logo d'Évangile et Liberté

Numéro 177 - mai 2004
( sommaire )

Dossier : Art et Foi

Horst Schwebel est professeur de théologie pratique à l’Université de Marbourg/Lahn, directeur de l’Institut d’architecture et d’art religieux contemporains, et rédacteur en chef de la revue Kunst und Kirche, Horst Schwebel est, du côté protestant et en Allemagne, l’un des meilleurs connaisseurs en matière d’art contemporain, dans ses relations avec la religion. Il vient de publier L’art et le christianisme, un ouvrage qui devrait faire date par la pertinence de ses analyses qui relèvent de l’histoire de l’art aussi bien que de la théologie ; on ne peut que souhaiter qu’il soit un jour traduit en français (Die Kunst und das Christentum. Geschichte eines Konfliktes, München, Beck, 2002, ISBN 3-406-48678-9). Voici le texte révisé d’un exposé qu’il a présenté lors de la dernière session de l’Université d’automne du protestantisme libéral, à Lyon, en septembre 2003.

Horst Schwebel expose ici la façon dont il voit les relations entre les dimensions esthétiques et religieuses des œuvres d’art, dans le domaine de la peinture. « Tout art véritable est sacré » mais est-on fondé à trouver une signification religieuse à n’importe quelle œuvre d’art ? La communication esthétique et la communication religieuse ne sont pas identiques mais « la perception de l’art donne lieu à des phénomènes qui incitent à mettre l’art en relation directe avec la religion ». A partir de quel moment la communication esthétique se transforme-t-elle en communication religieuse ? Horst Schwebel prend quelques exemples. Les réflexions de Proust sur Vermeer montrent que l’œuvre d’art peut donner lieu à une perception qui « va au-delà de l’esthétique et vise à l’absolu ». Les tableaux muraux de Mark Rothko, dans lesquels le peintre cherche à mettre en valeur une « lumière noire », permettent à certaines personnes de prendre conscience de la composante mystique de leur foi. Horst Schwebel détaille ensuite la Cène de Ben Willikens, vide et froide, pour constater que, là également, « une lumière transcendante » est mise en valeur. Avec Arnulf Rainer enfin, des croix « surpeintes » deviennent de purs objets de communication religieuse. Horst Schwebel nous amène à comprendre que, si la dimension esthétique d’une œuvre d’art est assez facile à dégager, il arrive qu’au-delà d’une certaine limite, difficile à définir, on puisse atteindre une dimension religieuse. Une théologie chrétienne responsable devrait s’engager avec les artistes sur ce « chemin de découverte ».

La traduction française de ce texte, rédigé initialement en allemand, est de Gilles Despeux ; elle a été revue par Bernard Reymond.

La Cène par Ben Willikens

L'art contemporain entre communication esthétique et communication religieuse

Deux ordres de communication

Certaines universités américaines ont à leur programme la discipline « Art as Religious Studies ». Cet enseignement part du principe que l'art – on entend par là les arts plastiques – a une dimension religieuse. On peut envisager plusieurs façons d’établir une relation entre l'art et la religion. Pour le romantisme, l'art se trouve dans la proximité immédiate de la religion. Dans son ouvrage Herzensergießung eines kunstsinnigen Klosterbruders (1797), Wilhelm Heinrich Wackenroder décrit le regard d'une Madone de Raphaël comme si elle s’adonnait à une méditation esthétique. Hölderlin parle de l'art comme d'une « église esthétique ». Johann Wolfgang von Goethe écrit à l'occasion de sa visite à la galerie du château de Dresde : « J'entrai dans ce sanctuaire et mon étonnement dépassa toutes les idées que je m'en étais faites… Les salles, fréquentées par davantage de visiteurs que de personnes au travail , m’inspirèrent un sentiment de solennité unique en son genre, qui ressemblait d'autant plus au sentiment éprouvé à l’entrée d’une église qu’on semblait n’avoir déposé en ces lieux les ornements de tant de temples, les supports de tant de prières que pour en faire des objets d’art sacré. »

 

Christ, par Arnulf Rainer

Arnulf Rainer

Pour le sociologue Max Weber, l'art entre « en concurrence directe avec la religion du salut » : « Il assume la fonction d'un salut qui s’opère dans le monde tout autant qu’il lui est signifié : on est sauvé du quotidien et, avant tout, de la pression croissante du rationalisme théorique et pratique . » Mais les poètes et l'éminent sociologue ne sont pas les seuls à avoir compris que l'art se distingue difficilement de la religion, les théologiens l'ont également compris. Lorsque le père dominicain Alain Couturier fit appel aux plus grands artistes de son temps pour les églises d'Assy, d'Audincourt ou de Ronchamp, il se justifia de la manière suivante : « Le grand artiste est toujours un intuitif. Et cela suffit presque à tout… Le génie ne donne pas la foi, mais il existe une analogie trop profonde entre l'inspiration mystique et celle des héros et des grands artistes pour que l'on ne soit pas d’emblée de leur côté. » Selon Couturier, l'artiste est un homme que l'inspiration et l'intuition « prédisposent » à l'exercice de l'esprit. « Tout artiste véritable est inspiré…, prédisposé : pourquoi ne devrait-il pas l'être pour l'accouchement de cet esprit qui “souffle uniquement où il veut” ? » Réactualisée, l'esthétique du génie a rouvert au grand art l’accès aux églises. « Tout art véritable est sacré », comme le dit Couturier. Mais est-on fondé à trouver une signification religieuse à n’importe quelle œuvre d’art ?

Dans l’exposition Signes de la foi - esprit de l'avant-garde (Berlin, 1980), Wieland Schmied revendiquait pour l'avant-garde les concepts de « spiritualité » et de « transcendance ». Alors que cette exposition fut bien accueillie lors du Katholikentag (journée des catholiques allemands) de Berlin en 1980 et que beaucoup de gens convinrent à ce moment-là de la signification religieuse de l'art moderne, lors du Katholikentag de 1990 l'exposition de Wieland Schmied Présent - Eternité se heurta à un certain scepticisme. Postuler une relation entre tout ce qui peut avoir une qualité artistique et la « transcendance », c'en était trop.

Le fait de mettre en évidence, par ces exemples, la proximité de l'art et de la religion (voire de la religion chrétienne) a eu beaucoup d’effet : après la seconde guerre mondiale, en Europe, des artistes ont reçu d'importantes commandes d'œuvres pour des églises sans qu’on se demande s‘ils étaient ou non chrétiens. Le fait qu'il étaient artistes suffisait pour que leurs œuvres soient exposées dans les églises ou même y soient installées en permanence. La qualité artistique devint alors le seul critère ; elle remplaça le caractère chrétien des convictions et de l'iconographie sur lequel on insistait auparavant. Pour Theodor Haecker, de telles considérations peuvent se résumer en une phrase : ars naturaliter christiana – l'art est chrétien par nature. Tout admirables que soient ces initiatives – Matisse, Braque, Léger et même Bacon et Nitsch dans des églises –, la question reste cependant posée : l'art est-il religieux (voire chrétien) par lui-même ?

Roy Lichtenstein, artiste du pop’art, se servait de bandes dessinées pour élaborer son propre monde imagier. Personne ne penserait à associer Roy Lichtenstein à la religion. Néanmoins, il est indiscutablement un artiste à prendre au sérieux. Chez les artistes de la postmodernité, l’idée de l’art s’élargit jusqu’à donner dans le banal et le trivial, et même de temps à autre dans le kitsch, conçu comme un programme d’opposition au sérieux. On ne peut cependant pas nier que ces artistes sont doués de richesse créative et d’une forte conception artistique. De telles observations conduisent à ne pas mettre sur le même plan l'art et la religion, mais plutôt à avoir conscience de la différence entre ce qu’une œuvre d'art donne à percevoir et un acte de cognition proprement religieuse. La communication esthétique et la communication religieuse ne sont pas identiques. La perception de l'art n'est pas par elle-même un acte religieux, pourtant elle donne souvent lieu à des phénomènes qui incitent à mettre l'art en relation directe avec la religion. Ce sont de tels phénomènes que nous aimerions étudier maintenant.

De l’expérience esthétique de Marcel Proust à celle de Paul Tillich

Pour illustrer une expérience esthétique à dimension religieuse, je prendrai une scène du célèbre ouvrage de Proust À la recherche du temps perdu : la mort du poète Bergotte devant un tableau de Vermeer au Louvre, après un malaise. Dans ses derniers instants, il a une vision : « Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l’autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune ». Ce « petit pan de mur » représente pour le poète l'art dans toute sa perfection. Bergotte doit alors décider ce qui, de sa propre vie ou de cette parcelle d'art, a le plus de poids. Proust fait dire au poète : « Il sentait qu'il avait imprudemment donné la première pour le second », qu'il donnerait sa vie pour le « pan de mur ». La perception du jaune dans le pan de mur du tableau de Vermeer est une expérience esthétique. Chez Proust, cette expérience se trouve chargée d’une très forte signification. L'expérience esthétique est opposée à la vie d'un homme : elle est même présentée comme plus importante. On pourrait parler de l'apogée de l'esthétisme. À ce stade, je parlerais volontiers de la transition d'une expérience esthétique à une expérience religieuse. L'expérience esthétique devient expérience religieuse au moment où – que ce soit dans l'acte de réception ou dans celui de production – l'existence humaine dans son ensemble est jetée sur le plateau d'une balance. La dimension religieuse comporte une totalité, quelque chose d'ultime.

Cela signifie que des expériences esthétiques de perception et de réflexion, existent également en dessous de ce niveau ultime. Toute perception de l'art ne mène pas jusqu'à ce point. Mais lorsque ce point est atteint, les catégories esthétiques ne suffisent plus pour exprimer le pic de cette expérience. Ainsi se rapproche-t-on à certains égards de Tillich : pour lui, la religion est « ce qui nous concerne de manière inconditionnelle » (the ultimate concern). Relativement à l'art, Tillich relie l'ultimate concern au caractère expressif de la forme d’énonciation : « Dans ce sens, il [l'expressif] est un élément extatique qui traduit le caractère extatique de la rencontre avec la réalité inconditionnelle. » La religion en tant que « réalité inconditionnelle », ou le sacré, ne peut se trouver que là où la réalité fait irruption de manière « extatiquement » expressive. Les matériaux de la représentation, l'iconographie, ne jouent en l’occurrence aucun rôle. « Il est en effet possible de voir dans une nature morte de Cézanne, dans un tableau animalier de Marc, dans un paysage de Schmidt-Rottluff ou dans une image érotique de Nolde la révélation immédiate d'une vérité absolue dans l’ordre des choses relatives ; la substance du monde vit dans l'extase religieuse de l'artiste, elle transparaît dans les choses ; ce sont devenus des objets “sacrés”. »

 

   

Giorgio Morandi, deux natures mortes

Un concept de religion « extatiquement » expressif – comparable à l'expérience du « sacré » chez Rudolf Otto – trouve, selon Tillich, son expression adéquate dans l'art expressionniste. Dans un autre article, Tillich considère le « prophétique » comme étroitement lié au protestantisme. Tillich parle du tableau de Picasso Guernica comme d'une « grande œuvre d'art protestante ». Ce tableau « insiste sur le fait que l'homme est finalement soumis à la mort, mais surtout qu'il est étranger à sa véritable essence et qu’il est dominé par des forces démoniaques, des forces d'autodestruction ». La grâce ne peut venir à l'homme que de l'extérieur, de Dieu. Selon Tillich, elle n'est pas représentable.

La force du point de vue de Tillich tient au fait que, en art, le religieux ne se donne à voir ni dans l'iconographie – les thèmes des peintures –, ni dans l'attitude personnelle de l'artiste, ni même dans sa confession. En revanche la religion, en sa qualité de « réalité inconditionnelle », d’ultimate concern, est liée à l'expressif. D'après Tillich, le style expressif, et non d'autres styles comme le « naturalisme » ou l'« idéalisme », est seul à pouvoir exprimer la religion au sens extatique que lui donne cet auteur. Tillich n’approuve pas la manière naturaliste dont Fritz von Uhde représente le Christ, en vêtement de tous les jours au milieu de paysans et d'enfants, car le style naturaliste de Uhde est à son sens un style de simple représentation, soumis à la loi de la réalité environnante. Les paysages ou les tournesols agités de Van Gogh, expression d'un individu tourmenté, correspondent en revanche à la manière dont Tillich conçoit la religion. On peut être en droit de se décider pour van Gogh et contre Fritz von Uhde. Mais le problème soulevé par Tillich n'en est pas résolu pour autant, à savoir que la dimension religieuse ne serait atteinte que dans l'art expressif. La situation est à peu près comparable à ce que postulait la directive d'Eisenach (Eisenacher Regulativ, 1863) dans le domaine de la construction d'églises, en imposant à ces édifices le style gothique qu’elle considérait comme « le style chrétien ».

Mais tout comme une église n'a pas besoin d'être gothique pour être chrétienne, une œuvre d'art n’a pas non plus à être expressive pour avoir une dimension religieuse. L’être humain peut être profondément bouleversé par une œuvre expressive – le retable d'Issenheim de Grünewald, le Guernica de Picasso ou une crucifixion de Bacon. Mais il serait irresponsable de lier la dimension de la religion (voire de la religion chrétienne) à une seule forme de peinture ou à un seul principe formel, que ce soit le style expressif, la peinture abstraite, la géométrie ou autre. La dimension religieuse de l'art, telle que je l'ai illustrée avec l'exemple de Proust, est liée à une perception qui, transmise par une œuvre d'art, va au-delà de l'esthétique et vise l'absolu. C'est cela que veut dire l'image de la balance. Que cette expérience ait eu lieu a propos du « petit pan de mur jaune » ne signifie pas que l'on ait toujours besoin de pans de mur clairs à cet effet. Il s’agit ici du dépassement d'une limite, et une telle expérience est difficile à définir. En choisissant, plutôt que de proposer une définition, d’illustrer mon propos avec l'exemple de la vision que Bergotte a eue de la balance, je me suis placé au niveau de la métaphore. Au sens que lui donne Blumenberg, il s'agit là d'une « métaphore totale » –qui reste image sans être expliquée par des mots. Pour rester au niveau de la métaphore tout en étant proche des concepts métaphysiques occidentaux, on pourrait dire qu’il s'agit de l’opposition entre la perfection et l'imperfection, de la perception du bonheur en prenant conscience de la fissure qui affecte tout ce qui est créé, de l'anticipation de l'eschaton et du caractère provisoire de l'existence. Mais cela n'est que la délimitation périphrastique d'un état de fait qui échappe à toute description.

Le mode de perception lié au style expressif n'est donc pas la seule manière de parvenir à exprimer la dimension religieuse. Lorsque je pense aux natures mortes de Morandi, je n’y trouve rien d’autre que la représentation de pots, de bouteilles et d'autres récipients. Mais pour moi, personnellement, cela signifie davantage. La façon qu'a Morandi de représenter les objets nous introduit dans un monde du silence où les choses et les couleurs paraissent ordonnées de manière à exhaler, selon la perception que j'en ai, un parfum de perfection : « un rappel du bonheur », « la manière dont le monde a été pensé par Dieu », « des fragments, certes, mais pourtant une parcelle de perfection ». Là encore, je dois me servir de périphrases pour décrire ce que ma perception de Morandi me fait éprouver d’unique. D'autres feront la même expérience devant d'autres œuvres : au sein d'une perception subjective l'aspect esthétique se trouve transcendé en direction de la dimension religieuse. J'aimerais dire à l'encontre de Tillich que les œuvres de Morandi ne sont ni expressionnistes ni expressives, mais bien plutôt paisibles et contemplatives ; néanmoins, la perception dont elles sont l’occasion est « transesthétique » dans la mesure où elle touche au domaine de la religion. Cette expérience d’un niveau de perception transcendé en direction de l'absolu ne se cantonne pas à un seul style. Que ce soient Rembrandt, Fra Angelico, Mondrian, Kounellis ou le « pan de mur » de Vermeer, la dimension religieuse d'une expérience artistique n'est pas liée à un style particulier, mais bien davantage à une œuvre d’art concrète, capable de susciter une expérience religieuse.

La mystique sans voix de Mark Rothko

Examinons maintenant les réalisations artistiques qui ont su provoquer une telle expérience. A partir de quel moment la communication esthétique se transforme-t-elle en communication religieuse ?

Les grands tableaux muraux de Mark Rothko ont conduit certains contemporains à parler à leur propos d'une expérience religieuse. La personne qui regarde ces peintures se sent accéder à un état de flottement singulier. Les deux ou trois couleurs ne sont pas clairement délimitées et elles se fondent l'une dans l'autre. De temps à autre, l'une des couleurs réapparaît au sein d'une autre. Toute substance semble dissoute. Ces images apparaissent à l'observateur comme des salles inconnues dans lesquelles il pourrait pénétrer.

 

Mark Rothko, chapelle De Menil,                 Houston

Mark Rothko, chapelle De Menil, Houston

Dans certaines de ces peintures, les surfaces aux couleurs sombres prédominent ; les plus sombres se trouvent dans la partie supérieure et exerçent sur l'observateur un certain attrait, comme pour l'inviter à entrer dans ces sombres « portes ». Michel Butor écrit : « L'une des avancées plus remarquables de Rothko tient au fait qu'il a réussi à faire luire quelque chose comme de la lumière noire. Ce que l'on pourrait prendre au premier abord pour de l'obscurité se révèle bientôt à l'observateur attentif comme une tout autre lumière. On reconnaît en elle la nuit dont parlaient les mystiques. »

La signification religieuse que Butor discerne ici dans les œuvres de Rothko coïncide avec ce qu’en dit l'artiste : « Je ne m’intéresse absolument pas aux rapports de forme et de couleur ou aux choses de ce genre… Ce qui m'intéresse, c'est uniquement de pouvoir exprimer les sentiments humains – le tragique, l'extase, la fatalité, etc. – et le fait que nombre de personnes s'effondrent et pleurent devant mes peintures me montre que je suis en relation avec les sentiments humains de base. Les gens qui pleurent devant mes tableaux font la même expérience religieuse que moi au moment où je les ai peints. Et si, comme vous dites, vous ne vous sentez interpellés que par les relations entre les couleurs, c'est que vous ne m'avez pas compris. »

La perception qu’un couple, les de Menil, a eue des tableaux de Rothko en tant qu'objets religieux l’a finalement conduit à charger le célèbre architecte Philip Johnson de construire une chapelle pour les abriter. Johnson a construit son polygone de manière que la lumière vienne d’en haut. Cette chapelle œcuménique située à Houston, au Texas, est l'endroit où l’on peut ressentir le plus nettement l'expérience que Rothko entend communiquer d'une mystique du vide.

L'expérience religieuse que communique Rothko est celle d'une mystique sans voix. Alors que l'indicible donne aux uns l’occasion d’une expérience religieuse ultime du fait de sa seule présence visuelle, il n’a pour les autres aucune pertinence religieuse. Robert Hughes écrit : « Le monde a disparu et n'a rien laissé d'autre derrière lui que le vide. S’agit-il du vide des mystiques ou seulement d’un vide scénique impressionnant, c’est difficile à dire et cela dépend du point de vue de l'observateur et de ses attentes. La chapelle de Rothko est véritablement le dernier silence du romantisme. Le visiteur doit aborder ces tableaux tout comme les personnages que Caspar David Friedrich a peints de dos et tournés vers la mer abordent la nature : l'art doit, dans une intériorisation pessimiste, prendre la place du monde. » C’est là une interprétation esthétique qui va carrément à l'encontre de la perception qui a conduit le couple de Menil à faire construire la chapelle de Rothko.

Si l'on pense devoir parler d'une expérience religieuse dans les tableaux de Rothko, c’est alors d'une religiosité sans système de référence iconographique, sans représentation personnelle de Dieu. La religiosité inhérente aux tableaux de Rothko pourrait encourir un rejet de la part des chrétiens qui recherchent des références concrètes de cet ordre. Mais l'inverse est également plausible, à savoir que des chrétiens prennent conscience, grâce à ces tableaux, de la composante mystique de leur propre foi – composante que d'autres moyens de communication n’arrivent pas à faire percevoir aussi bien. On aurait ainsi une évaluation positive des peintures de Rothko, qui plus est dans un contexte chrétien. Contrairement à Hughes et en accord avec les fondateurs de la chapelle, je puis comprendre la signification religieuse des tableaux de Rothko, d’autant que la mystique sans voix de ces tableaux ne doit pas entrer en contradiction avec une religiosité chrétienne. Un aspect que le christianisme a négligé – l'innommable, l'arrheton – accède ici à l’expression et affirme sa présence.

De la Cène de Léonard de Vinci à celle de Ben Willikens

Alors que chez Rothko l'esthétique et la religion semblent presque se fondre l'une dans l'autre, la Cène de Ben Willikens autorise une lecture aussi bien esthétique que religieuse. Pour ce triptyque à la peinture acrylique, Willikens est parti de la Cène de Léonard de Vinci, dans le réfectoire de Sainte-Marie-des-Grâces, à Milan. Il a supprimé Jésus et ses disciples, tout en conservant la perspective. Ainsi le regard se porte-t-il sur une pièce carrelée toute nue, avec une longue table. Le plafond lisse et blanc ainsi que les pieds de table en acier dotés d’embouts en caoutchouc renforcent l'impression de vide et de froid. Là où, chez Léonard, on trouvait des tapisseries, on aperçoit chez Willikens des portes d’acier grises et fermées, comme on en trouve dans les prisons. Le gris, couleur de l'asphalte et de la poussière des rues, revient sous diverses manières.

 

   La Cène par Ben Willikens

Ben Willikens

L'œuvre de Willikens contraste avec le tableau de Léonard. Tandis que, chez Léonard, on voit de la couleur, des gestes et des visages humains, Ben Willikens a, au sens rigoureux de cette expression, fait table rase de tout cela. Il n’a conservé que la perspective. Du fait de ces suppressions et de la rigoureuse symétrie du tableau, la perspective devient une sorte de gouffre qui attire l'observateur à lui. Longtemps, ce tableau s’est trouvé face à l’assistance, dans la salle des conférences et inaugurations du musée d'architecture de Francfort. Il donnait l’illusion optique d’une deuxième salle et contribuait à élargir la pièce – un trompe-l’œil tout à fait approprié à un musée d'architecture. Mais avec cette observation, nous nous trouvons encore dans le cadre d'une interprétation esthétique.

Une fois entré dans le froid et le vide de l’espace ouvert par Willikens, on ne tarde pas à percevoir un changement. Car, par-delà la porte centrale et les deux embrasures de fenêtres, le regard conduit à une seconde salle baignant dans une lumière d’une éclatante blancheur. La blancheur qui rend cette salle arrière indéfinissable, semble être une puissance dynamique qui, par la porte et les fenêtres, amène la lumière de l'arrière sur le devant. L'observateur qui s'est laissé aller à la tristesse du vide et de sa grisaille, est finalement « récompensé pour sa patience » en recevant une part de ce qui, d’arrière en avant, émane si fortement de cette lumière. La lumière devient le médium d'une puissance presque transcendante qui définit d'une nouvelle manière des salles pauvres et dépouillées. Lorsque l'on regarde plusieurs tableaux de Willikens l'un à côté de l'autre, la « révélation de la lumière » au sein de la constellation symétrique et menaçante de ses gris apparaît bel et bien être le thème central de cet artiste.

En interprétant l'expérience lumineuse proposée par Willikens avec des mots empruntés au langage religieux – « puissance transcendante », « révélation de la lumière » –, j'ai rattaché une signification religieuse à une expérience esthétique. Le fait que les gens relient une expérience religieuse à la Cène de Willikens a conduit à ce que le tableau soit montré dans l’exposition Présent - éternité (Katholikentag de Berlin, 1990), ainsi que lors de l'exposition Beyond Belief : Modern Art and the Religious Imagination (Melbourne, 1998). Mais nous pouvons perpétuer ce processus de réception en mettant la table vide en relation avec nos manières actuelles de célébrer la cène. Cette œuvre d'art nous incite à réfléchir à la façon dont les chrétiens devraient se comporter lors de la communion : la table où la cène est célébrée serait-elle désormais complètement dégarnie ? Devrions-nous la regarnir en l’entourant d’hommes et de femmes ? Lorsque le tableau était exposé au Musée allemand d'architecture, on suggéra de célébrer une fois la cène en ce lieu et, pour ainsi dire, de « regarnir spirituellement » cette table rase.

Les dernières idées que j'ai formulées relèvent nettement du domaine de la religion ; elles touchent même à un point central de la vie de foi des chrétiens : le bien fondé d’une célébration de la cène dans les conditions actuelles. Un tel processus de réception dépasse les données que l’on peut enregistrer optiquement. Il implique bien davantage qu'une simple réinterprétation du tableau de Léonard de Vinci. L'expérience d’une lumière transcendante ainsi que la réflexion sur la cène représentent une communication religieuse du tableau de Willikens. L'artiste, qui fut lui-même confronté à ce genre d'interprétation, dit alors sa reconnaissance de voir son tableau accueilli dans un sens religieux, par-delà de ce qu'il représente en histoire de l'art. Il déclara : « Lorsque j'ai peint ce tableau, j'ai été un peu effrayé parce que je craignais qu'on ne le prenne pour une image esthétique. »

Le thème de la croix chez Arnulf Rainer

J'aimerais poursuivre ma discussion du rapport entre esthétique et religion en prenant l'exemple d'un autre artiste, Arnulf Rainer.

 

croix, par Arnulf Rainer

Arnulf Rainer

En 1968, Rainer utilisa l'appareil photo pour capter sa propre mimique et sa gestique, et pour peindre par-dessus les photographies ainsi obtenues. Dans les années soixante-dix, il surpeignit ainsi des masques mortuaires, et des photographies de crucifix romans et gothiques. Avec une sorte de frénésie agressive, il détruit les visages et les corps des crucifix photographiés pour se les approprier d'une nouvelle manière. Il les détruit en tant que biens culturels occidentaux afin d’accéder à une signification plus profonde. Rainer déclare à ce sujet : « Je ne peins pas ces tableaux sur commande ; je ne les réalise pas non plus en pensant à des espaces ecclésiaux déterminés ; ils sont nés de quelque chose qui me concerne personnellement, comme cela arrive très souvent chez un artiste – quelque chose qui me concerne et qui a trait à l'idée, à la personne et à la théologie de la croix. » On pourrait parler d'une sorte d'« anesthétique ». Pour parvenir à exprimer quelque chose de plus profond et de religieux, on détruit une image classique du Christ obtenue par voie photographique. Si ces crucifix ont pu avoir un jour un grand effet, leur statut de bien culturel occidental ne leur permet plus de susciter pareil émoi. En recouvrant des photos avec de la peinture, et en les détruisant en partie consciemment, Rainer essaie de retrouver la dimension religieuse de ces œuvres pour lui-même et pour ceux de ses contemporains qui ont l’esprit critique.

Cet artiste a consacré à peu près l'ensemble de sa carrière au thème de la « croix » ; il s'agit de graphiques, de peintures à l'huile et d'objets réalisés selon des techniques variées. Les plaques en fibres dures sur lesquelles Rainer peignit en noir d’une gestique vivace firent grande sensation. La Croix de vin était à l'origine destinée à une chapelle universitaire, mais ne fut pas acceptée par les fidèles. L'artiste la racheta alors et recommença à peindre par-dessus une large croix noire, tordue et débordant de tous les côtés. Le tableau est désormais exposé à la Tate Gallery, à Londres. Pour reprendre le rapport entre la communication esthétique et la communication religieuse, nous pourrions dire que la communauté universitaire a refusé de voir dans ce tableau un médium de communication et qu’on l’a transféré dans un endroit où s'opère en général une communication esthétique. Mais dans la Tate Gallery, la Croix de Rainer n'est pas un objet exclusivement esthétique. Car une œuvre d'art peut exercer un effet religieux dans un musée, pour autant qu’il y ait en lui des éléments susceptibles d’offrir à l’observateur une ouverture sur la profondeur.

Une œuvre d'Arnulf Rainer a finalement trouvé sa place dans une église. Dans une chapelle latérale de la cathédrale St-Eberhard, à Stuttgart, on peut voir une « croix surpeinte » par Arnulf Rainer. Les responsables de l’église acquirent cette œuvre créée en 1988 sans qu’ils l’aient commandée. C'est ainsi qu'une « croix surpeinte » de Rainer a fini par trouver l'endroit qui lui convenait. Il s'agit d'une image destinée à favoriser le recueillement, de couleur noire et rouge, avec à certains endroits des touches plus claires de vert sur lesquelles boursouflent des traînées associant le noir d’un corps et le rouge du sang. De par sa structure et ses couleurs, la croix de Stuttgart s'apparente à la Croix de vin. Mais tandis que la communauté universitaire des années soixante ignora la dimension religieuse de la croix, celle de St-Eberhard l’a acceptée comme un objet de communication religieuse.

Des limites à respecter

Du fait que l'art et la religion ne sont pas identiques, en dépit du nombre de points qu’ils ont en commun, nous entendions, au début de cet exposé, repérer jusqu'à quel point la perception d'une œuvre d'art peut être considérée comme une expérience esthétique, et à partir de quel moment elle devient une expérience religieuse. Nous avons examiné cette question en nous aidant de quelques exemples. En ce qui concerne Rothko, l'expérience à laquelle ses tableaux a donné lieu a entraîné la construction d’une chapelle qui leur est exclusivement consacrée ; d'aucuns pensaient que, de cette façon, l'on pourrait apprécier au mieux et à sa juste valeur la dimension religieuse de ces œuvres. La religiosité qu’implique l’œuvre de Rothko est celle d'une mystique sans voix.

La Cène de Willikens semble de prime abord concerner un phénomène et des problèmes esthétiques : une réinterprétation de la Cène de Léonard de Vinci. Mais à la façon dont Willikens s'y prend avec la lumière, nous en sommes venus à percevoir un message qui lui est propre, une « révélation de la lumière ». Quant à la table vide, nous y avons vu une suggestion pour les chrétiens de réfléchir au sujet de la communion et de remplir à nouveau la table de personnes – dans le sens figuré.

Dans la frénésie agressive d'Arnulf Rainer et dans ses peintures de photos du Christ et de croix, nous avons perçu une dimension religieuse que ses contemporains n'ont pourtant pas toujours bien comprise.

La filière Art as Religious Studies peut être un programme d'avenir au sein de la théologie universitaire, d'autant que certaines œuvres ont un potentiel de dimension religieuse que leur fréquentation peut permettre de percevoir. Néanmoins, il est nécessaire dans chaque cas individuel de marquer la limite en deçà de laquelle on parlera d'expérience esthétique et au-delà de laquelle on évoquera plutôt l'expérience religieuse.

C'est en toute tranquillité que l'on devrait s’engager avec les artistes sur ce « chemin de la découverte ». Cela ne signifie pas que tout ce qu’on aperçoit sur ce sentier résiste au jugement d’une théologie critique. La force de l'artiste, sa subjectivité, marquent en même temps sa limite. Une théologie chrétienne responsable peut tout à fait s'engager sur ce chemin, tout en veillant à mettre ce que l'artiste a perçu et ce qu’il a transmis en relation avec la compréhension profonde de la Bible et de la foi chrétienne. L'art et la théologie ont en commun d'être fondamentalement ouverts du fait de leur « objet ».

L’assentiment à l'art contemporain ne signifie pas que chaque œuvre de qualité puisse ou doive avoir sa place dans une église. Dans chaque cas, il convient de soupeser ce qu’une communauté peut raisonnablement accepter ou non. Dans une Église, toutes les communautés locales ne se représentent pas les choses de la même manière, et elles n’ont pas toutes les mêmes capacités de réception. Néanmoins, dans l'intérêt précisément de ces communautés, on doit demander que l'on autorise plus souvent l'art contemporain à être présent dans des églises. Des exemples le montrent : la présence de l'art contemporain dans une église peut conduire à une expérience religieuse qui va au-delà de la seule expérience esthétique. Quand on attribue trop de pouvoir à une œuvre d'art, la question de la limite se pose. Mais avant de marquer cette limite, on devrait commencer par se mettre en chemin avec l'art. « Et si quelqu'un veut t'obliger à faire mille pas, fais-en deux mille avec lui ! » (Mt 5, 41) feuille

Horst Schwebel

haut

Merci de soutenir Évangile & liberté
en vous abonnant :)

 


Accueil

Pour s'abonner

Rédaction

Soumettre un article

Évangile & liberté

Courrier des lecteurs

Ouverture et actualité

Vos questions

Événements

Liens sur le www

Liste des numéros

Index des auteurs


Article Précédent

Article Suivant

Sommaire de ce N°


Vous pouvez nous écrire vos remarques, vos encouragements, vos questions