Deux ordres de communication
Certaines universités
américaines ont à leur programme la discipline «
Art as Religious Studies ». Cet enseignement part du principe
que l'art on entend par là les arts plastiques
a une dimension religieuse. On peut envisager plusieurs façons
détablir une relation entre l'art et la religion. Pour
le romantisme, l'art se trouve dans la proximité immédiate
de la religion. Dans son ouvrage Herzensergießung eines kunstsinnigen
Klosterbruders (1797), Wilhelm Heinrich Wackenroder décrit le
regard d'une Madone de Raphaël comme si elle sadonnait à
une méditation esthétique. Hölderlin parle de l'art
comme d'une « église esthétique ». Johann
Wolfgang von Goethe écrit à l'occasion de sa visite à
la galerie du château de Dresde : « J'entrai dans ce sanctuaire
et mon étonnement dépassa toutes les idées que
je m'en étais faites
Les salles, fréquentées
par davantage de visiteurs que de personnes au travail , minspirèrent
un sentiment de solennité unique en son genre, qui ressemblait
d'autant plus au sentiment éprouvé à lentrée
dune église quon semblait navoir déposé
en ces lieux les ornements de tant de temples, les supports de tant
de prières que pour en faire des objets dart sacré.
»
Arnulf Rainer
|
Pour le sociologue Max Weber, l'art entre « en concurrence
directe avec la religion du salut » : « Il assume la fonction
d'un salut qui sopère dans le monde tout autant quil
lui est signifié : on est sauvé du quotidien et, avant
tout, de la pression croissante du rationalisme théorique et
pratique . » Mais les poètes et l'éminent sociologue
ne sont pas les seuls à avoir compris que l'art se distingue
difficilement de la religion, les théologiens l'ont également
compris. Lorsque le père dominicain Alain Couturier fit appel
aux plus grands artistes de son temps pour les églises d'Assy,
d'Audincourt ou de Ronchamp, il se justifia de la manière suivante
: « Le grand artiste est toujours un intuitif. Et cela suffit
presque à tout
Le génie ne donne pas la foi, mais
il existe une analogie trop profonde entre l'inspiration mystique et
celle des héros et des grands artistes pour que l'on ne soit
pas demblée de leur côté. » Selon Couturier,
l'artiste est un homme que l'inspiration et l'intuition « prédisposent
» à l'exercice de l'esprit. « Tout artiste véritable
est inspiré
, prédisposé : pourquoi ne devrait-il
pas l'être pour l'accouchement de cet esprit qui souffle
uniquement où il veut ? » Réactualisée,
l'esthétique du génie a rouvert au grand art laccès
aux églises. « Tout art véritable est sacré
», comme le dit Couturier. Mais est-on fondé à trouver
une signification religieuse à nimporte quelle uvre
dart ?
Dans lexposition Signes de la foi - esprit de l'avant-garde
(Berlin, 1980), Wieland Schmied revendiquait pour l'avant-garde les
concepts de « spiritualité » et de « transcendance
». Alors que cette exposition fut bien accueillie lors du Katholikentag
(journée des catholiques allemands) de Berlin en 1980 et que
beaucoup de gens convinrent à ce moment-là de la signification
religieuse de l'art moderne, lors du Katholikentag de 1990 l'exposition
de Wieland Schmied Présent - Eternité se heurta à
un certain scepticisme. Postuler une relation entre tout ce qui peut
avoir une qualité artistique et la « transcendance »,
c'en était trop.
Le fait de mettre en évidence, par ces exemples,
la proximité de l'art et de la religion (voire de la religion
chrétienne) a eu beaucoup deffet : après la seconde
guerre mondiale, en Europe, des artistes ont reçu d'importantes
commandes d'uvres pour des églises sans quon se demande
sils étaient ou non chrétiens. Le fait qu'il étaient
artistes suffisait pour que leurs uvres soient exposées
dans les églises ou même y soient installées en
permanence. La qualité artistique devint alors le seul critère
; elle remplaça le caractère chrétien des convictions
et de l'iconographie sur lequel on insistait auparavant. Pour Theodor
Haecker, de telles considérations peuvent se résumer en
une phrase : ars naturaliter christiana l'art est chrétien
par nature. Tout admirables que soient ces initiatives Matisse,
Braque, Léger et même Bacon et Nitsch dans des églises
, la question reste cependant posée : l'art est-il religieux
(voire chrétien) par lui-même ?
Roy Lichtenstein, artiste du popart, se servait
de bandes dessinées pour élaborer son propre monde imagier.
Personne ne penserait à associer Roy Lichtenstein à la
religion. Néanmoins, il est indiscutablement un artiste à
prendre au sérieux. Chez les artistes de la postmodernité,
lidée de lart sélargit jusquà
donner dans le banal et le trivial, et même de temps à
autre dans le kitsch, conçu comme un programme dopposition
au sérieux. On ne peut cependant pas nier que ces artistes sont
doués de richesse créative et dune forte conception
artistique. De telles observations conduisent à ne pas mettre
sur le même plan l'art et la religion, mais plutôt à
avoir conscience de la différence entre ce quune uvre
d'art donne à percevoir et un acte de cognition proprement religieuse.
La communication esthétique et la communication religieuse ne
sont pas identiques. La perception de l'art n'est pas par elle-même
un acte religieux, pourtant elle donne souvent lieu à des phénomènes
qui incitent à mettre l'art en relation directe avec la religion.
Ce sont de tels phénomènes que nous aimerions étudier
maintenant.
De lexpérience esthétique de Marcel
Proust à celle de Paul Tillich
Pour illustrer une
expérience esthétique à dimension religieuse, je
prendrai une scène du célèbre ouvrage de Proust
À la recherche du temps perdu : la mort du poète Bergotte
devant un tableau de Vermeer au Louvre, après un malaise. Dans
ses derniers instants, il a une vision : « Dans une céleste
balance lui apparaissait, chargeant l'un des plateaux, sa propre vie,
tandis que lautre contenait le petit pan de mur si bien peint
en jaune ». Ce « petit pan de mur » représente
pour le poète l'art dans toute sa perfection. Bergotte doit alors
décider ce qui, de sa propre vie ou de cette parcelle d'art,
a le plus de poids. Proust fait dire au poète : « Il sentait
qu'il avait imprudemment donné la première pour le second
», qu'il donnerait sa vie pour le « pan de mur ».
La perception du jaune dans le pan de mur du tableau de Vermeer est
une expérience esthétique. Chez Proust, cette expérience
se trouve chargée dune très forte signification.
L'expérience esthétique est opposée à la
vie d'un homme : elle est même présentée comme plus
importante. On pourrait parler de l'apogée de l'esthétisme.
À ce stade, je parlerais volontiers de la transition d'une expérience
esthétique à une expérience religieuse. L'expérience
esthétique devient expérience religieuse au moment où
que ce soit dans l'acte de réception ou dans celui de
production l'existence humaine dans son ensemble est jetée
sur le plateau d'une balance. La dimension religieuse comporte une totalité,
quelque chose d'ultime.
Cela signifie que des expériences esthétiques
de perception et de réflexion, existent également en dessous
de ce niveau ultime. Toute perception de l'art ne mène pas jusqu'à
ce point. Mais lorsque ce point est atteint, les catégories esthétiques
ne suffisent plus pour exprimer le pic de cette expérience. Ainsi
se rapproche-t-on à certains égards de Tillich : pour
lui, la religion est « ce qui nous concerne de manière
inconditionnelle » (the ultimate concern). Relativement à
l'art, Tillich relie l'ultimate concern au caractère expressif
de la forme dénonciation : « Dans ce sens, il [l'expressif]
est un élément extatique qui traduit le caractère
extatique de la rencontre avec la réalité inconditionnelle.
» La religion en tant que « réalité inconditionnelle
», ou le sacré, ne peut se trouver que là où
la réalité fait irruption de manière « extatiquement
» expressive. Les matériaux de la représentation,
l'iconographie, ne jouent en loccurrence aucun rôle. «
Il est en effet possible de voir dans une nature morte de Cézanne,
dans un tableau animalier de Marc, dans un paysage de Schmidt-Rottluff
ou dans une image érotique de Nolde la révélation
immédiate d'une vérité absolue dans lordre
des choses relatives ; la substance du monde vit dans l'extase religieuse
de l'artiste, elle transparaît dans les choses ; ce sont devenus
des objets sacrés. »
Giorgio Morandi, deux natures
mortes
|
Un concept de religion « extatiquement » expressif
comparable à l'expérience du « sacré
» chez Rudolf Otto trouve, selon Tillich, son expression
adéquate dans l'art expressionniste. Dans un autre article, Tillich
considère le « prophétique » comme étroitement
lié au protestantisme. Tillich parle du tableau de Picasso Guernica
comme d'une « grande uvre d'art protestante ». Ce
tableau « insiste sur le fait que l'homme est finalement soumis
à la mort, mais surtout qu'il est étranger à sa
véritable essence et quil est dominé par des forces
démoniaques, des forces d'autodestruction ». La grâce
ne peut venir à l'homme que de l'extérieur, de Dieu. Selon
Tillich, elle n'est pas représentable.
La force du point de vue de Tillich tient au fait que,
en art, le religieux ne se donne à voir ni dans l'iconographie
les thèmes des peintures , ni dans l'attitude personnelle
de l'artiste, ni même dans sa confession. En revanche la religion,
en sa qualité de « réalité inconditionnelle
», dultimate concern, est liée à l'expressif.
D'après Tillich, le style expressif, et non d'autres styles comme
le « naturalisme » ou l'« idéalisme »,
est seul à pouvoir exprimer la religion au sens extatique que
lui donne cet auteur. Tillich napprouve pas la manière
naturaliste dont Fritz von Uhde représente le Christ, en vêtement
de tous les jours au milieu de paysans et d'enfants, car le style naturaliste
de Uhde est à son sens un style de simple représentation,
soumis à la loi de la réalité environnante. Les
paysages ou les tournesols agités de Van Gogh, expression d'un
individu tourmenté, correspondent en revanche à la manière
dont Tillich conçoit la religion. On peut être en droit
de se décider pour van Gogh et contre Fritz von Uhde. Mais le
problème soulevé par Tillich n'en est pas résolu
pour autant, à savoir que la dimension religieuse ne serait atteinte
que dans l'art expressif. La situation est à peu près
comparable à ce que postulait la directive d'Eisenach (Eisenacher
Regulativ, 1863) dans le domaine de la construction d'églises,
en imposant à ces édifices le style gothique quelle
considérait comme « le style chrétien ».
Mais tout comme une église n'a pas besoin d'être
gothique pour être chrétienne, une uvre d'art na
pas non plus à être expressive pour avoir une dimension
religieuse. Lêtre humain peut être profondément
bouleversé par une uvre expressive le retable d'Issenheim
de Grünewald, le Guernica de Picasso ou une crucifixion de Bacon.
Mais il serait irresponsable de lier la dimension de la religion (voire
de la religion chrétienne) à une seule forme de peinture
ou à un seul principe formel, que ce soit le style expressif,
la peinture abstraite, la géométrie ou autre. La dimension
religieuse de l'art, telle que je l'ai illustrée avec l'exemple
de Proust, est liée à une perception qui, transmise par
une uvre d'art, va au-delà de l'esthétique et vise
l'absolu. C'est cela que veut dire l'image de la balance. Que cette
expérience ait eu lieu a propos du « petit pan de mur jaune
» ne signifie pas que l'on ait toujours besoin de pans de mur
clairs à cet effet. Il sagit ici du dépassement
d'une limite, et une telle expérience est difficile à
définir. En choisissant, plutôt que de proposer une définition,
dillustrer mon propos avec l'exemple de la vision que Bergotte
a eue de la balance, je me suis placé au niveau de la métaphore.
Au sens que lui donne Blumenberg, il s'agit là d'une «
métaphore totale » qui reste image sans être
expliquée par des mots. Pour rester au niveau de la métaphore
tout en étant proche des concepts métaphysiques occidentaux,
on pourrait dire quil s'agit de lopposition entre la perfection
et l'imperfection, de la perception du bonheur en prenant conscience
de la fissure qui affecte tout ce qui est créé, de l'anticipation
de l'eschaton et du caractère provisoire de l'existence. Mais
cela n'est que la délimitation périphrastique d'un état
de fait qui échappe à toute description.
Le mode de perception lié au style expressif n'est
donc pas la seule manière de parvenir à exprimer la dimension
religieuse. Lorsque je pense aux natures mortes de Morandi, je ny
trouve rien dautre que la représentation de pots, de bouteilles
et d'autres récipients. Mais pour moi, personnellement, cela
signifie davantage. La façon qu'a Morandi de représenter
les objets nous introduit dans un monde du silence où les choses
et les couleurs paraissent ordonnées de manière à
exhaler, selon la perception que j'en ai, un parfum de perfection :
« un rappel du bonheur », « la manière dont
le monde a été pensé par Dieu », «
des fragments, certes, mais pourtant une parcelle de perfection ».
Là encore, je dois me servir de périphrases pour décrire
ce que ma perception de Morandi me fait éprouver dunique.
D'autres feront la même expérience devant d'autres uvres
: au sein d'une perception subjective l'aspect esthétique se
trouve transcendé en direction de la dimension religieuse. J'aimerais
dire à l'encontre de Tillich que les uvres de Morandi ne
sont ni expressionnistes ni expressives, mais bien plutôt paisibles
et contemplatives ; néanmoins, la perception dont elles sont
loccasion est « transesthétique » dans la mesure
où elle touche au domaine de la religion. Cette expérience
dun niveau de perception transcendé en direction de l'absolu
ne se cantonne pas à un seul style. Que ce soient Rembrandt,
Fra Angelico, Mondrian, Kounellis ou le « pan de mur » de
Vermeer, la dimension religieuse d'une expérience artistique
n'est pas liée à un style particulier, mais bien davantage
à une uvre dart concrète, capable de susciter
une expérience religieuse.
La mystique sans voix de Mark Rothko
Examinons maintenant
les réalisations artistiques qui ont su provoquer une telle expérience.
A partir de quel moment la communication esthétique se transforme-t-elle
en communication religieuse ?
Les grands tableaux muraux de Mark Rothko ont conduit
certains contemporains à parler à leur propos d'une expérience
religieuse. La personne qui regarde ces peintures se sent accéder
à un état de flottement singulier. Les deux ou trois couleurs
ne sont pas clairement délimitées et elles se fondent
l'une dans l'autre. De temps à autre, l'une des couleurs réapparaît
au sein d'une autre. Toute substance semble dissoute. Ces images apparaissent
à l'observateur comme des salles inconnues dans lesquelles il
pourrait pénétrer.
Mark Rothko, chapelle De Menil,
Houston
|
Dans certaines de ces peintures, les surfaces aux couleurs
sombres prédominent ; les plus sombres se trouvent dans la partie
supérieure et exerçent sur l'observateur un certain attrait,
comme pour l'inviter à entrer dans ces sombres « portes
». Michel Butor écrit : « L'une des avancées
plus remarquables de Rothko tient au fait qu'il a réussi à
faire luire quelque chose comme de la lumière noire. Ce que l'on
pourrait prendre au premier abord pour de l'obscurité se révèle
bientôt à l'observateur attentif comme une tout autre lumière.
On reconnaît en elle la nuit dont parlaient les mystiques. »
La signification religieuse que Butor discerne ici dans
les uvres de Rothko coïncide avec ce quen dit l'artiste
: « Je ne mintéresse absolument pas aux rapports
de forme et de couleur ou aux choses de ce genre
Ce qui m'intéresse,
c'est uniquement de pouvoir exprimer les sentiments humains le
tragique, l'extase, la fatalité, etc. et le fait que nombre
de personnes s'effondrent et pleurent devant mes peintures me montre
que je suis en relation avec les sentiments humains de base. Les gens
qui pleurent devant mes tableaux font la même expérience
religieuse que moi au moment où je les ai peints. Et si, comme
vous dites, vous ne vous sentez interpellés que par les relations
entre les couleurs, c'est que vous ne m'avez pas compris. »
La perception quun couple, les de Menil, a eue
des tableaux de Rothko en tant qu'objets religieux la finalement
conduit à charger le célèbre architecte Philip
Johnson de construire une chapelle pour les abriter. Johnson a construit
son polygone de manière que la lumière vienne den
haut. Cette chapelle cuménique située à Houston,
au Texas, est l'endroit où lon peut ressentir le plus nettement
l'expérience que Rothko entend communiquer d'une mystique du
vide.
L'expérience religieuse que communique Rothko
est celle d'une mystique sans voix. Alors que l'indicible donne aux
uns loccasion dune expérience religieuse ultime du
fait de sa seule présence visuelle, il na pour les autres
aucune pertinence religieuse. Robert Hughes écrit : « Le
monde a disparu et n'a rien laissé d'autre derrière lui
que le vide. Sagit-il du vide des mystiques ou seulement dun
vide scénique impressionnant, cest difficile à dire
et cela dépend du point de vue de l'observateur et de ses attentes.
La chapelle de Rothko est véritablement le dernier silence du
romantisme. Le visiteur doit aborder ces tableaux tout comme les personnages
que Caspar David Friedrich a peints de dos et tournés vers la
mer abordent la nature : l'art doit, dans une intériorisation
pessimiste, prendre la place du monde. » Cest là
une interprétation esthétique qui va carrément
à l'encontre de la perception qui a conduit le couple de Menil
à faire construire la chapelle de Rothko.
Si l'on pense devoir parler d'une expérience religieuse
dans les tableaux de Rothko, cest alors d'une religiosité
sans système de référence iconographique, sans
représentation personnelle de Dieu. La religiosité inhérente
aux tableaux de Rothko pourrait encourir un rejet de la part des chrétiens
qui recherchent des références concrètes de cet
ordre. Mais l'inverse est également plausible, à savoir
que des chrétiens prennent conscience, grâce à ces
tableaux, de la composante mystique de leur propre foi composante
que d'autres moyens de communication narrivent pas à faire
percevoir aussi bien. On aurait ainsi une évaluation positive
des peintures de Rothko, qui plus est dans un contexte chrétien.
Contrairement à Hughes et en accord avec les fondateurs de la
chapelle, je puis comprendre la signification religieuse des tableaux
de Rothko, dautant que la mystique sans voix de ces tableaux ne
doit pas entrer en contradiction avec une religiosité chrétienne.
Un aspect que le christianisme a négligé l'innommable,
l'arrheton accède ici à lexpression et affirme
sa présence.
De la Cène de Léonard de Vinci à
celle de Ben Willikens
Alors que chez Rothko
l'esthétique et la religion semblent presque se fondre l'une
dans l'autre, la Cène de Ben Willikens autorise une lecture aussi
bien esthétique que religieuse. Pour ce triptyque à la
peinture acrylique, Willikens est parti de la Cène de Léonard
de Vinci, dans le réfectoire de Sainte-Marie-des-Grâces,
à Milan. Il a supprimé Jésus et ses disciples,
tout en conservant la perspective. Ainsi le regard se porte-t-il sur
une pièce carrelée toute nue, avec une longue table. Le
plafond lisse et blanc ainsi que les pieds de table en acier dotés
dembouts en caoutchouc renforcent l'impression de vide et de froid.
Là où, chez Léonard, on trouvait des tapisseries,
on aperçoit chez Willikens des portes dacier grises et
fermées, comme on en trouve dans les prisons. Le gris, couleur
de l'asphalte et de la poussière des rues, revient sous diverses
manières.
Ben Willikens
|
L'uvre de Willikens contraste avec le tableau de
Léonard. Tandis que, chez Léonard, on voit de la couleur,
des gestes et des visages humains, Ben Willikens a, au sens rigoureux
de cette expression, fait table rase de tout cela. Il na conservé
que la perspective. Du fait de ces suppressions et de la rigoureuse
symétrie du tableau, la perspective devient une sorte de gouffre
qui attire l'observateur à lui. Longtemps, ce tableau sest
trouvé face à lassistance, dans la salle des conférences
et inaugurations du musée d'architecture de Francfort. Il donnait
lillusion optique dune deuxième salle et contribuait
à élargir la pièce un trompe-lil
tout à fait approprié à un musée d'architecture.
Mais avec cette observation, nous nous trouvons encore dans le cadre
d'une interprétation esthétique.
Une fois entré dans le froid et le vide de lespace
ouvert par Willikens, on ne tarde pas à percevoir un changement.
Car, par-delà la porte centrale et les deux embrasures de fenêtres,
le regard conduit à une seconde salle baignant dans une lumière
dune éclatante blancheur. La blancheur qui rend cette salle
arrière indéfinissable, semble être une puissance
dynamique qui, par la porte et les fenêtres, amène la lumière
de l'arrière sur le devant. L'observateur qui s'est laissé
aller à la tristesse du vide et de sa grisaille, est finalement
« récompensé pour sa patience » en recevant
une part de ce qui, darrière en avant, émane si
fortement de cette lumière. La lumière devient le médium
d'une puissance presque transcendante qui définit d'une nouvelle
manière des salles pauvres et dépouillées. Lorsque
l'on regarde plusieurs tableaux de Willikens l'un à côté
de l'autre, la « révélation de la lumière
» au sein de la constellation symétrique et menaçante
de ses gris apparaît bel et bien être le thème central
de cet artiste.
En interprétant l'expérience lumineuse
proposée par Willikens avec des mots empruntés au langage
religieux « puissance transcendante », « révélation
de la lumière » , j'ai rattaché une signification
religieuse à une expérience esthétique. Le fait
que les gens relient une expérience religieuse à la Cène
de Willikens a conduit à ce que le tableau soit montré
dans lexposition Présent - éternité (Katholikentag
de Berlin, 1990), ainsi que lors de l'exposition Beyond Belief : Modern
Art and the Religious Imagination (Melbourne, 1998). Mais nous pouvons
perpétuer ce processus de réception en mettant la table
vide en relation avec nos manières actuelles de célébrer
la cène. Cette uvre d'art nous incite à réfléchir
à la façon dont les chrétiens devraient se comporter
lors de la communion : la table où la cène est célébrée
serait-elle désormais complètement dégarnie ? Devrions-nous
la regarnir en lentourant dhommes et de femmes ? Lorsque
le tableau était exposé au Musée allemand d'architecture,
on suggéra de célébrer une fois la cène
en ce lieu et, pour ainsi dire, de « regarnir spirituellement
» cette table rase.
Les dernières idées que j'ai formulées
relèvent nettement du domaine de la religion ; elles touchent
même à un point central de la vie de foi des chrétiens
: le bien fondé dune célébration de la cène
dans les conditions actuelles. Un tel processus de réception
dépasse les données que lon peut enregistrer optiquement.
Il implique bien davantage qu'une simple réinterprétation
du tableau de Léonard de Vinci. L'expérience dune
lumière transcendante ainsi que la réflexion sur la cène
représentent une communication religieuse du tableau de Willikens.
L'artiste, qui fut lui-même confronté à ce genre
d'interprétation, dit alors sa reconnaissance de voir son tableau
accueilli dans un sens religieux, par-delà de ce qu'il représente
en histoire de l'art. Il déclara : « Lorsque j'ai peint
ce tableau, j'ai été un peu effrayé parce que je
craignais qu'on ne le prenne pour une image esthétique. »
Le thème de la croix chez Arnulf Rainer
J'aimerais poursuivre
ma discussion du rapport entre esthétique et religion en prenant
l'exemple d'un autre artiste, Arnulf Rainer.
Arnulf Rainer
|
En 1968, Rainer utilisa l'appareil photo pour capter sa
propre mimique et sa gestique, et pour peindre par-dessus les photographies
ainsi obtenues. Dans les années soixante-dix, il surpeignit ainsi
des masques mortuaires, et des photographies de crucifix romans et gothiques.
Avec une sorte de frénésie agressive, il détruit
les visages et les corps des crucifix photographiés pour se les
approprier d'une nouvelle manière. Il les détruit en tant
que biens culturels occidentaux afin daccéder à
une signification plus profonde. Rainer déclare à ce sujet
: « Je ne peins pas ces tableaux sur commande ; je ne les réalise
pas non plus en pensant à des espaces ecclésiaux déterminés
; ils sont nés de quelque chose qui me concerne personnellement,
comme cela arrive très souvent chez un artiste quelque
chose qui me concerne et qui a trait à l'idée, à
la personne et à la théologie de la croix. » On
pourrait parler d'une sorte d'« anesthétique ». Pour
parvenir à exprimer quelque chose de plus profond et de religieux,
on détruit une image classique du Christ obtenue par voie photographique.
Si ces crucifix ont pu avoir un jour un grand effet, leur statut de
bien culturel occidental ne leur permet plus de susciter pareil émoi.
En recouvrant des photos avec de la peinture, et en les détruisant
en partie consciemment, Rainer essaie de retrouver la dimension religieuse
de ces uvres pour lui-même et pour ceux de ses contemporains
qui ont lesprit critique.
Cet artiste a consacré à peu près
l'ensemble de sa carrière au thème de la « croix
» ; il s'agit de graphiques, de peintures à l'huile et
d'objets réalisés selon des techniques variées.
Les plaques en fibres dures sur lesquelles Rainer peignit en noir dune
gestique vivace firent grande sensation. La Croix de vin était
à l'origine destinée à une chapelle universitaire,
mais ne fut pas acceptée par les fidèles. L'artiste la
racheta alors et recommença à peindre par-dessus une large
croix noire, tordue et débordant de tous les côtés.
Le tableau est désormais exposé à la Tate Gallery,
à Londres. Pour reprendre le rapport entre la communication esthétique
et la communication religieuse, nous pourrions dire que la communauté
universitaire a refusé de voir dans ce tableau un médium
de communication et quon la transféré dans
un endroit où s'opère en général une communication
esthétique. Mais dans la Tate Gallery, la Croix de Rainer n'est
pas un objet exclusivement esthétique. Car une uvre d'art
peut exercer un effet religieux dans un musée, pour autant quil
y ait en lui des éléments susceptibles doffrir à
lobservateur une ouverture sur la profondeur.
Une uvre d'Arnulf Rainer a finalement trouvé
sa place dans une église. Dans une chapelle latérale de
la cathédrale St-Eberhard, à Stuttgart, on peut voir une
« croix surpeinte » par Arnulf Rainer. Les responsables
de léglise acquirent cette uvre créée
en 1988 sans quils laient commandée. C'est ainsi
qu'une « croix surpeinte » de Rainer a fini par trouver
l'endroit qui lui convenait. Il s'agit d'une image destinée à
favoriser le recueillement, de couleur noire et rouge, avec à
certains endroits des touches plus claires de vert sur lesquelles boursouflent
des traînées associant le noir dun corps et le rouge
du sang. De par sa structure et ses couleurs, la croix de Stuttgart
s'apparente à la Croix de vin. Mais tandis que la communauté
universitaire des années soixante ignora la dimension religieuse
de la croix, celle de St-Eberhard la acceptée comme un
objet de communication religieuse.
Des limites à respecter
Du fait que l'art et
la religion ne sont pas identiques, en dépit du nombre de points
quils ont en commun, nous entendions, au début de cet exposé,
repérer jusqu'à quel point la perception d'une uvre
d'art peut être considérée comme une expérience
esthétique, et à partir de quel moment elle devient une
expérience religieuse. Nous avons examiné cette question
en nous aidant de quelques exemples. En ce qui concerne Rothko, l'expérience
à laquelle ses tableaux a donné lieu a entraîné
la construction dune chapelle qui leur est exclusivement consacrée
; d'aucuns pensaient que, de cette façon, l'on pourrait apprécier
au mieux et à sa juste valeur la dimension religieuse de ces
uvres. La religiosité quimplique luvre
de Rothko est celle d'une mystique sans voix.
La Cène de Willikens semble de prime abord concerner
un phénomène et des problèmes esthétiques
: une réinterprétation de la Cène de Léonard
de Vinci. Mais à la façon dont Willikens s'y prend avec
la lumière, nous en sommes venus à percevoir un message
qui lui est propre, une « révélation de la lumière
». Quant à la table vide, nous y avons vu une suggestion
pour les chrétiens de réfléchir au sujet de la
communion et de remplir à nouveau la table de personnes
dans le sens figuré.
Dans la frénésie agressive d'Arnulf Rainer
et dans ses peintures de photos du Christ et de croix, nous avons perçu
une dimension religieuse que ses contemporains n'ont pourtant pas toujours
bien comprise.
La filière Art as Religious Studies peut être
un programme d'avenir au sein de la théologie universitaire,
d'autant que certaines uvres ont un potentiel de dimension religieuse
que leur fréquentation peut permettre de percevoir. Néanmoins,
il est nécessaire dans chaque cas individuel de marquer la limite
en deçà de laquelle on parlera d'expérience esthétique
et au-delà de laquelle on évoquera plutôt l'expérience
religieuse.
C'est en toute tranquillité que l'on devrait sengager
avec les artistes sur ce « chemin de la découverte ».
Cela ne signifie pas que tout ce quon aperçoit sur ce sentier
résiste au jugement dune théologie critique. La
force de l'artiste, sa subjectivité, marquent en même temps
sa limite. Une théologie chrétienne responsable peut tout
à fait s'engager sur ce chemin, tout en veillant à mettre
ce que l'artiste a perçu et ce quil a transmis en relation
avec la compréhension profonde de la Bible et de la foi chrétienne.
L'art et la théologie ont en commun d'être fondamentalement
ouverts du fait de leur « objet ».
Lassentiment à l'art contemporain ne signifie
pas que chaque uvre de qualité puisse ou doive avoir sa
place dans une église. Dans chaque cas, il convient de soupeser
ce quune communauté peut raisonnablement accepter ou non.
Dans une Église, toutes les communautés locales ne se
représentent pas les choses de la même manière,
et elles nont pas toutes les mêmes capacités de réception.
Néanmoins, dans l'intérêt précisément
de ces communautés, on doit demander que l'on autorise plus souvent
l'art contemporain à être présent dans des églises.
Des exemples le montrent : la présence de l'art contemporain
dans une église peut conduire à une expérience
religieuse qui va au-delà de la seule expérience esthétique.
Quand on attribue trop de pouvoir à une uvre d'art, la
question de la limite se pose. Mais avant de marquer cette limite, on
devrait commencer par se mettre en chemin avec l'art. « Et si
quelqu'un veut t'obliger à faire mille pas, fais-en deux mille
avec lui ! » (Mt 5, 41)
Horst
Schwebel