Lorsque Gustav Mahler
commence à composer sa deuxième symphonie quil intitule
Résurrection, il a 28 ans, et déjà une profonde
expérience de la mort. Ses parents, juifs dEurope centrale,
ont eu quatorze enfants. Gustav naît en 1860, un an après
la mort dun frère aîné. Enfant, il assiste
à la mort de six frères. Il écrit en 1893 : «
Mes deux symphonies expriment ma vie toute entière. Jy
ai versé tout ce que jai vécu et souffert, elles
sont vérité et poésie devenues musique. Pour quiconque
sait bien écouter, ma vie entière séclaire.
»
Mahler est un chercheur de Dieu. Sa musique est profondément
humaine, mais aussi extrême, démesurée, toujours
surprenante. Extrême dans le romantisme, dans lespoir et
le désespoir, extrême dans lorchestration (sa huitième
symphonie sera appelée « des mille », en raison du
nombre dexécutants), extrême dans le volume, pianissimo
ou fortissimo, extrême dans les mélodies, très chromatiques,
dans les harmonies, souvent très dissonantes, opposées
à des harmonies très consonantes, extrême dans les
ricanements grotesques opposés aux mélodies sublimes,
comme celle de landante de cette deuxième symphonie.
Mahler narrivait pas à finir son uvre
; lidée de résurrection surgit à lenterrement
de Hans von Bülow, en 1894 : « Tout à coup, le chur
a entonné le choral de Klopstock, Auferstehn. Ce fut comme
un éclair qui me traversa, la lumière jaillit dans mon
âme. » Mahler veut transmettre à tout lunivers
un message de foi et despérance. Il complète lui-même
le texte de ce choral : « Ô mort, toujours victorieuse,
maintenant tu es vaincue [
] Je meurs afin de revivre. Tu ressusciteras,
oui tu ressusciteras bientôt, mon cur, les peines que tu
as endurées te porteront vers Dieu. »
Cette symphonie oppose aux mélodies et harmonies
agitées et heurtées du début, la sérénité
de cet étonnant choral final, très consonant, qui aurait
pu être écrit par Bach. Le finale commence par un cri de
détresse, déjà entendu dans le scherzo. Mahler
évoque ensuite longuement une vie douloureuse qui se termine
par la mort, sur une image sonore de fin du monde : appels lointains
du cor et de la trompette du jugement (que Mahler place en coulisse
pour créer un effet spatial saisissant), auxquels répond
le chant dun « oiseau de mort », qui finit par rester
seul. Du silence qui suit émerge alors ce fantastique choral
de la résurrection, entonné par le chur a capella,
dans le grave et pianissimo. Mahler demandait aux choristes de rester
assis pour que leffet de surprise soit maximal. Lensemble
gonfle et finit sur un chur monumental qui représente la
négation même de la mort, par son affirmation de la résurrection,
dans le texte (Auferstehn : tu ressusciteras), et dans la musique
(avec une puissante consonance, lorgue et les cloches se mêlant
aux cuivres et aux timbales sur limmense accord final). Mahler
nous offre la vision de ce que sera la résurrection, promise
à tous.
Mahler dirige la première audition de cette symphonie
à Berlin en 1895. Sa sur « Justi » est présente
; elle écrit : « On aura peine à revivre une telle
intensité dans lenthousiasme. Jai vu pleurer des
hommes adultes [
] Lorsque le chur sest fait entendre
pour la première fois, un souffle sest exhalé de
toutes les poitrines. Leffet était indescriptible ! »
Le miracle est peut-être aussi que, cent dix ans
après, leffet reste toujours indescriptible : certains
hommes adultes pleurent encore. Comme si, à travers le temps,
Mahler déversait directement ses émotions dans notre âme
!
Jean-Luc
et Marie-Noële Duchêne