Nous assistons de nos
jours à une redécouverte, y compris au sein du protestantisme,
de la tradition mystique. La revalorisation de cette forme de spiritualité
correspond bien à lattente religieuse de beaucoup de nos
contemporains. Elle vient également combler une place laissée
trop longtemps en jachère dans le protestantisme moderne. Certains
toutefois voient avec méfiance ce « retour du refoulé
» et refusent, au nom de la Parole et de lÉcriture,
toute forme de mystique, jugée par trop individualiste, subjective,
émotionnelle, quand ce nest pas franchement païenne.
Il y aurait, selon ces théologiens, incompatibilité entre
le protestantisme et la mystique ; tout accueil bienveillant de cette
forme de spiritualité serait donc déjà une atteinte
à la pureté de la foi réformée.
Je vous propose dabord de voir doù
vient ce refus, et quil naît dun profond malentendu
sur la définition de la mystique. Puis, nous ferons un parcours
historique, avec trois figures marquantes de la spiritualité
protestante : Luther, le Père de la Réforme, qui a une
attitude ambivalente vis à vis de la mystique ; Jacob Böhme
et enfin Gerhard Tersteegen. Nous verrons ainsi comment le protestantisme
peut intégrer en son sein, sans renier ses principes, la grande
tradition mystique chrétienne.
Le refus
Ce refus catégorique de la mystique au sein du
protestantisme est plutôt récent : il vient du courant
appelé « théologie dialectique » dont les
grandes figures sont Emile Brunner (1889-1966) et surtout Karl Barth
(1886-1968). Barth traite la mystique d« athéisme
larvé et ésotérique » et Brunner y voit «
le seul adversaire de taille de la foi chrétienne jusquà
la fin des temps », parce quelle représente «
la plus fine distillation du paganisme » au sein du christianisme.
Ce front polémique sera repris, comme une sorte dévidence,
par leurs successeurs et est à la base de ce refus virulent de
la spiritualité mystique au sein des Églises de la Réforme.
Mais si nous regardons ce que visent ces attaques, nous
pouvons être étonnés ; car ce nest pas tant
la tradition mystique médiévale ou classique qui est remise
en question par nos auteurs que la théologie moderniste et libérale
de Schleiermacher. Schleiermacher, dans sa philosophie religieuse, proposait
un système partant dune identité essentielle entre
lEsprit divin et lesprit de lhomme. Cest cela
qui est taxé de « mystique » par nos théologiens.
Ainsi comprise, la « mystique » soppose à la
Révélation et à la foi. En effet, si la «
mystique » consiste en la prise de conscience de lunité
originelle de lhomme avec Dieu, la connaissance de Dieu devient
une faculté inhérente à lhomme (par une démarche
dintrospection) sans quil y ait besoin de Révélation
extérieure. Elle est alors le signe de lorgueil de lhomme
qui cherche à devenir Dieu (le « péché »
par excellence). Doù lopposition qui sera répétée
ensuite si souvent comme un slogan : ou la mystique (tentative de lhomme
daccéder à Dieu par ses propres moyens) ou la Parole
(Révélation qui vient de Dieu vers lhomme). Ou la
religion (mouvement ascendant de lhomme vers la divinité)
ou la foi (mouvement descendant du Dieu de la Bible vers lêtre
humain).
Toutefois, on peut se demander si cette critique de la
« mystique » vise juste. En effet, quand nous lisons les
témoignages des mystiques sur leur expérience, nous voyons
que pour eux la mystique nest pas un système métaphysique
qui postulerait une identité essentielle de lhomme avec
Dieu ; cest bien plutôt un cheminement spirituel de transformation
intérieure. Lunion nest pas un présupposé
métaphysique, mais elle est laboutissement de la démarche,
lorsque lhomme sest vidé de lui-même pour faire
toute la place à Dieu. La critique vise donc tout autre chose
que la réalité vécue par les mystiques. Cest
pourquoi il est si important de nous mettre à lécoute
des témoignages des mystiques sur ce quils vivent 1.
haut
Luther proche de la mystique
Quand nous regardons aux débuts de la Réforme,
nous voyons que cette dernière a un souffle spirituel très
fort, très proche de la mystique. Luther dailleurs connaissait
bien les uvres de Tauler (représentant de la mystique rhénane)
et avait à plusieurs reprises fait éditer un ouvrage mystique
anonyme de la fin du XIVe siècle : la « théologie
germanique ». On peut même dire que lexpérience
de la justification, qui est à la base de toute la théologie
luthérienne, est profondément mystique. Dans son Traité
de la liberté chrétienne, Luther va reprendre tout le
vocabulaire de la mystique nuptiale médiévale (notamment
de Bernard de Clairvaux) pour exprimer le « joyeux échange
» de la justification :
« Mais voici une grâce incomparable qui appartient à
la foi : elle unit lâme à Christ comme lépouse
est unie à lépoux. Par ce mystère, dit
lapôtre, Christ et lâme deviennent une seule
chair (Eph. 5,30). Une seule chair : sil en est ainsi et sil
sagit entre eux dun vrai mariage [
] il sensuit
que tout ce qui leur appartient constitue désormais une possession
commune, tant les biens que les maux. Ainsi, tout ce que Christ possède,
lâme fidèle peut sen prévaloir et
sen glorifier comme de son bien propre, et tout ce qui est à
lâme, Christ se larroge et le fait sien. Comparer
ici, cest découvrir lincomparable. Christ est plénitude
de grâce, de vie et de salut ; lâme ne possède
que ses péchés, la mort et la condamnation. Quintervienne
la foi et, voici, Christ prend à lui les péchés,
la mort et lenfer ; à lâme, en revanche sont
donnés la grâce, la vie et le salut. [
]
Qui donc pourrait se faire une idée digne de ce mariage royal
? Et qui pourrait embrasser les glorieuses richesses dune telle
grâce ? Voici que, riche et saint, Christ, lépoux
prend pour épouse cette prostituée chétive, pauvre
et impie ; il la rachète de tous ses maux, il la pare de tous
ses biens. Il nest pas possible que ses péchés
la perdent, car ils reposent sur Christ et sont engloutis en lui.
Quant à elle, elle possède en Christ la justice quelle
peut regarder comme la sienne propre et quà lencontre
de tous ses péchés elle peut opposer en toute assurance
à la mort et lenfer en disant : Si moi, jai
péché, mon Christ na pas péché ;
cest en lui que je crois, tout ce qui est à lui est à
moi et tout ce qui est à moi est à lui selon le
Cantique des cantiques : Mon Bien-aimé est à moi
et je suis à lui (Ct 2,16) 2. »
Ce sont bien les thèmes de la mystique nuptiale,
mais au lieu de décrire le terme du cheminement spirituel, Luther
les utilise pour exprimer lexpérience du commencement,
lorsque lêtre humain découvre quil est aimé
inconditionnellement par Dieu. De ce fondement vont naître les
principaux principes de la Réforme, là aussi en parenté
très étroite avec la mystique.
La grâce seule est laffirmation de la gratuité
de lAmour divin qui ne dépend pas des uvres humaines.
Cela rejoint la valorisation de la passivité de lêtre
humain chez de nombreux mystiques. Le Christ seul signifie la relativisation
de toutes les médiations humaines pour entrer en communion avec
Dieu. Cette union sans « intermédiaires institutionnels
» est aussi recherchée par les mystiques. LÉcriture
seule indique le lieu où rencontrer le Christ, Parole de Dieu.
Luther, pourrait-on dire, transpose pour tout le peuple chrétien,
le principe de la lectio divina (voir à son sujet p. VI, col.
1) en usage dans les monastères. Enfin le sacerdoce universel
de tous les chrétiens permet dabolir la séparation
entre clercs et laïcs, entre une Église enseignante et une
Église enseignée. Cela rejoint la mystique qui se réclame
de lautorité de lexpérience personnelle de
Dieu.
Réaction de Luther face aux « enthousiastes
»
Mais il y a une nette évolution de Luther vis
à vis de la spiritualité mystique. Luther doit en effet
lutter sur un double front : contre lÉglise catholique
dont il sest détaché, mais de plus en plus aussi
contre ceux quil appelle des « enthousiastes », qui
se réclament de ses principes, mais veulent aller jusquau
bout de leurs conséquences. Ce sont les anabaptistes, mais aussi
des cercles spiritualistes, qui se basent sur lexpérience
dune lumière « intérieure » et veulent
se passer de toutes les médiations extérieures. Luther
va réagir vigoureusement contre ce risque de« subjectivisme
» de la foi chrétienne. Il insistera de façon massive
sur les aspects « objectifs » ou « extérieurs
» de la foi. La grâce seule rappelle que la justification
est totalement extérieure à lêtre humain ;
lÉcriture seule met laccent aussi sur le fait que
la Révélation ne peut venir que dune parole extérieure
(la prédication qui renvoie à lÉcriture).
Luther écrira même : « Dieu ne donne à personne
son Esprit ou sa grâce, sinon par ou avec la parole externe préalable.
Cest là notre sauvegarde contre les enthousiastes, autrement
dit : les esprits qui se flattent davoir lEsprit indépendamment
de la parole et avant elle, et qui, par suite, jugent, interprètent
et étendent lÉcriture et la parole orale selon leur
gré. [
] Cest pourquoi, nous avons le devoir et sommes
dans lobligation de maintenir que Dieu ne veut entrer en rapport
avec nous les hommes que par sa parole externe et par les sacrements.
Tout ce qui est dit de lEsprit indépendamment de cette
parole et de ces sacrements, cest le diable3. »
Élan mystique dans un premier temps donc, réaction
anti-mystique dans un deuxième temps au nom des mêmes principes
fondamentaux ; voilà comment on peut résumer lévolution
de Luther qui laisse des questions spirituelles en suspens : comment
faire nôtre cette justice offerte gratuitement en Christ ? Comment
passer du Christ pour nous (de la justification) au Christ en nous (de
la sanctification) ? Cest ce genre de questions qui préoccupera
les mystiques protestants des générations suivantes.
haut
Böhme (1575-1624)
Jacob Böhme est beaucoup moins connu que Luther.
Ce nest pas un théologien, ni un pasteur, mais un laïc,
cordonnier de son état, qui va publier une uvre touffue
à partir dune expérience spirituelle visionnaire.
Böhme relate cette expérience dans une lettre à un
correspondant :
« Jamais, je nai nourri le désir de connaître
quelque chose du Mystère divin, encore moins compris comment
le chercher et comment le trouver. Mon ignorance était du genre
de celle des laïcs, dans la simplicité. Je cherchais uniquement
le cur du Christ pour my cacher du coléreux courroux
de Dieu et des attaques du Diable, et avec sérieux, je priais
Dieu de me donner son Esprit Saint et sa grâce pour quil
me bénît en lui et pour quil me conduisît,
pour quil môtât ce qui me détournait
de lui, afin que je mabandonnasse entièrement à
lui, afin que je ne vécusse pas suivant ma volonté,
mais suivant la sienne, afin quil fût mon unique guide
et afin que je pusse être son enfant dans son fils Jésus
Christ.
Dans cette recherche et dans ce désir qui manimaient
avec un sérieux extrême, et durant lesquels jai
subi de violentes attaques [
] la porte sétait ouverte
devant moi, si bien quen un quart dheure jai vu
et jai su plus que si javais fréquenté luniversité
pendant de nombreuses années. Cela ma grandement étonné,
je ne savais pas ce qui marrivait, et alors, jai tourné
mon cur vers la louange de Dieu.
En effet, je vis et je connus lêtre de tous les êtres,
le fond et le sans-fond, également la naissance de la sainte
trinité, lorigine et létat originel de ce
monde et de toutes les créatures par la Sagesse divine 4. »
Cette longue citation nous place au cur de lexpérience
mystique de Böhme ; on voit dabord que cest un être
inquiet, angoissé, mélancolique qui cherche à sapaiser
« dans le cur du Christ ». Sa démarche est
dans la ligne des mystiques du détachement : il veut renoncer
à sa volonté propre pour suivre uniquement la volonté
divine. Il faut insister sur cet aspect, car, contrairement à
beaucoup de ses commentateurs, Jacob Böhme ne cherche pas la connaissance
pour le plaisir de la spéculation, mais dans le but déprouver
le salut et de devenir « enfant de Dieu dans son fils Jésus
Christ ». Sa théosophie terme qui signifie littéralement
« sagesse de Dieu » et qui désigne une connaissance
par illumination (et non par la raison) de la nature de Dieu, de lunivers
et de lhomme, ainsi que de leurs rapports (« correspondances
») réciproques sera toujours au service dune
mystique de lunion à Dieu par le Christ. Dans la prière
souvre pour Böhme la porte de la connaissance, une connaissance
intuitive et visionnaire (« Je vis et je connus ») des mystères
de Dieu, de la création et de lhomme, qui le conduit à
la louange.
Que peut nous apporter Böhme ?
Le climat spirituel de lépoque de Böhme
est bien différent de celui de lépoque de Luther.
Le problème majeur nest plus tellement celui de la culpabilité
individuelle (« Comment puis-je être juste devant Dieu ?
») mais plutôt le problème du mal « cosmique
» : pourquoi le mal ? Doù vient-il ? Comment le vaincre
? Böhme va, à partir de son expérience visionnaire
fondamentale, prendre à bras le corps cette question. On pourrait
dire que Jacob Böhme va transposer dans la nature dune part,
et surtout en Dieu ce qui sera considéré comme
un blasphème par les orthodoxies ce fond obscur, sombre,
ténébreux quil ne sent que trop en lui-même.
Il y a, selon notre théosophe, dans la nature divine quelque
chose dobscur ; Dieu nest pas une réalité
statique : il doit « naître » par la victoire de la
Lumière sur cette source ténébreuse. Böhme
décrit, de façon mythique, ce processus de « naissance
» du Dieu Vivant : de la source obscure à la Lumière
par lAmour. Jacob Böhme pourra décrire ce même
processus à luvre dans la nature, dans lhistoire,
et en chaque être humain : « la naissance de Dieu »
en lâme humaine est alors perçue, selon ce même
dynamisme, comme une victoire du Christ (ou du « principe lumineux
») sur le fondement ténébreux de la personne (lenfer
ou langoisse) qui aboutit à la paix et à la joie
de lEsprit Saint.
Malgré son côté parfois obscur, il
y a un souffle spirituel fort chez Böhme, qui a eu une très
grande influence sur toute une frange très marginalisée
de nos Églises, l« ésotérisme chrétien
». Certains adeptes du New Age se réclament de sa pensée,
et tenter de mieux le comprendre pourrait nous permettre de créer
des ponts avec cette mouvance, par delà les anathèmes
réciproques.
Trois aspects de la pensée de Böhme me semblent
très actuels :
La grande question à la base de la démarche
de Böhme est aussi actuelle : nous sommes confrontés à
la question lancinante du mal. Böhme ne va pas donner une explication,
mais il décrit un processus de libération, que nous devons
accomplir en nous-mêmes.
Ce processus spirituel a des parentés avec
la psychologie des profondeurs, notamment dobédience jungienne
(Jung sest dailleurs réclamé de notre théosophe)
: la prise en compte de ce que Jung appelle lombre permet lunification
de la personne, son « individuation ».
Toutefois la mystique de Böhme, coupée de
son expérience vive, peut donner lieu à des spéculations
stériles. Böhme nous donne alors un critère souple
de discernement pour toute voie « désotérisme
» : ce voyage intérieur me conduit-il au Christ présent
en moi et à la paix de lEsprit Saint ou est-ce simplement
une spéculation dangereuse dans laquelle lhomme reste prisonnier
de ses propres constructions mentales ?
haut
Tersteegen (1697-1769)
Avec Gerhard Tersteegen, nous pénétrons
dans un tout autre univers spirituel, moins obscur, plus proche de la
simplicité évangélique et de la grande tradition
mystique chrétienne. Il convient de donner des indications biographiques
sur celui quon a pu appeler un « saint protestant »
et qui est malheureusement très peu connu, faute de traductions,
dans lespace francophone.
Tersteegen a impressionné ses contemporains par
la cohérence totale entre sa vie et son enseignement, sa piété
et sa personne, sa pensée et son action. Il place très
haut lidéal de sanctification, hérité de
sa tradition réformée. Il naît en 1697 à
la frontière entre lAllemagne et les Pays Bas dans une
famille de tisserands. Après des études excellentes, notamment
dans lapprentissage des langues (ce qui lui permettra de traduire
des textes mystiques), il se voit dans lobligation financière
de travailler jeune et deviendra tisserand. Il fait une expérience
spirituelle forte, sous linfluence notamment de cercles piétistes,
et décide de vivre une vie érémitique, en traduisant
des textes de la tradition mystique catholique (notamment les écrits
de Madame Guyon, qui lont fortement influencé) et en se
faisant « rubanier ». Tersteegen va écrire de nombreux
poèmes saisissants où, dans des formules très courtes,
il donne un condensé de son expérience mystique. Il fera
aussi beaucoup daccompagnement spirituel, et donnera des enseignements
(au grand dam du pasteur local qui napprécie guère
son rayonnement !).
Tersteegen cherche Dieu par le silence intérieur
:
« Ô âme, sors de ta volonté propre
Rentre en toi et fais silence.
Dans le fond de ton âme, Dieu est proche.
Celui qui perd tout, là, il Le trouve. »
« Dieu est tout près, Il est en toi : ne le cherche plus
au loin !
Dieu est Dieu dans les curs Il aime à se donner
aux curs.
Fais demi-tour ! Rentre en toi ! Par Dieu seul tu seras comblé
!
Abandonne-Lui ta personne et tes biens et quIl en fasse ce quIl
veut !
Ce que tu fais, fais-le pour Lui ! Ne regarde ni ta personne, ni tes
uvres. »
La mystique de Tersteegen est très proche de celle
de Madame Guyon, peut-être plus apaisée, sans les excès
de cette dernière. On peut la qualifier dascétique,
puisquelle est préparée par un retrait du monde,
un silence extérieur qui facilite le silence intérieur,
un rejet de la dispersion et dissipation extérieures qui permet
une unification intérieure. Labandon de la volonté
propre est au centre de cette mystique : il permet de laisser le cur
vide pour que Dieu vienne lhabiter. Tersteegen parle très
souvent de rentrer en soi-même, il préconise donc une démarche
dintériorisation, pour découvrir (par labandon
progressif des sens, des sentiments, des idées) ce « fond
» où Dieu « révèle sa présence
». Il développe ainsi des thèmes traditionnels de
la tradition mystique : ce fond est semblable à l«
étincelle divine » en lhomme de Maître Eckhart
ou de la « fine pointe de lâme » de François
de Sales. Cette conception mystique lui permet déchapper
au « sentimentalisme » piétiste, car le « sentiment
» est encore du domaine des « sensations » et est
donc à dépasser. Quand lhomme entre dans le «
repos », cest Dieu qui peut agir à lintérieur
de lâme totalement abandonnée pour la faire avancer
dans la voie spirituelle.
Tersteegen, à la suite de Madame Guyon mais aussi
de Luther, insiste sur ce caractère « passif » de
la vie mystique : il met souvent en garde contre la tentation de vouloir
construire par soi-même sa vie spirituelle, de vouloir en avoir
la maîtrise. La vraie « piété » consiste
à laisser lEsprit agir en soi ; la seule « uvre
» de lhomme est de se rendre disponible et décarter
tout ce qui pourrait être un obstacle à laction intérieure
de lEsprit. Tersteegen exprime cette idée en recourant
à limage biblique du potier :
« On doit être comme de largile informe
dans la main de Dieu. Cette main damour nous forme comme elle
le veut. (...) Elle rend doux et passif, elle nous apprend à
abandonner toute volonté. (...) Elle nous isole dans un lieu
vide de toute vie propre ou étrangère, où Dieu
est le seul et entier trésor des âmes 5. »
Tersteegen est profondément attaché à
la Bible
Est-il encore besoin de préciser que la mystique
de Tersteegen est profondément biblique ? Tersteegen peut nous
aider à vivre une spiritualité enracinée dans la
Bible sans tomber dans le fondamentalisme. Dans son traité «
Instruction pour une juste compréhension et une bonne utilisation
de lÉcriture » qui ouvre son Chemin de vérité,
Tersteegen propose une véritable méthode de lectio divina
protestante. La lectio divina est la méthode monastique de lecture
de la Bible ; elle consiste en une méditation de la Parole de
Dieu en plusieurs étapes, afin de permettre dy entendre
la voix divine sadressant personnellement au cur de chacun.
Dans ce traité, Tersteegen soppose aux spiritualistes
qui prétendent se passer de lÉcriture quils
considèrent comme trop « extérieure » et aux
rationalistes qui la vident de toute saveur spirituelle. Il va dégager
cinq points principaux pour une juste compréhension de lÉcriture,
cinq attitudes spirituelles qui nous permettent de recevoir ce quelle
veut nous donner. Ce sont : la prière, la mise en pratique, le
renoncement, le recueillement et la souffrance.
La prière implique une attitude dhumilité
devant lÉcriture ; elle consiste à nous décharger
de tous nos pseudo-savoirs : il ne faut pas venir à lÉcriture
en croyant déjà la connaître, mais, par la prière,
nous pouvons nous rendre disponibles à ce que Dieu veut nous
donner par sa Parole.
LÉcriture est essentiellement pratique (et
non théorique), il faut donc mettre en pratique ce que lon
a déjà compris de la vie chrétienne pour avancer
dans une compréhension toujours plus profonde de la volonté
divine.
Le renoncement à soi est nous lavons
déjà vu au centre de la mystique de Tersteegen
: Dieu ne peut se communiquer quà un cur dépouillé,
parfaitement détaché, qui ne cherche pas dans lÉcriture
un quelconque avantage personnel.
Le recueillement est la pratique de la contemplation
de la Divinité présente en notre fond ; cest la
condition pour que lÉcriture ne demeure pas une parole
purement extérieure, mais quelle devienne cette Parole
que Dieu veut prononcer au plus intime de chaque personne.
Enfin Tersteegen mentionne la souffrance, car la vraie
connaissance est donnée aux curs brisés qui ne sappuient
pas sur leurs forces, mais attendent tout secours de Dieu.
Des conseils concrets pour une méditation chrétienne
En plus de ces principes, Tersteegen va donner aussi
des conseils très concrets pour la pratique dune «
méditation chrétienne » ayant pour centre lÉcriture
sainte.
Il nous conseille, dans un premier temps, de nous abstraire
de nos occupations quotidiennes pour entrer dans le recueillement, en
un moment mis à part pour la lecture de la Bible et sa méditation,
à limage de Marie aux pieds de Jésus (Lc 10,38-42)
:
« Rassemble dabord tes sens et ta pensée loin
des distractions extérieures : avec Marie, assieds-toi en esprit
aux pieds de Jésus et lis aussitôt dans le plus grand
recueillement et la plus grande tranquillité les paroles de
lÉcriture telles quelles sont dans leur extériorité,
dans lattente que Dieu te fasse entendre en même temps
les mots de son Esprit dans leur intériorité 6. »
On voit léquilibre que Tersteegen ne cesse
de maintenir entre lextériorité de lÉcriture
et lintériorité dune Parole intime. Tersteegen
recommande ensuite de recevoir lÉcriture comme une parole
qui nous est personnellement adressée et qui ne concerne que
nous-mêmes : « Ne ten sers pas pour regarder et juger
les autres, pour les instruire et les convertir, mais pour toi-même.
Cest toi la personne concernée. » LÉcriture
est donnée avant tout pour notre édification, notre «
mûrissement spirituel » ; il faut donc en faire une lecture
« existentielle » et non intellectuelle. Surtout ny
cherchons pas des arguments pour asséner nos propres idées.
Comme le dit joliment Tersteegen, qui devait avoir rencontré
dans les milieux piétistes pas mal de combats à coup de
versets bibliques : « lÉcriture est une pharmacie
et non une armurerie » ! Le but est de mettre en pratique ce qui
est dit, mais en faisant attention toutefois à ne pas voir dans
la Bible quun livre de morale et à ne pas trop compter
sur ses propres forces pour accomplir le commandement divin. LÉcriture,
en effet, nous renvoie toujours au Christ et cest Lui qui, en
nous, accomplira la volonté divine. Notre auteur déconseille
davoir recours, lors du temps de méditation, à des
commentaires ou des explications « humaines » ; il faut
simplement laisser lEsprit lui-même nous ouvrir lÉcriture
et nous toucher au cur. Enfin, Tersteegen nous recommande de ne
pas avaler lÉcriture comme des gourmands en lisant trop
pendant la méditation, mais plutôt de laisser résonner
en nous un verset (et non de raisonner sur lui).
Voilà beaucoup de conseils pratiques, mais noublions
pas le but principal de lÉcriture qui est de nous conduire
au Christ :
« Ce but, cest de nous appeler hors de notre éloignement
misérable, hors de la dispersion due à notre état
de créature et de notre individualisme, pour nous guider vers
Dieu lui-même, vers la communion ardente avec lui en Jésus
Christ. Quand nous lisons lÉcriture, il ne faut jamais
perdre des yeux ce but final, sinon nous la lisons en vain, et au
lieu de devenir pour nous un moyen, elle devient un obstacle. (...)
Ce nest pas lÉcriture qui peut nous donner la vie,
mais seulement le Christ dont lÉcriture témoigne.
Ô âme va vers le Christ avant la lecture, pendant la lecture
et après la lecture. »
Tersteegen ne confond donc pas lÉcriture
avec la Parole de Dieu (comme le font les fondamentalistes) : lÉcriture
nous renvoie au Christ, seule Parole de Dieu capable de nous donner
la vie, qui est présent au plus intime de notre personne par
son Esprit. Enfin Tersteegen termine son instruction en rappelant que
chacun est une Écriture sainte par toute sa vie, un « Évangile
vivant » comme le disait Madame Guyon.
Tersteegen propose une voie entre mouvance « évangélique
» et protestantisme traditionnel
La mystique de Tersteegen est entièrement dinspiration
biblique, et il me semble que sa lecture de lÉcriture sainte
pourrait nous aider à vivre un dialogue intra-protestant entre
la mouvance « évangélique » et le protestantisme
traditionnel. Nous lavons déjà dit, les «
évangéliques » sont les enfants du piétisme
; ils ont repris à leur compte les préoccupations de renouveau
spirituel du XVIIIe siècle et lont fait fructifier, non
sans le trahir parfois : quon songe par exemple au caractère
schématique et figé de lexpérience de conversion
subite, qui semble devenir, dans certains milieux, le seul modèle
possible pour entrer dans une vie de foi. Mais la difficulté
principale pour vivre un dialogue fructueux est le « fondamentalisme
» de beaucoup de ces Églises, phénomène qui,
sous sa forme actuelle quon pourrait qualifier d«
intégrisme protestant » ne remonte quau début
du XXe siècle. Tersteegen (et avec lui lensemble du piétisme
originel) pourrait montrer quil existe une alternative entre une
lecture fondamentaliste de lÉcriture sainte (qui identifie
la Bible avec la Parole de Dieu) et une lecture rationalisante (qui
en évacue le mystère) : une réelle lecture spirituelle
qui permette au croyant dentendre à travers les mots de
la Bible la voix de Dieu qui parle à son cur. Il faut dire
aussi que lexégèse biblique « scientifique
» a bien changé depuis lépoque de Tersteegen
: elle ne repose plus sur un rationalisme réducteur et elle peut
nous aider à ne pas tomber dans un « subjectivisme »
proche du délire interprétatif.
Tersteegen rejoint aussi, par beaucoup daspects
de sa vie spirituelle, la démarche contemporaine en matière
de spiritualité. Giovanna della Croce, Carmélite italienne
qui a écrit un ouvrage sur Tersteegen, affirme à juste
titre : « Son effort incessant pour confronter la foi chrétienne
avec la vie et la parole du Christ, sa recherche de lunité
entre la théologie et la piété, avec la vision
réaliste de lexistence chrétienne qui en découle,
son engagement pour lhomme concret, lié au monde, pour
donner une réponse personnelle à lappel de Dieu
dans la grâce : tout cela constitue les composantes essentielles
des problèmes posés aujourdhui à la conscience
chrétienne au sujet de la relation de lhomme à Dieu
et de la spiritualité quelle exige 7. »
haut
La mystique et le protestantisme peuvent senrichir
mutuellement
Il me semble, après ce parcours trop bref sur
mystique et protestantisme, quil nous faut vraiment lever le malentendu
qui perdure trop souvent dans les Églises protestantes au sujet
de cette forme de spiritualité et découvrir la richesse
et la profondeur de notre propre tradition.
La mystique pourrait constituer aujourdhui une
chance pour le protestantisme, en lui permettant de ne pas se figer
dans un intellectualisme sans vie et un moralisme sans joie. De son
côté, le protestantisme pourrait aussi constituer une chance
pour la mystique, en lui permettant de ne pas se diluer dans une spiritualité
« light », un mysticisme exalté et crédule,
et en lui donnant un ancrage dans une tradition communautaire dinterprétation
de la Bible.
En renouant avec leurs traditions mystiques, les Églises
de la Réforme pourraient devenir des lieux de découverte
ou dapprofondissement spirituels pour nos contemporains éloignés
des institutions ecclésiales. Peut-être alors, pourront-ils
expérimenter quil ny a pas besoin de chercher trop
loin, dans des religions ou pratiques exotiques, de quoi répondre
à leurs aspirations et quil existe au sein du protestantisme
des richesses spirituelles insoupçonnées.
Michel
Cornuz
Notes & Bibliographie
1 Pour cela, je me permets de renvoyer à mon livre Le ciel
est en toi. Introduction à la mystique chrétienne, Genève,
Labor et Fides, 2001.
2 Martin LUTHER, Le traité de la liberté chrétienne
in uvres, tome II, Genève, Labor et Fides, 1966, p. 282-283.
3 Cité par Gerhard EBELING, Luther. Introduction à
une réflexion théologique, Genève, Labor et Fides,
p. 96-97.
4 Jacob BÖHME, Les épîtres théosophiques,
Monaco, Editions du Rocher, 1980, p. 196.5 Cité par Hans Jürgen
SCHRADER, « Madame Guyon, le piétisme et la littérature
de langue allemande », in Madame Guyon, Grenoble, Jérôme
Million, 1997.
6 Toutes les citations de ce paragraphe sont extraites de Gerhard
TERSTEEGEN, « Instruction pour une juste compréhension
et une bonne utilisation de lÉcriture » in Chemin
de Vérité, Sentier de Villeméjane n°5, 1995,
p.18-207 Cité par Bernd JASPERT, « Tersteegen »,
in Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique,
tome 15, col. 260-271, Paris 1990, p.271.
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE : Lauteur de larticle, Michel
Cornuz, a participé à la rencontre organisée
par lassociation cuménique lAmitié
Rencontre entre Chrétiens, sur le thème : « Quête
spirituelle et aventures mystiques » qui sest tenue du
4 au 11 juillet 2003 à la Baume. LAssociation édite
4 fois par an un bulletin de grande qualité qui présente
des textes de réflexion riches et accessibles. (Pour tous renseignements
sur cette publication (où est paru larticle ci-dessus)
vous pouvez contacter Pierre Beauchamp, 33 rue Saint-Ouen, 14400 Caen).
Pour approfondir le sujet de la mystique et du protestantisme, on
lira par exemple :
Michel CORNUZ, Le protestantisme et la mystique, Genève,
Labor et Fides, 2003.
Pierre GISEL, « La mystique en protestantisme, données
et évaluation », in : Le supplément, numéro
214, sept 2000. Cet article comporte de précieux renseignements
bibliographiques
André GOUNELLE, « La mystique selon Tillich »,
Laval théologique et philosophique, février 2003