Exode 34,29 est sans doute le verset biblique
qui a influencé lhistoire de lart comme aucun autre
texte de la Bible, puisquil est à lorigine de la
représentation de Moïse avec des cornes. Sagit-il
simplement dune erreur de traduction comme on le dit souvent?
Ou faut-il réhabiliter les cornes de Moïse?
Le récit du veau
dor, dans le chapitre 32 du livre de lExode, peut se lire
comme une réflexion sur la difficulté, voire limpossibilité,
daccepter un dieu invisible, transcendant, ne supportant aucune
représentation. Lorsque le peuple dIsraël était
arrivé au désert du Sinaï, Dieu lui avait promis
quil pourrait devenir un peuple de prêtres (Ex 19), cest-à-dire,
un peuple où il ny a pas besoin de clergé, puisque
chaque fils dIsraël est son propre prêtre. Luther sest
dailleurs appuyé sur ce texte pour sa conception du sacerdoce
universel. Cette promesse se réalise, en effet, en Ex 24 où
des adolescents offrent des holocaustes, ce qui est normalement un privilège
des prêtres. Auparavant, Dieu avait communiqué au peuple
le Décalogue qui souvre par linterdiction de se représenter
le divin. Mais, lorsque Moïse sabsente pour recevoir de la
part de Dieu les tables de la loi, le peuple ne supporte plus davoir
affaire à un dieu invisible et Aaron lui fabrique un veau
expression ironique pour un taureau en or. Cette transgression
originelle met fin au statut particulier dIsraël (en comparant
Ex 32 avec Gn 3, on constate que les deux récits sont construits
de manière parallèle: le veau dor est pour Israël
ce que la «pomme» est pour lhumanité).
Moïse de Michelangelo à
léglise de Saint-Pierre-aux-Liens à Rome
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Après avoir détruit le taureau, qui est
un symbole courant au Levant pour les dieux de lorage, les Lévites
sont installés comme une caste à part, et Israël
devient un peuple comme les autres, avec un clergé qui soccupe
des sacrifices. Moïse monte alors de nouveau vers Dieu pour obtenir
le renouvellement de lalliance. Lorsque Moïse redescend pour
instruire le peuple, il nest plus le même: «Quand
il descendit de la montagne, il ne savait pas, lui, Moïse, que
la peau de son visage était devenue rayonnante en parlant avec
le Seigneur.» Cette traduction de la TOB correspond à la
plupart des traductions du texte hébreu dans les langues modernes;
cependant la traduction latine navait pas compris «rayonnant»
mais «cornu», et se trouve ainsi à lorigine
dun motif qui se retrouve à travers toute lhistoire
de lart, du Moyen Âge jusquà nos jours.
Les commentaires et dautres études expliquent
souvent que toute cette idée de cornes est exclusivement liée
à une mauvaise interprétation du texte hébreu.
Mais ceci nest pas vraiment sûr. Il me semble, au contraire,
que le récit hébreu joue sur lambiguïté:
le verbe «qaran» peut en effet signifier «rayon-ner»
ou «être cornu». Donc pour un auditeur hébreu
les deux significations se mélangent. La sensibilité à
cette ambiguïté se retrouve notamment chez Marc Chagall,
qui présente les «cornes» de Moïse comme des
rayons lumineux. Les cornes symbolisent la force et sont souvent des
attributs divins. Mais dans le contexte du récit du veau dor,
il y a peut-être un sens encore plus profond. Le peuple voulait
un dieu visible; ce faisant il a provoqué la «transgression
originelle dIsraël» et la destruction de cette image.
Au moment de lalliance renouvelée, Moïse apparaît
avec des «cornes». A-t-il pris la place du taureau? Dune
certaine façon, cest le cas, puisquil est, lui, le
médiateur visible entre Yahvé et Israël. Il nest
certes pas la représentation du Dieu dIsraël, mais
il demeure définitivement son meilleur représentant. Ainsi,
les cornes expriment le statut tout à fait particulier de Moïse.
Ce faisant, lauteur dEx 34,29 fait preuve dune grande
audace puisquil transpose des attributs du divin sur un homme.
Il exprime par là une conviction profonde qui caractérise
à la fois le judaïsme et le christianisme. Pour ces deux
religions, Dieu se manifeste dans la rencontre avec dautres hommes.
Thomas
Ršmer