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Entre laïques et cléricaux, le Père Noël fut souvent un enjeu donnant lieu à des bagarres mémorables entre instituteurs, ou entre maire et curé de village. |
Les fluctuations de lhistoire religieuse ont influé profondément sur le rôle du saint. En Allemagne, où son culte fut aussi populaire quen Hollande, la Réforme et le Concile de Trente ont imposé, au XVIe siècle, une plus grande rigueur en le détrônant au profit du Christkindl (lEnfant Jésus). Cest ainsi que le Weihnachtsmann, le « Bonhomme Noël », des pays de langue allemande, « version ou doublet profane de Saint Nicolas, mâtiné de Knecht Ruprecht » pour G. Leser 6 devint le principal donateur à la fin du XIXe siècle.
La Contre-Réforme des pays catholiques entraîna à son tour labandon de Saint Nicolas ne tolérant alors que lEnfant Jésus, Christkindl, comme distributeur de cadeaux, notamment en Alsace, et dans toute lAllemagne catholique. Mais la fragilité de lEnfant Jésus rendait peu vraisemblable sa nouvelle fonction ; il fut donc souvent représenté sous les traits dune jeune fille, vêtue de blanc, dont la tête était coiffée dune couronne de bougies, (cette représentation féminine est proche de Sainte Lucie). Il fut aussi parfois remplacé par les Anges et la Dame de Noël. Ces personnages se maintiennent encore aujourdhui localement en Allemagne. Mais alors que Saint Nicolas était chassé des régions protestantes luthériennes, paradoxalement les Pays-Bas, pays à majorité calviniste, laccueillirent, comme le tableau de Jean Steen en témoigne.
Après la guerre de 1870, environ 200 000 Alsaciens et Lorrains quittèrent leur région pour venir sinstaller en France de lintérieur, et dans les provinces proches, comme la Bourgogne. Les Alsaciens emportèrent dans leurs bagages Christkindl et le sapin, à Paris et dans les localités où ils étaient assez nombreux pour faire revi-vre ces coutumes. Certaines familles catholiques parisiennes furent vite acquises à ce nouveau donateur.
Les Lorrains, de leur côté, amenèrent Saint Nicolas. À Paris, en 1912, il fit une entrée triomphale dans un grand magasin parisien. Sur laffiche, qui faisait fi des saisons : « un Noël lorrain au printemps », des enfants agitaient un drapeau français et défilaient derrière le saint en brandissant tambours et trompettes. Mais Saint Nicolas, si généreux et patriote quil fut, nétait pas familier à lensemble des enfants français, et le Bonhomme Noël le supplanta aisément, dautant plus que les anticléricaux, ceux qui luttaient contre le « nouvel ordre moral », voyaient dun mauvais il un personnage religieux entrer dans les écoles de la République, même sil avait été le patron des écoliers. Entre laïques et cléricaux, le Père Noël fut souvent un enjeu donnant lieu à des bagarres mémorables entre instituteurs, ou entre maire et curé de village.
Ce Bonhomme Noël ressemblait encore à un pauvre hère. Sur les cartes postales colorisées du début du siècle, il a conservé quelques attributs épiscopaux, et sa générosité envers les enfants est toujours sélective.
Mais ce vieillard austère et parfois même inquiétant, lorsquil lui arrivait demporter dans un très vieux réflexe quelque enfant indiscipliné, ne résistera pas à son tour très longtemps à celui qui arrivera du nouveau monde, Santa Claus. Ce dernier avatar va bénéficier dune promotion commerciale jusque là inédite. Il nous renvoie à une autre histoire migratoire, celle-ci vieille de trois siècles !
Linvention américaine de Santa Claus au XIXe siècle sera lélément déterminant de lévolution laïque et de la popularité croissante de la fête de Noël, en Europe comme aux États-Unis, puis de son universalisation au XXe siècle.
Pour certains auteurs comme James Barnett 7, cest au XVIIe siècle, que les Hollandais calvinistes, qui partaient pour le Nouveau Monde emportèrent dans leurs bagages Saint Nicolas. Pourtant aucune trace concrète de cette importation na été trouvée jusquà maintenant et il semble daprès Charles Jones 8 que Saint Nicolas ait été en quelque sorte « reconstruit » pour des raisons sociales et politiques. Dans le dernier quart du XVIIIe siècle, ce saint était déjà curieusement devenu un symbole de lopposition à la colonisation anglaise et à la monarchie. La célébration de Noël, qui appartenait au calendrier de lÉglise dAngleterre, était en effet suspecte pour beaucoup dAméricains, et particulièrement pour les puritains de la Nouvelle Angleterre, qui avaient déjà interdit Noël au milieu du XVIIe siècle.
Saint Nicolas fut donc dune certaine façon « exhumé » dune tradition hollandaise un peu oubliée dans ce nouveau monde, dans un dessein politique explicite, « sorte dantidote à opposer au Noël empoisonné de la monarchie coloniale britannique. Mais ainsi réapproprié », dit Charles Jones, il prit un essor inattendu et « sétendit à partir de 1809 comme une véritable épidémie ».
Cest à cette date précise que lécrivain Washington Irving publie Knickerbockers History (1809) 9, roman qui va connaître un immense succès et contribuer à populariser la physionomie de Santa Claus et surtout à lui octroyer un rôle tout à fait inédit. En narrant lhistoire drolatique de la fondation de New York, lécrivain amorçait, effectivement, la première transition « littéraire » entre Saint Nicolas et Santa Claus. Il participait ainsi, avec quelques uns de ses contemporains, appartenant comme lui à lélite sociale new-yorkaise, à linstauration dune nouvelle « tradition » de Noël.
Dans son ouvrage, W. Irving raconte lodyssée dun équipage hollandais quittant Amsterdam au XVIIe siècle pour rejoindre lAmérique. Saint Nicolas est la figure de proue de leurs trois mâts, il les protège contre la tempête et sappelle encore Sinter Klaas, (Saint Nicolas en néerlandais).
Après un naufrage, un des marins endormi, Oloffe Van Kortlandt, dont le nom signifie « sans terre », rêve justement de devenir propriétaire terrien dans le nouveau monde. Le saint lui apparut alors en songe, et lui fit part du désir quil avait de voir sétablir tous ces émigrants hollandais, afin quils construisent une ville, à lendroit même signalé par le nuage de fumée de sa pipe, endroit qui nétait autre que lîle de Mana-hatta (Manhattan). En échange, Sinter Klaas promit de leur rendre visite chaque année sur son char céleste et de descendre par les cheminées de cette nouvelle cité, pour livrer des cadeaux aux enfants. Cette fiction publiée le 6 décembre 1809 eut un énorme succès.
Quelques années plus tard, Clement Clarke Moore, professeur dhébreu et de langues orientales au collège épiscopalien de New York, va à son tour, par lintermédiaire dun poème : « A visit from St Nicholas », quil destinait à ses propres enfants, jouer un rôle déterminant dans limposition de Santa Claus. Épiscopalien de la tendance la plus soucieuse de la hiérarchie (High Church faction), Cl. Clarke Moore était très effrayé par la croissance rapide de sa ville, le développement intensif du commerce et lapparition conséquente de cette nouvelle population urbaine, cosmopolite et donc inquiétante. Le poème parut le 23 décembre 1823 dans Sentinel, le journal local de Troy (État de New York), sous le titre initial, mais fut bientôt plus connu sous celui de : La Nuit davant Noël (The Night Before Christmas). Son succès fut immédiat, et ce conte, reproduit dans dinnombrables almanachs, devint même un classique lorsque le New York Book of Poetry laccueillit dans ses pages en 1837. Aujourdhui encore, il nest pas rare que les enfants américains le récitent le soir de Noël. Mais la préfiguration de ce Santa Claus était, pourrait-on dire, déjà dans lair. Dès 1821, on pouvait trouver dans The Childrens Friend, un petit livre publié à New York, des gravures colorées de Santa Claus, et déjà des références au traîneau et aux rennes.
Peu de temps après la publication de ce poème, un certain nombre dartistes américains commencèrent à le peindre ou à le dessiner. Ces portraits varièrent.
Dans un dessin de Thomas Nast en 1863, il ressemble à un colporteur. Saint Nicolas a perdu en austérité, il a été « défroqué » en quelque sorte pour ressembler à ce « petit vieux gaillard et ventripotent de St Nick » du poème de Clement Clarke Moore, à ce gai luron, à lair si populaire. Ce nouveau Santa Claus était devenu très contemporain, en phase avec la nouvelle société américaine, quil essayait en quelque sorte dintégrer. Il avait lallure dun homme de la rue, sans en avoir lanimosité, et récompensait comme le saint évêque auquel avait été définitivement ôté le pouvoir de punir.
Mais lhypothèse dune revanche ou récupération sociale, de la part des anglicans sur les catholiques, est aussi assez convaincante : en créant un Santa Claus aussi petit quun elfe, a right jolly old elf, Moore sinspirait aussi dune série de personnages légendaires, présents dans le folklore des communautés allemandes, hollandaises, norvégiennes installées aux États Unis, enlevant du coup à Saint Nicolas ses derniers attributs « papistes » et punitifs !
À la même époque se produit dailleurs une transformation similaire en Allemagne protestante du nord, qui affecte Knecht Ruprecht, cest à dire le valet de Saint Nicolas, Père Fouettard gigantesque qui menaçait les enfants sots et peu sages. Peu à peu il prend lui aussi lallure dun vieillard débonnaire, vêtu dune houppelande (Weihnachtsmann). Muni de sa hotte et dun sac rempli de cadeaux, il rend visite aux enfants, le soir de Noël.
Thomas Nast, fixera la métamorphose en lui offrant ses meilleurs portraits. Celui que lon reconnu comme le père du dessin humoristique, après avoir croqué Santa Claus comme un pauvre colporteur, en fera finalement et définitivement une incarnation du matérialisme américain.
Santa Claus était devenu un héros de lUnion et Nast, de lavis de Lincoln, «son meilleur agent recruteur».
En 1885, le même Thomas Nast décida de faire tomber le Père Noël des nues pour linstaller au pôle Nord. Lannée suivante, lécrivain George P. Webs-ter reprenait cette idée, et précisait que sa manufacture de jouets et sa demeure, pendant les longs mois dété, étaient enfouies sous la glace et la neige du pôle Nord. Louis Prang, lhomme qui introduisit les cartes de Noël aux États-Unis en 1875, participa lui aussi à la construction du « cliché » en lui ajoutant la grosse ceinture noire, les bottes et la capuche et surtout ce fameux sac en toile marron dans lequel il transporte les jouets depuis quil na plus de hotte.
Aux États-Unis sa popularité ne cessera daugmenter, bénéficiant de lidéologie de la réussite individuelle et de limportance des symboles de richesse, et lincarnant en même temps. En 1931, Coca-Cola, qui voulait élargir son marché en impliquant davantage le jeune public, demanda à Haddon Sublom de lutiliser comme argument publicitaire. Les couleurs rouge et blanche de la marque Coca-Cola fixèrent celles de -luniforme du Père Noël contemporain.
En Angleterre, Santa Claus restera inconnu jusquà la fin du XIXe siècle. Vraisemblablement dorigine germanique, souvent habillé de vert, portant une couronne de houx sur la tête 10, cette figure païenne hante de nombreuses images victoriennes, veillant avec malice sur la fête.
En 1891, le poème de Moore finit par être publié en Angleterre, et va contribuer à façonner limaginaire des petits Anglais. Si personne na jamais prétendu, nous dit Pimlott, que ce poème « était de grande qualité, il créa, à linstar du Conte de Noël de Dickens, une mode qui na toujours pas été dépassée jusquà présent ».
En France, il faudra attendre les lendemains de la seconde guerre mondiale pour que Santa Claus simpose au même titre que le Coca-Cola et les chewing-gums. Il est indubitable que sa « grande vogue » est liée non seulement au savoir-faire américain mais également au prestige dont lAmérique jouissait en France dans limmédiate après-guerre. Pays des libérateurs, la fascination restait forte à légard dun mode de vie dont la presse, notamment féminine, se faisait largement lécho.
Cette mode ne fut pourtant pas toujours du goût des autorités ecclésiastiques françaises. Leur critique visait surtout la croyance grandissante des enfants au Père Noël, qui fut alors traitée de « nouvelle hérésie » et de « tentative délibérée damollissement de lâme enfantine ». Cette attitude donna lieu à un fait divers assez surréaliste.
Le 24 décembre 1951 leffigie du Père Noël fut pendue aux grilles de la cathédrale de Dijon et brûlée sur le parvis devant les enfants des patronages « médusés ». Prétextant une « paganisation inquiétante de la Fête de la Nativité, détournant lesprit public du sens proprement chrétien de cette commémoration, au profit dun mythe sans valeur religieuse », les autorités ecclésiastiques ne pardonnaient pas au Père Noël de sêtre introduit dans toutes les écoles publiques, doù pourtant la crèche était déjà scrupuleusement bannie. LÉglise protestante avait apporté son soutien à lÉglise catholique dans ce procès. Cette condamnation du Père Noël pour « usurpation et hérésie » ne fit pourtant pas lunanimité, y compris chez les catholiques eux-mêmes. Mais, chose remarquable, lévénement eut un retentissement national et le jour même, « lautodafé de Dijon » faisait non seulement léditorial dun des quotidiens les plus lus à lépoque, France Soir, mais il fut également commenté dans tous les autres journaux.
En 1931, Coca-Cola, qui voulait élargir son marché en impliquant davantage le jeune public, demanda à Haddon Sublom de lutiliser comme argument publicitaire. Les couleurs rouge et blanche de la marque Coca-Cola fixèrent celles de luniforme du Père Noël contemporain. |
Le dénouement fut finalement heureux et, le soir même de ce 24 décembre 1951, à dix huit heures précises, le Père Noël ressuscita !
Un communiqué officiel annonça que « comme chaque année les enfants de Dijon étaient convoqués place de la Libération et que le Père Noël leur parlerait du haut des toits de lhôtel de ville où il circulerait sous le feu des projecteurs ».
Figure dune splendeur toute païenne, le Père Noël
supplicié en public, tel le roi des Saturnales, condamné
au bûcher, tel celui du Carnaval, a donné, écrira
Claude Lévi-Strauss, aux autorités ecclésiastiques
loccasion inattendue « de restaurer le héros dans
sa plénitude ». « Après une éclipse
de quelques millénaires, ils se sont en effet chargés
sous prétexte de la détruire de prouver eux-mêmes
la pérennité de cette figure rituelle 11 ». Cette
étrange résurrection annonçait aussi le début
dune notoriété bientôt universelle.
par Martyne Perrot
Notes
1 Cet article est une version réduite et remaniée du chapitre 2 de mon ouvrage intitulé Ethnologie de Noël, Paris, Grasset, 2000.
2 Arnold Van Gennep : Manuel de Folklore français contemporain, Paris, Grands Manuels Picard, 1958, vol. 7, p. 2996.
3 Garneret Jean : Barbizier, 1955, p. 356, cité par Van Gennep, op. cit. p. 2999.
4 Mechin Colette : Saint Nicolas, Fêtes et traditions populaires daujourdhui. Berger Levrault, coll. « Espace des hommes »,1978.
5 Van Gennep, op. cit. page 2985.
6 Leser, Gérard : Noël-Wihnachtes en Alsace, rites, coutumes, croyances, éd. du Rhin, p. 122.
7 Barnett James H. : The American Christmas, A study in National Culture, reprint Edition 1984, Ayer Company, Publishers, inc. Copyright, 1954, by the Macmillan Company, New York.
8 Jones, Charles : St Nicholas of Myra, Bari, Manhattan, the University of Chicago Press, 1978, p. 307-308.
9 Irving Washington : The complete works of Irving Washington edited by Michael L. Black and N.B. Black, Boston, Twane Publishers, 1984. Vol. VII, A History of New York.
10 Pimlott, J.A.R : The Englishmans Christmas, A social history, Harvester Press, Stanford Terrace. Hassock. Sussex, 1978.
11 Lévi-Strauss, Claude : « Le Père Noël supplicié » Les Temps modernes, mars 1952, p. 1573-1590.
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Numéro 184 |
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