sont éloignés et que lon tente de nouer de nouvelles
amitiés sans quelles puissent avoir la profondeur de celles
de lenfance ou de la jeunesse ;
- une certaine maturité qui permet dapporter aux autres
un peu dexpérience. En conclusion :
« On nest pas vieux tant que lon cherche. »
(Jean Rostand, Carnets dun biologiste)
haut
En quelle recherche ?
Avec la vie qui a changé évolue notre rapport aux autres
et, si nous sommes chrétiens, à travers ce rapport cest
notre rapport à Dieu qui peut sapprofondir. Cependant il
peut nous sembler que le temps permet de mieux observer autour de nous,
de mieux tenter de comprendre, de chercher les bonnes réponses
aux problèmes difficiles de notre existence ou de celle des au-tres,
même si cette recherche nous amène à des découvertes
fort tristes ou à de lancinants désirs de tendresse ou de
pardon.
Lincapacité croissante dagir au sens où un
adulte vit et agit, se corrige par une capacité à mieux
voir autour de nous les êtres et les choses qui nous entourent.
En eux une beauté secrète existe parfois qui nous ravit.
Se réfugier dans la beauté des choses ou des sentiments
est cette grâce qui persiste longtemps quand le souffle continue
à nous animer. Et la question se pose de savoir si le réconfort
est possible auprès de cette beauté imaginée, auprès
de ce que lEsprit peut faire naître de rayons illuminant nos
heures :
« Ô mort, vieux capitaine, il est temps ! levons lancre.
Ce pays nous ennuie, ô mort, appareillons.
Si le ciel et la mer sont noirs comme de lencre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons. »
(Baudelaire, Les Fleurs du Mal)
Si la beauté nous émeut encore, si elle accompagne nos
longs jours dune langueur belle dans sa monotonie, si elle nous
permet de trouver en la vieillesse, en lultime vieillesse, une grâce
détat qui lapaise, faudrait-il y renoncer ?
Serait-ce là cette porte que Dieu ouvre pour nous, donnant passage
à une sorte de joie ? Est-elle amère, cette joie, ou infinie
et douce ? Selon Jean Calvin, la mort est ce moment où lhomme
sunit définitivement au Christ. Dieu peut avoir le dernier
mot lorsque notre esprit parvient à se tourner vers lui. En lui
est finalement toute beauté qui nous a marqués sur terre
et que « le temps libre » du vieillard lautorise à
rechercher assidûment, mieux que ne peut le faire ladulte.
Lamour de Dieu est inséparable de lamour des hommes.
Ensemble ils débouchent sur une certaine sérénité
et ils nont de sens quextrait des concepts théoriques,
pour être portés vers la contemplation des visages qui nous
entourent ou dans le souvenir des visages que nous avons connus. Alors,
cest dans la vie que persiste notre ancrage et cest dans la
beauté de ce soir qui tombe que se réfugie notre pensée.
« Approche-t-il du but, quitte-t-il ce séjour,
Rien ne trouble sa fin, cest le soir dun beau jour. »
(La Fontaine, Philémon et Beaucis)
Au moment où lon sent que samoindrit un peu lambition
dans la vie, on peut se livrer à la beauté de linstant,
à la grâce et à lamour de Dieu, en laissant
à jamais tout regret de ce que lon a été, en
taisant toute pensée morose malgré, peut-être, des
souffrances difficiles à pallier.
À ce soir qui descend sur nous, qui va clore nos jours, associons
lidée dune méditation silencieuse comme une
lutte avec lAnge, lidée de la préparation à
une mort qui peut venir inopinément, qui va tout achever comme
pour Jésus sur la Croix. Souhaitons que cette mort puisse venir
comme létape ultime, tragique certes, et cependant acceptée.
haut
À la grâce de Dieu
Alors que le champ daction dans la vie commence à vertigineusement
se rétracter, il est possible délargir à linfini
de Dieu ces simples moments de beauté où lon est émerveillé
dun paysage, dune fleur et plus encore du prochain dont le
sourire ou tel autre geste comble notre attente. Tout homme peut apporter
au vieillard quelque signe infime et précieux quil perçoit
comme indéfiniment durable, car le temps de Dieu où advient
ce petit signe est éternel ; tout sourire, tout moment de tendresse,
toute création de beauté rapprochent de Dieu. Les temps
des laborieuses semailles et des brûlantes moissons sont passés.
Nous lavons dit, cest lautomne à jamais.
« Mon automne éternelle, ô ma saison mentale. »
(Apollinaire, Alcools)
Il faut savoir dire que la vie a été belle en dépit
de maints échecs ou de maintes laideurs dont nous ne perdons pas
le souvenir. Il faut savoir se le dire à soi-même et le dire
aux autres, surtout à ceux qui en doutent, à ceux que le
deuil a maintes fois frappés, à ceux qui pensent avoir raté
leur vie. Il faut savoir le dire avec persuasion, car cest une des
grâces que lon peut apporter aux autres. Il faut véhémentement
proscrire lidée selon laquelle la mort est le salaire du
péché, idée maintes fois, hélas, exprimée
dans la Bible. Cette saison de lannée finissante, de notre
vie qui sachève, est celle qui permet peut-être de
retrouver ce qui est éternel, ce qui demeure intangible tout en
étant éphémère, transitoire. Notre liberté
retrouvée nous y rend sensible et nous pousse à un sentiment
intense de gratitude, de reconnaissance. La grâce de linstant,
du contact au cur à cur, du pardon offert ou reçu,
est le privilège des moments où la trépidation de
la vie a disparu. Et ce contact en profondeur peut être le fait
dun humble accompagnateur de la fin de vie, autant que des proches,
indifférents ou menteurs (on peut penser à Guérassime
dans La mort dIvan Illitch de Léon Tolstoï). On assiste
à une sorte de reconstitution mentale du passé, composée
des gerbes damour que nous avons reçues ou données.
Après ce réconfort, parviendrons-nous à dire à
Dieu, comme Jésus sur la Croix (Lc 23, 46) :
« Père, je remets, mon esprit entre tes mains. »
?
ou, selon le poète qui attend aussi quadvienne une ultime
rencontre :
« Jai cueilli ce brin de bruyère
Lautomne est morte, souviens-ten.
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps, brin de bruyère,
Et souviens-toi que je tattends. »(Apollinaire, Alcools)
Avec ce frêle, ce modeste brin de bruyère dont la floraison
commence parfois aux derniers jours de lannée, le poète
nous rend la fugacité, la ténuité, la fragilité
des jours. Après lautomne, sont les adieux. Déchirants
? Non, le temps qui est passé, les fragiles récoltes qui
demeurent encore possibles (un brin de bruyère justement) sont
ce qui nous reste et nous les emportons à Dieu. Cest lui
qui nous attend.
« Car jai la certitude que rien ne peut nous séparer
de son amour :
ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni dautres autorités.
»
(Épître aux Romains 8, 38)
Autorités ? Ne faut-il pas affirmer quelles nexistent
pas ? Et celle de Dieu est douce !
Au fait, de quoi vous parlé-je ici ?
Que suis-je en train de chercher à vous dire ? Les vieux, ce
sont les autres, nest-ce pas ?
Honte, ai-je dit honte ? Non, certes.
Quest-ce que la honte ?
Bernard
Félix
haut
« Savoir vieillir »
Sur la terre où tout homme passe,
Existe pour chacun de nous,
Un art difficile entre tous :
Celui de vieillir avec grâce.
Degré par degré saffaiblir
En sentant dans son corps débile
Une âme encore jeune et virile,
Et, sans rien montrer, souffrir !
Quand on pourrait parler : se taire !
Quand on voudrait agir : sasseoir !
Et chaque jour, un peu mieux voir Hélas !
Quon nest plus nécessaire
Laisser aux autres leurs fardeaux
Sans pouvoir un peu les leur prendre,
Et ne porter, sans rien attendre
Que le poids des ans, sur son dos !
Rester muet, quand on sefface,
Tranquillement, croiser les bras,
Céder tout à tour, pas à pas,
Notre influence et notre place !
Et puis, quand le soleil pâlit
Prendre les choses sans se plaindre,
Comme Pierre, se laisser ceindre...!
Garder la chambre ou bien le lit !
Comme un diamant précieux
Est taillé par le lapidaire,
Ainsi, le Seigneur, sur la terre
Taille nos âmes, pour les cieux...
Et cette école peut paraître
Parfois bien longue à nos curs...
Oh ! Laissons faire. Le Seigneur
Veut nous apprendre à ne rien être !
Madame Ernest Roerick,
Ce poème a été trouvé dans la bible de
Mme Ernest Roerick
après son décès à La Miséricorde.
Il a été publié dans le numéro 320 (juin
2005)
de la revue Notre Prochain de la Fondation John Bost.
haut
Parabole
Jaimerais citer une petite
parabole que je tiens du cardinal de Richelieu. Il a écrit à
peu près ceci : Je descends le fleuve de ma vie, comme si jétais
embarqué sur un esquif léger et fragile. Un jour, je le
sais, je déboucherai dans la mer, et ma petite embarcation, renversée
et culbutée, me jettera dans la mort. Mais dici là,
il mest donné de descendre, de tout son long, le fleuve
de ma vie.
Il y a deux manières de descendre ce fleuve. La première,
cest de rester à lavant de la barque, les yeux aimantés
par la mort, les yeux fascinés par le moment où tout culbutera
dans la mort. Cette manière de descendre le fleuve, cest
une manière dêtre déjà mort, alors
même quon est vivant.
La deuxième manière, cest de sasseoir à
lavant de la barque, mais en tournant le dos à la mort
qui vient et à laval du fleuve. Cest cette manière
que jai choisie. Ainsi, adossé à la mort, je regarde
la barque de la vie qui est là devant mes yeux. Je maccule
à la mort qui vient pour mieux ouvrir les bras au moment du présent.
Jallume dans la barque quelques bougies pour mieux voir les visages
de mes compagnons embarqués avec moi. Je me hâte de chercher
lessentiel au milieu des futilités. Je frappe dans mes
mains pour mapprendre la joie. Et je laisse vibrer en moi la conjuration
de la vie et du sang.
Certes, je sens toujours la mort dans mon dos, mais cest justement
la raison pour laquelle je choisis la vie. Afin que je vive, tant que
je vis.
Alain
Houziaux,
La lassitude, le courage et la confiance,
Paris, Atelier 2005
haut
Rencontre
Bernard Félix a rencontré Raymond Ludin,
né le 4 mai 1904 et habitant aujourdhui
à Caluire (Rhône).
Évangile
& liberté. En raison de votre grand âge, les gens
que vous rencontrez nont-ils pas tendance à vous ignorer
?
Raymond Ludin. Létat
de vieillesse na pas, de fait, bonne réputation. Jai
constaté et les auteurs de divers romans ou nouvelles
le révèlent que bien des individus vieillissants
vont jusquà refuser de se faire à lavance
des images dun avenir quelconque. Ce nest pas mon cas, vu
que jattends sans crainte une nouvelle phase de ma vie que je
pense pouvoir être intéressante.
É&l. Que pensez-vous des théologiens et autres
auteurs bien intentionnés qui disent vouloir vous préparer
à bien vieillir en vous fournissant des conseils pratiques
?
R.L. Je ne sens en rien lutilité de ces
conseils et avertissements. Jattends sereinement, je me contente
de prévoir dêtre prêt en vivant à plein
les moments les plus chargés de mon existence.
É&l. Votre avancée en âge a-t-elle été
facilitée ou rendue plus sereine par vos engagements religieux
?
R.L. Jen suis convaincu. Dès ma vingtième
année environ, jai accepté, dans lÉglise,
à mon niveau dalors, la charge de responsabilités
religieuses ; et celle-ci sest amplifiée depuis lors dans
les diverses communautés auxquelles jai appartenu en suite
de mutations administratives. Si bien que dans ma dernière résidence,
jarrivais et jarrive en fait à faire figure de militant
ordinaire dans le même type dactivités que précédemment
: participation à des études bibliques, analyse de problèmes
de société à la lumière de la Bible, dialogue
cuménique, etc. Tout cela est la source de multiples rencontres
que je découvre enrichissantes et dont je suis reconnaissant.
É&l. La réduction de vos capacités physiques
est-elle accompagnée dune diminution de vos facultés
à percevoir et à suivre les événements
?
R.L. En ce moment même où vous minterrogez,
jhésite à répondre. Nayant jamais eu
tendance à me juger avec complaisance, je pense conforme à
la réalité récente mon souvenir dune aptitude
à bien percevoir et suivre les événements mondiaux.
Mais je constate aussi que jai perdu ces derniers mois pareille
conviction et je dois à la vérité de le dire.
É&l. Et la dernière étape de votre vie
? Sa perspective surgit-elle fréquemment dans votre pensée
?
R.L. Elle ne surgit pas. Je subirai sans appréhension
et sans y penser pour linstant, le sort que Dieu décidera.
Là-dessus, je ninnove en rien.
haut
Merci de soutenir Évangile & liberté
en vous abonnant :)
|
|
|