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Numéro 174 - février 2004
( sommaire )

Dossier : Violence

Dans ce dossier :

  • Jésus et la violence, par Claude Schwab

  • La violence du discours théologique, par Raphaël Picon

Jésus et la violence Claude Schwab

La violence est l’imperfection de l’amour,
l’indifférence est la perfection de l’égoïsme.
Henri Guillemin

Quelle image de Jésus ?

Le problème avec Jésus de Nazareth, c’est que nous ne pouvons pas faire abstraction de la kyrielle des images qui nous ont inondé et qui diffèrent selon les époques, les cultures et les points de vue. On a presque tout vu, du kitsch le plus sucré au plus sanguinolent des réalismes, des expressions de l’innocence enfantine à la représentation terrible du pantocrator, le super-puissant. Toutes ces images font écho aux idéologies multicolores qui ont fait du prophète galiléen un contestataire ou un conservateur, un prince ou un esclave, un homme broyé par la roue de l’histoire ou un Dieu.

Dans ce supermarché des images plus ou moins pieuses de Jésus, une est particulièrement frappante. C’est le tableau de Max Ernst intitulé « Marie corrige l’enfant Jésus devant trois témoins ; André Breton, Paul Éluard et le peintre » (1926, Musées de Cologne). La mère de Jésus (dont une discrète auréole souligne la sainteté) administre une sainte fessée à l’enfant, que l’on ne voit que de dos… ou de bas du dos.

Sacrilège ? Certes, pour ceux qui confessent une Marie parfaite élevant un petit Jésus confit dans l’impeccabilité. Mais même les évangiles apocryphes du IIe siècle, pourtant portés sur le merveilleux, n’ont pas cédé au fantasme de l’infaillibilité. Ils ont rapporté cette charmante scène où Jésus enfant fusille du regard (si l’on peut se permettre cet anachronisme) ses camarades de jeux. Le pitchoune ne se doutait pas de sa puissance surnaturelle puisque ses compagnons sont tombés raides morts. Il a fallu que Marie réprimande son divin enfant pour que celui-ci daigne ressusciter les victimes de sa colère.

Ce hors-d’œuvre présentant un petit Jésus fessé ne met pas seulement en évidence la question de nos représentations de Jésus, mais aussi le malaise de la société occidentale face à la violence. Tout en assistant passivement à l’hypertrophie de violences inimaginables et en produisant des images et des récits d’un paroxysme saisissant, notre époque est devenue hypersensible face à des gestes qu’elle stigmatise aussitôt. Certes, elle a raison de dénoncer toute forme de violence et de critiquer la bonne conscience du bon vieux temps dans lequel, à l’évidence, « le derrière était l’enclume de l’âme ». Mais, partagée entre l’angélisme et le démoniaque, elle peine à admettre l’ambiguïté de la condition humaine. Pire, elle se permet de court-circuiter l’histoire en jugeant les temps anciens à l’aune de nos mentalités.

Pour évoquer l’attitude de Jésus face à la violence, il convient de reconstituer quelques éléments du cadre dans lequel il a vécu. Un temps et un lieu où croisent plusieurs dimensions de manifestations violentes.

La violence d’une occupation

Toute hégémonie étrangère entraîne d’inévitables violences et distorsions des règles du jeu. Mais l’occupation romaine touchait Israël au cœur de ses croyances. Toute une théologie avait édifié la notion de terre promise et donnée par Dieu à son peuple. Or le kyrios-dominus-seigneur romain, l’Empereur usurpait aux yeux des Juifs la place du seul kyrios-adonai-Seigneur, le Dieu d’Israël. La violence n’était pas seulement politique mais profondément religieuse.

À ce titre, elle n’a pas manqué de diviser le peuple d’Israël en mouvements opposés. Certains avaient pris le parti de l’occupation romaine pour en tirer des avantages personnels mais aussi pour maintenir ce qu’il leur paraissait vital de sauvegarder, le service du Temple de Jérusalem. Ainsi les sadducéens, emmenés par le Grand Prêtre, pratiquaient une politique de collaboration avec l’occupant romain.

À l’opposé les zélotes et les sicaires faisaient de la résistance. Pratiquant la guérilla avant la lettre, ils comprenaient leur mission comme une restauration du pouvoir de Dieu sur la terre d’Israël. Après plusieurs attentats réprimés par les Romains, ces nationalistes ont réussi à prendre le pouvoir en 66 avant d’être éliminés par la « guerre juive » qui aboutit à la destruction du Temple en 70 et définitivement exterminés après la révolte de Bar Koshva en 134 - 135.

Une troisième réaction à la présence romaine a été, pour employer une expression actuelle, de « ne pas faire de politique » et de se concentrer sur la pratique de la religion, en l’occurrence une stricte observance de la Torah, des 613 commandements de la loi mosaïque. C’est l’option qui a été prise par les pharisiens.

D’autres voies ont été explorées, comme la retraite dans le désert, à l’instar des esséniens de Qumran regroupés autour d’un maître dans une communauté monastique ou alors la prédication apocalyptique de Jean le baptiseur.

Des violences économiques

L’exégèse actuelle ne se concentre plus guère sur les recherches d’il y a une génération où un Fernando Belo insistait sur la misère du sous-prolétariat agricole pour comprendre les évangiles. Certes on peut émettre quelques réserves sur le jargon marxisant qui caractérise ces analyses, mais il ne faut pas en minimiser la pertinence. La société du Ier siècle est une société à plusieurs vitesses. Des paraboles comme celle des ouvriers de la onzième heure (Mt 20,1-16) révèlent la situation précaire d’une main d’œuvre plus souvent habituée au chômage et à la faim qu’à la sécurité sociale. De même la condition de la femme – et particulièrement de la veuve – est, au sens étymologique, pitoyable. Si l’on ajoute les problèmes sanitaires et la cohabitation de populations cosmopolites, on est obligé de récuser les chromos galiléens et de regarder en face une société traversée par les violences économiques.

Des mentalités d’apartheid

Face à ce climat, une manière de réagir est d’éviter la contagion par des mesures de protection. Ainsi l’attitude des milieux pharisiens. À ce propos, il s’agit de faire la part des choses dans notre lecture des évangiles. Certes Jésus les a pris à partie dans des diatribes d’une rare violence (Mt 23), mais il ne faut pas oublier que c’est d’eux qu’il est le plus proche (son souci d’observer la Torah, la volonté de Dieu est dans le droit fil de la démarche pharisienne). Les pharisiens sont, dans le fond, de braves gens scrupuleux, des croyants sincères qui cherchent à éviter les mauvaises fréquentations.

Mais le résultat de cette mentalité pharisienne qui imprègne les mentalités, c’est que la société est coupée en deux, entre les gens fréquentables et les autres. On ne parle pas aux femmes, on ne mange pas avec les péagers, on ne côtoie pas les lépreux, on ne prie pas avec les Samaritains, on ne fraie pas avec les étrangers… Toutes ces conduites de séparation ont été justifiées et encouragées par des interprétations de la Torah, mais, dans la réalité, elles finissent par constituer une société de ghettos juxtaposés, qui est aussi une forme de violence.

Le feu apocalyptique

Une autre manière de réagir s’inscrit dans la ligne de l’apocalyptique juive. En deux mots : le monde court à sa perte, il sera détruit lors d’effroyables catastrophes et remplacé par un monde nouveau. Du livre de Daniel aux apocalypses chrétiennes, la littérature a retenti de cette fureur liée à la fin du monde et de cette espérance d’un ailleurs transfiguré.

Une petite chance, pourtant, d’échapper aux convulsions finales : la conversion, le retour radical vers Dieu. C’est ce que proclame un Jean Baptiste, c’est un des thèmes de la prédication de Jésus sur le Royaume de Dieu.

Ces quelques touches apportées au tableau des violences (et il y en aurait tant d’autres…) donnent le cadre dans lequel il s’agit de se poser la question du rapport de Jésus à la violence.

Jésus victime

Avant d’examiner les textes qui présentent Jésus comme participant – verbalement ou physiquement – à des actes de violence, il convient de souligner une évidence fondamentale. Parler de violence à propos de Jésus, c’est reconnaître d’abord qu’il a succombé à la violence des hommes.

Jésus fait partie de la catégorie des fondateurs de religion qui ont été victimes. Et dans son cas, le terme même de fondateur est erroné. Il faudrait plutôt parler de fondement : c’est sur « la pierre de l’angle rejetée par les bâtisseurs » (Mt 21,42) que s’est édifié le christianisme et nul ne peut dire si Jésus eût été fondateur d’une religion nouvelle si son aventure ne s’était terminée prématurément…

En cela Jésus est radicalement différent d’un Moïse ou d’un Mohamed. Il n’a jamais exercé de pouvoir politique sur une communauté, il n’a jamais assumé les responsabilités qui en découlent.

Tandis que, selon l’Exode (32,26-29), Moïse fait exécuter 3000 personnes à la suite de l’épisode du veau d’or ou que Mohamed justifie les razzias d’une communauté médinoise qui doit survivre et cautionnera l’extermination d’une tribu juive, Jésus n’a pas eu les mains sales de ceux qui exercent le pouvoir.

Dans le cadre des débats entre les trois monothéismes, il faut prendre en compte ces différences de destin. Comme responsables de communautés, Moïse et Mohamed sont des législateurs et des « politiques », tandis que Jésus est un interprète de la loi qui ne dispose que de la seule force de persuasion et non d’un « bras séculier ». C’est au contraire le bras séculier romain, sollicité par les sadducéens, qui frappera Jésus, par trop contestataire.

Alors que le judaïsme et l’islam peuvent se réclamer d’une continuité, le christianisme est né d’une rupture et portera toujours cette blessure originelle. Jésus a été broyé par la roue de l’histoire (pour reprendre l’expression d’Albert Schweitzer) et cette réalité imprègne la lecture que nous faisons de ses actes et de ses paroles. Après coup, on comprend chacun de ses gestes comme un pas sur le chemin qui l’amène à la croix. Le plus ancien évangile disponible, celui de Marc, nous en trace l’itinéraire puisqu’il focalise notre attention sur un récit de la passion précédé d’une longue introduction.

Dans ce contexte, la violence apparaît toujours ambiguë. Ainsi l’évangéliste Matthieu a-t-il inséré l’épisode du massacre des innocents (qui apparaît avec des variantes autour de la naissance de grands hommes, rescapés dès le berceau pour devenir des héros ou des sauveurs : cf. Moïse). Ces horreurs font de Jésus à la fois un innocent (il est enfant) et un coupable (il a échappé au massacre). C’est subtil et porteur d’un engrenage diabolique ; à défaut d’être responsable des violences que nous avons subies, nous sommes malgré tout sommés d’en rendre compte. Et l’on pourrait lire le chemin de Jésus vers la croix comme un itinéraire de solidarité avec ceux qui auraient été massacrés à Bethléem. La dette originelle invite au don de soi.

Mais la fin tragique d’un Jésus martyr ne doit pas effacer les quelques traces d’un Jésus violent : ses colères, ses malédictions proférées, ses menaces, son invitation à prendre les armes, sa prise de distance par rapport à sa famille, son coup d’éclat contre les marchands du temple…

Les colères de Jésus (Mc 1,41-45)

Au début de son évangile, Marc raconte la visite d’un lépreux qui vient s’agenouiller devant Jésus. L’écrasante majorité des manuscrits rapportent le réaction de Jésus par un verbe qui signifie « ému, pris de compassion ». Pourtant quelques manuscrits conservent une expression probablement plus ancienne : « s’étant mis en colère ». En effet il y a peu de chance que la tradition ait remplacé la compassion par la colère. Il est plus vraisemblable que très tôt, choqué par l’idée d’un Jésus irascible, un scribe évangéliquement correct ait substitué la pitié à la colère, peut-être même inconsciemment.

La réaction de colère de Jésus face à l’intrusion du lépreux est compréhensible : le malade a enfreint des lois élémentaires de la santé publique de l’époque et mis en danger la société. Dans un premier temps il mérite une réprobation, même si, par la suite, Jésus le guérit et lui demande de régulariser sa situation auprès d’un prêtre, autorité religieuse et sanitaire.

Jésus et sa famille (Mc 3,31-35)

Les familles sont le creuset de la violence quotidienne et Jésus n’y échappe pas, Dieu soit loué ! Quand la mère et les frères de Jésus cherchent à le ramener à la maison et à la raison, Jésus refuse de leur parler pour prendre son auditoire à témoin et discourir sur la nouvelle famille qu’il entend créer : « Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui font la volonté de Dieu. » De nos jours Jésus serait probablement dans le collimateur de l’ADFI (Association de défense de la famille et de l’individu) qui lutte contre les dérives sectaires.

Jésus fera l’apologie de la rupture avec la famille en prononçant des paroles dont la violence nous interpelle, surtout dans la version de Luc, que nos traductions s’efforcent d’édulcorer. Ainsi la TOB : « Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants… » alors qu’une traduction littérale est plus crue : « sans haïr… » (Lc 14,26)

On peut faire un bout de chemin pour tenter d’expliquer cette dureté par le contexte apocalyptique qui impose des attitudes radicales face aux décisions à prendre ou par les pressions que subissaient les premiers chrétiens quand ils quittaient leurs familles pour rejoindre la communauté nouvelle. Il n’empêche que cette radicalité dans le choix étonne par sa violence. Mais peut-il y avoir des ruptures ou des naissances sans violence ?

Dans un autre épisode, celui des noces de Cana (Jean 2), Marie demande à Jésus d’intervenir. Il répond littéralement : « Quoi à moi et à toi ? », ce qui signifie en français courant : « De quoi je me mêle ? ». Et il faut admirer les contorsions des traducteurs qui ont tenté d’édulcorer la scène au nom du familialement correct. Comme s’il était possible de couper le cordon ombilical sans la moindre violence, comme s’il était possible de devenir adulte sans remettre en question le pouvoir parental.

Les malédictions de Jésus contre les pharisiens (Mt 23)

Un des textes les plus époustouflants de violence est celui du réquisitoire de Jésus contre les scribes et les pharisiens. Ce frémissement d’indignation est typique des discours apocalyptiques : c’est le temps de la crise finale, des douleurs accompagnant l’avènement d’un monde nouveau, des catastrophes précédant la venue du fils de l’homme, symbolisées par la destruction du Temple. Dans ce contexte, il ne s’agit plus de mâcher ses mots. Il y a urgence. Jésus ne cultive pas le religieusement correct pour exprimer son indignation. Il fustige les pratiques incohérentes de ceux qui ont confisqué la Torah pour asservir le peuple.

Le plaidoyer de Jésus est impitoyable. Il tomberait aujourd’hui sous le coup de nos codes pénaux (traiter les gens de serpents, de races de vipère…). Mais cette violence verbale a fait du bien aux églises destinataires de l’évangile de Matthieu qui se sentaient persécutées par les frères juifs dont elles s’étaient séparées.

Mais sur le fond, la question posée par ces discours est fondamentale : peut-on être « gentil » face aux abus, peut-on laisser faire et renoncer à tous les moyens de se faire entendre. Derrière les propos pointe déjà la question du devoir d’ingérence.

L’invitation à se procurer des armes (Lc 22,35-38)

« Celui qui n’a pas d’épée, qu’il vende son manteau pour en acheter une. » Souvent citée hors contexte, cette invitation de Jésus à prendre les armes au moment de sa passion est une énigme qui a suscité plusieurs interprétations :

  • ce serait la justification de la légitime défense
  • ce serait l’acceptation par Jésus, dans un premier temps, de la violence armée. Mais ensuite, lors de l’arrestation, Jésus a changé d’attitude et désarmé ses disciples : «Laissez faire, même ceci…» (Luc 22,51)
  • la réponse de Jésus aux disciples qui lui présentaient deux épées («c’est assez») pourrait être comprise comme une astuce juridique. Le port d’arme (même si l’on n’y recourt pas) est suffisant pour que Jésus soit «compté parmi les criminels», ce qui accomplirait une prophétie.
  • on pourrait comprendre «c’est assez» dans le sens de « ça suffit ». Les disciples de Jésus prennent toujours à la lettre ce que Jésus leur dit. Le maître les reprendrait : ce n’est pas d’argent et d’armes réels dont on a besoin pour résister, mais, de grâce, suivez le sens de la métaphore…

Les vendeurs chassés du Temple (Mt 21,12-17 et parallèles)

Violence incontestable il y a dans cet épisode. Mais aussitôt il faut le situer dans le rapport des forces en présence : c’est la violence d’un dominé et non d’un dominant. Jésus n’avait aucune chance de prendre le pouvoir à cette occasion, mais il n’avait plus rien à perdre et pouvait se permettre un coup d’éclat pour attirer l’attention sur un scandale, quitte à précipiter sa propre chute.

Les évangélistes situent le geste de Jésus dans le droit fil des prophètes dont il reprend non seulement les citations, mais la pratique des actes symboliques. En même temps les évangélistes nous invitent à voir dans ce geste la préfiguration de la destruction du temple. Ce que Jésus accomplit avec ses pauvres moyens, les Romains le feront brutalement.

On pourrait relever d’autres traces de violence dans les paroles et les actes de Jésus, mais ces quelques exemples font apparaître ce que Klaus Berger a clairement identifié dans un article au titre provocateur : « Jésus le violent. »

Censurer la violence de Jésus, c’est censurer son humanité.

L’autorité de Jésus dans sa passion

C’est dans la mesure où l’on reconnaît la violence de Jésus que l’on peut mesurer le chemin qu’il a fait pour la maîtriser. Le renoncement à la violence n’est pas naturel, il est le résultat d’un combat sur soi-même.

À ce titre, la scène symbolique de la tentation illustre le refus des violences liées à la richesse, au pouvoir et même à la satisfaction du désir. Et c’est probablement le renoncement au pain assuré qui est le plus difficile ; l’être humain a la tentation de l’autosuffisance et il lui est difficile d’accepter sa condition fondamentale : un être de désir, de soif et de prière. Le renoncement au pain assuré est confession de la précarité existentielle : fragilité et dépendance de l’Autre et des autres auprès de qui on peut être réduit à quémander.

Jésus poursuit son combat dans la quatrième tentation, celle de Gethsémané. À nouveau il est seul. La maîtrise de la violence n’est pas affaire de groupe – même si le groupe apporte une indispensable solidarité – elle est un défi à relever personnellement. Au Satan, l’ange déchu des premières tentations, s’est substitué un ange, envoyé de Dieu pour l’encourager. Non pas que Dieu demande un sacrifice, comme l’a compris une large frange de la tradition chrétienne, mais Dieu est à ses côtés pour l’encourager. Accepter de mourir par cohérence avec ce que l’on a vécu demande une force venue d’ailleurs. Il n’y a pas de non-violence à bon marché : cela coûte, cela isole, cela condamne.

Mais, une fois que la décision est prise, les rapports de force s’inversent : face à des pouvoirs qui agissent d’après le principe du « comme il faut », Jésus se révèle plus fort parce que sa conduite relève de la nécessité, du « il faut », de l’impérieuse exigence du chemin à suivre : il est paradoxalement chemin de liberté.

Ce qui impressionne dans les récits de la passion des quatre évangiles, c’est qu’ils présentent Jésus comme la victime qui mène le jeu. Alors que ses accusateurs, ses juges, ses bourreaux et même ses disciples apparaissent comme des marionnettes qui font ce qu’ils ont à faire, Jésus se conduit en homme libre, qui a accepté le dépouillement ultime.

Si l’on appliquait à la passion le schéma triangulaire d’Erich Berne (le pionnier de l’analyse transactionnelle), persécuteur – victime – sauveur, on constaterait que les récits de la passion l’ont court-circuité en faisant de la victime le sauveur. Ou si l’on suit les terminologies de Jean ou Paul, l’abaissement jusqu’à la croix devient une élévation, mettant le persécuteur hors-jeu.

La violence faite à Jésus par sa divinisation

La reconnaissance de la violence de Jésus ainsi que de sa maîtrise de la violence exige une dialectique difficile à tenir. Les théologies de Paul et de Jean restent des modèles du genre mais, rapidement, elles ont été dépassées par la dérive naturelle de toute religiosité.

L’humanité résiste difficilement au processus de béatification, de canonisation et de divinisation. Jésus – et sur ce point Bouddha a subi le même sort – a été très rapidement idéalisé et considéré comme un Dieu. Qu’il y ait en lui du divin – comme en chacun d’entre nous… – c’est le fait de la grâce. Mais d’ici à bétonner la sainteté dans une impeccabilité divine, il y a un pas que la tradition chrétienne a rapidement franchi : de la confession de Jésus comme Messie, comme fils de Dieu (un titre pas forcément exclusif) on est passé au culte rendu à Jésus. Mais en statufiant Jésus comme Dieu, on le prive de son échec sur la croix et du retournement triomphal de cet échec : la résurrection. Finalement la divinisation de Jésus est peut-être la pire violence qui pouvait lui être faite.

La divinisation de Jésus a eu des effets secondaires dans la mesure où elle a pu provoquer l’immaculation de Marie et la sanctification de l’institution ecclésiastique. C’est ainsi qu’a pu naître la conception de l’Église comme incarnation continuée du Christ, ce qui entraîne des conséquences comme l’infaillibilité du pouvoir ecclésiastique.

On se doit sur ce point de réactualiser les diatribes de Jésus contre les scribes et les pharisiens : une certaine conception de l’Église institution est un monument aux morts ou plutôt un monument dont on s’est hâté d’oublier le mort que l’on a mis au tombeau: « Malheureux, vous qui bâtissez les sépulcres des prophètes et décorez les tombeaux des justes. » (Mt 23,29)

Fonder une éthique pour maîtriser la violence

La manière dont Jésus de Nazareth a assumé et affronté sa propre violence pour faire face avec autorité à la violence des humains et des institutions est nécessaire pour fonder une éthique individuelle. Nécessaire et peut-être suffisante dans la mesure où le disciple du Christ n’a pas assez d’une vie pour assumer et maîtriser sa propre violence. Il y a là un des points forts du message évangélique : non seulement accepter d’être victime, mais aussi se solidariser et lutter avec les victimes de toutes sortes.

Mais si cette matrice est pertinente pour donner naissance à une éthique individuelle, elle ne l’est pas pour une éthique sociale. En d’autres termes, l’Évangile est incapable de fonder seul une éthique qui prétende régler la violence en société. Pour ce faire, il doit coopérer avec d’autres références, d’autres systèmes de pensée et de foi.

Il doit, par exemple, revitaliser son débat avec le judaïsme sur l’importance de la loi. L’amour ne suffit pas à faire vivre le monde en paix ; il doit se combiner avec un balisage des limites et un système de police. Jésus n’abolit pas Moïse, il l’accomplit et il faut reprendre le débat entre Luther et Calvin sur les usages de la loi.

Nous ne saurions fonder une éthique sociale tout seuls, entre chrétiens. Il faut un débat, une confrontation. Un débat d’autant plus coloré que « l’autre » est chez nous, qu’il soit laïque et non-croyant, qu’il soit adepte d’une autre religion. Nous ne pouvons plus répéter avec Luther la prière contre le Turc ; nous sommes sommés, avec les musulmans par exemple, d’établir un consensus qui permette d’endiguer la violence. Cela ne se fera ni par ukases, ni par sanctions, mais par un dialogue.

Dans ce débat, l’éthique chrétienne doit s’attacher à faire vivre l’esprit de Jésus plutôt que de défendre des intérêts institutionnels. Elle doit avoir le courage de reconnaître qu’elle ne saurait imposer une solution qui soit meilleure que les autres. L’humilité du dialogue l’emportera à long terme sur l’autoritarisme d’un modèle obligé.

De même par rapport aux violences économiques et aux réactions à des situations d’oppression, nous devons confesser que l’éthique qui découle de l’Évangile ne peut apporter de solution toute faite. Jésus ne s’est inféodé ni aux collaborationnistes, ni aux terroristes, ni aux braves gens : il a osé affronter la violence, mais son chemin est unique, original. Il est le fait d’une décision personnelle et ne saurait être imposé comme solution au monde entier.

Éloge de l’indignation

Mais il y un élément qui frappe dans la confrontation de Jésus avec la violence : c’est sa capacité d’indignation. Et cela est généralisable et universalisable.

La dignité humaine est beaucoup plus fondamentale que l’égalité, la liberté et la fraternité. Elle est ce noyau dur qui reste quels que soient les contextes et les coutumes. Jésus a été un champion de l’indignation. Cette vertu est de plus en plus urgente dans notre temps de violences. L’indignation permet d’ouvrir les yeux, de refuser toute habitude et toute banalisation des misères humaines, elle lutte contre la duperie des conventions sociales.

Dans le tableau de Max Ernst on voit à travers la fenêtre le regard mi-étonné, mi-complice des trois amis surprenant Marie fessant l’enfant Jésus. Où est la violence ?

Il peut arriver que les fessées soient signes d’amour (humain, donc maladroit…) tandis que des comportements sans violence visible et reconnue peuvent couvrir des monuments de haine ou d’indifférence.

Heureux l’enfant fessé qui a mis du temps pour grandir et tendre l’autre joue.

Claude Schwab

« S’il y a rien au monde de terrible, c’est la tyrannie du dogmatisme.
Rien n’est dangereux comme un théologien puissant. »
Alexandre Vinet, Essai sur la manifestation des convictions religieuses.

La violence du discours théologique

La théologie n’est pas toujours exempte d’une certaine forme de violence. Elle est exposée à différentes tentations, qui, si elle n’y résiste pas, peuvent aisément l’armer contre l’existence humaine et contre Dieu.

Le discours théologique devient violent lorsqu’il prétend dire le tout de Dieu. Non pas seulement lorsqu’une théologie s’identifie à Dieu mais lorsqu’elle prétend le réduire à elle. Une telle démarche conteste le fait que Dieu puisse être autre chose que ce qui est cru à son sujet. Il s’agit là d’une violence faite à Dieu, dans sa liberté de se dire et de se révéler autrement, et d’une violence faite à l’autre, dans sa liberté et sa légitimité spirituelle et théologique. Cette prétention est problématique car elle sacralise le discours théologique, puisqu’il se trouve fermé à toute critique, et parce qu’elle refuse que Dieu demeure pour nous un autre, une occasion toujours possible de stimulation. Prétendre savoir le tout de Dieu, c’est transformer son image de Dieu en idole.

La théologie devient violente quand elle prétend requérir le tout de la personne humaine. Lorsque le discours théologique nous dicte tout ce que nous devons croire et penser et qu’il nous impose d’être ceci ou cela. Une telle approche entend nous réduire à n’être qu’une seule chose, à n’appartenir qu’à un seul objet, fût-il éminemment spirituel. Comme si nous n’étions que protestant réformé libéral ! C’est pourtant notre grâce et la condition de notre véritable liberté que d’être enrichis et structurés par des appartenances multiples. De même que Dieu n’est pas limité à ce que nous en disons, l’humain n’est pas réductible à ce que tel ou tel système de croyance peut attendre de lui.

Le discours devient aussi une source de violence lorsqu’il prétend assurer le bonheur de tous sans prendre en compte les spécificités de chacun. Comme l’a longuement et souvent expliqué la philosophe Hanna Arendt, le mal du mal est très certainement celui de vouloir imposer le bien sans prendre en compte le sujet, comme si personne n’existait. Cette violence du discours est particulièrement vive lorsqu’on impose, par exemple, la prédication d’une résurrection sans même avoir pris la peine de dire la mort, de laisser s’exprimer une tristesse inconsolable, que rien ne peut réparer. Cette violence est aussi perceptible à l’annonce d’un salut par la seule grâce sans avoir pris la peine de permettre à une culpabilité d’être dite, sans avoir autorisé et rendu légitime une quête de rémission.

La théologie est aussi violente lorsqu’elle prétend que tous les discours se valent, que tout est relatif. N’entendons-nous pas souvent que croire en Dieu est le plus important, que tout le reste ne compte pas, que notre foi commune annule nos différences de points de vue, d’approches, de théologies. Il s’agit là d’une violence bien sournoise faite à l’autre et à chacun. Sous couvert d’ouverture et de pluralisme, un tel discours nie en profondeur la vérité des parcours spirituels de chacun et contribue à affadir ce qui rend chaque expression religieuse si singulière et si précieuse. Un tel relativisme nous démobilise et nous replie sur nous-même. Si tout se vaut, pourquoi alors nous tourner vers l’autre en vue de converser, de découvrir une nouveauté, d’être stimulé, transformé ?

Face à la violence dont le discours théologique est toujours capable, il lui faudra se souvenir que ce qui fait sa grandeur et sa beauté peut aussi le ruiner et le pervertir. Force de libération, la théologie a vite fait de devenir un outil d’oppression lorsqu’elle réduit le tout de la réalité ultime au petit dieu de ses besoins de reconnaissance sociale et de mainmise sur le monde et la personne humaine.

Parler de Dieu, c’est contribuer à le laisser être : lui donner de l’espace pour qu’il soit encore crédible là où personne ne l’attend.

Raphaël Picon

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