Il joue du fifre, dans ses beaux
vêtements militaires. Il se prépare à entraîner
son régiment. Son calot est prestigieux. Le noir de sa vareuse
ressort sur le blanc de la bandoulière blanche qui soutient létui
de son fifre. Ses boutons dorés brillent. Son pantalon trop grand
est dun rouge magnifique.
Il est vraiment trop grand son pantalon. Il ny en avait sans
doute pas à sa taille au magasin dhabillement et on lui
a dit que celui-ci devrait le contenter. Il na rien répondu
car il na pas desprit.
Il est encore très jeune et nest pas très malin.
Il ne sait pas bien sexprimer. Son visage nest pas très
fin : il a de grandes oreilles et des yeux écartés, un
front trop grand.
Édouard manet,
Le Joueur de fifre.
Paris, Musée dOrsay.
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Cet enfant ne comprend pas tout. Il nest pas beau. Il na
pas la fière allure dun soldat. Il nous regarde de ses
grands yeux noirs. Il a lair un peu triste, perdu dans sa musique
et dans ses rêves. Il joue du fifre et on lécoute.
Quand Édouard Manet a proposé ce tableau au Salon de
lEmpire, ces messieurs lont refusé en riant et en
sindignant. Ils jugeaient cette façon de peindre vulgaire
et brutale. On était habitué à une peinture lisse
et belle, précise dans les détails et faite pour plaire.
De beaux portraits, de jolies femmes. Et on était choqué
par ce gamin mal dégrossi.
« Vous reconnaissez avoir commis ce tableau ? demandait un journaliste.
Avez-vous des complices ? Faites-vous partie de la bande de M. Manet
? »
La bande de M. Manet, le groupe dit des Batignolles : Bazille, Cézanne,
Monet, Renoir. Manet était leur aîné de dix ans
et avait ouvert la voie à une nouvelle façon de peindre.
On les appelait Réalistes, Naturalistes.
« M. Manet veut arriver à la célébrité
en étonnant le bourgeois, disait-on, il a le goût corrompu
par lamour du bizarre. »
Ce qui était bizarre aux yeux des tenants de la peinture académique
traditionnelle était quon regarde les gens tels quils
sont, et
quon les aime !
Manet était ami dÉmile Zola ; comme lui il avait
le cur ouvert aux gens humbles. Émile Zola avait dailleurs
dit : « Luvre que je préfère cest
certainement le Joueur de fifre. »
Mon cur est touché lorsquon me montre un être
humble et pauvre, qui puise au fond de lui-même un élan
de vie, un courage daffronter linfortune, un dynamisme créateur
qui semble ouvrir sur une vie nouvelle. Je suis frappé de discerner
une certaine joie qui semble monter en lui et le transcender.
Une confession de foi de notre Église commence ainsi :
Nous croyons en Jésus-Christ qui a marché, au nom de
Dieu, sur les chemins où personne nallait plus, pour y
trouver les hommes et les femmes que personne ne regardait plus. Il
parlait aux hommes et aux femmes auxquels personne ne parlait plus.
Il tendait la main là où lon fermait le poing.
En voyant le « Joueur de fifre » jai limpression
justement que ce misérable enfant a croisé la route du
Christ et la compris.
On lui a donné un pantalon trop grand, ses traits sont grossiers,
mais il vit, et il joue de son fifre pour nous !
par Gilles
Castelnau
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