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Numéro 173 - janvier 2004
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« Libéralisme »?

Dans la langue classique, « libéral » signifie d’abord « généreux ». Ce mot ne qualifie pas des idées ou des opinions, mais des attitudes et des comportements. Le libéral, selon La Mothe Le Vayer (au dix-septième siècle), n’est ni avare ni prodigue. Il ne dilapide pas son argent, ses efforts et son temps, il ne les rationne pas non plus. Il ne s’en sert pas à son seul profit, il les dépense à bon escient pour aider efficacement les autres.

Au dix-neuvième siècle, surtout à partir de la Restauration (1815), « libéral » prend un sens politique et désigne ceux qui condamnent aussi bien le radicalisme des révolutionnaires que celui des monarchistes. Ils forment ce qu’on pourrait appeler un « centre », souvent pragmatique, qui cherche un juste équilibre et préconise la modération. Ils se méfient des doctrinaires et des extrémismes de gauche comme de droite. De la politique, le terme « libéral » passe ensuite à la spiritualité. On y appelle « libéraux » ceux qui déplorent les lourdeurs et les rigidités de la religion traditionnelle, mais qui trouvent encore plus regrettable l’absence de religion. Ils aspirent à ouvrir et à élargir la religion, pas à la supprimer.

Actuellement, on parle principalement de libéralisme ou de néo-libéralisme dans le domaine économique. On le caractérise par son hostilité aux planifications et aux surveillances. À la différence des deux cas précédents, le mot ne renvoie pas ici à une voie médiane entre deux courants antagonistes, mais à un des adversaires d’un duel souvent vif, parfois violent.

En quel sens Evangile et liberté s’affirme-t-il libéral ? Sans traiter complètement de cette question, je souligne deux points qui me paraissent importants.

Laisser faire et liberté

Il y a deux grandes manières de comprendre le libéralisme.

Selon la première, il se définit par le « laisser faire ». Il conteste les règlements qui imposent aux individus et aux entreprises des contraintes pesantes, voire paralysantes. Il veut le moins d’entraves et de contrôles possible. Son princi-pal théoricien, Adam Smith, qui préconise le libre-échange et le jeu de la concurrence, pense qu’il permet à la fois l’épanouissement des individus et l’augmentation de la prospérité collective. Ses adversaires lui reprochent de favoriser une jungle où les forts écrasent les faibles sans aucune retenue. Le libéralisme serait responsable, au moins en partie, des injustices sociales et des dysfonctionnements de l’économie mondiale. Pour Engels, l’ami de Marx, « laisser faire » veut dire « donner libre cours à la misère ».

En second lieu, on entend par libéralisme la défense de la dignité et la promotion de la liberté de chaque être humain, à la fois contre un dirigisme despotique et contre une permissivité anarchique. L’autoritarisme et le laxisme mettent l’un et l’autre la personne en danger ; elle souffre tout autant de l’excès que de l’absence de règles. Il ne faut pas assimiler trop vite libéralisme et démocratie (par quoi il faut entendre le gouvernement du peuple ou de la majorité). Une démocratie se montre aussi tyrannique qu’une dictature quand elle ne respecte pas les minorités et les individus. Les libéraux n’acceptent pas le despotisme de la majorité.

La plupart des protestants libéraux s’inscrivent plutôt dans cette deuxième perspective. Pour eux, la foi est une affaire personnelle. Il appartient à chacun de la penser et de l’exprimer à sa manière. Les disciplines, les cérémonies et les formulations ecclésiastiques ont de la valeur dans la mesure où elles aident le croyant (elles le font dans bien des cas), et non quand elles deviennent des fardeaux à porter ou des prisons qui enferment la pensée (ce qui arrive fréquemment). Dans le domaine sociopolitique, les libéraux sont partagés. Certains pensent que le « laisser faire » économique, à condition d’être bien compris et intelligemment pratiqué, favorise la liberté et la dignité humaines, et lui sont donc favorables. D’autres estiment qu’il ne respecte ni ne défend la personne humaine ; ils sont donc partisans d’un dirigisme capable de protéger les faibles, les pauvres, les moins doués. On peut être libéral religieusement sans l’être économiquement.

Attitudes et positions libérales

Dans les débats théologiques, on perçoit une autre équivoque. Tantôt, on met l’accent sur le contenu. On nomme libérale toute pensée religieuse qui s’écarte peu ou prou des doctrines établies. Le libéralisme se définit alors par des opinions non-conformistes. Tantôt, on insiste sur une attitude ou une démarche d’ouverture qui souligne la relativité des doctrines, qui défend la légitimité d’une pluralité de croyances parmi les chrétiens, et qui préconise une réflexion théologique critique.

Dans le premier cas, on range parmi les « libéraux » presque tous les minoritaires et déviants de l’histoire du christianisme, alors que beaucoup n’ont pas un esprit d’ouverture et de respect des autres. De nombreux antitrinitaires de l’Église ancienne sont des « orthodoxes alternatifs». Ils accordent, en effet, à leurs croyances un caractère absolu. Ils n’auraient probablement pas hésité, s’ils en avaient eu les moyens, à les imposer par la force. Ils ont exactement les mêmes attitudes de rigidité doctrinale que leurs adversaires.

Par contre, dans le deuxième cas, on considérera comme libéraux des gens qui par ailleurs ont des opinions au contenu orthodoxe, qui voient, par exemple, dans la trinité une option possible, sans la déclarer obligatoire. Le libéralisme se définit alors par le refus de tout unilatéralisme doctrinal, par l’acceptation de la différence et par l’ouverture au débat. Il préconise l’interrogation critique et défend la légitimité de la divergence théologique ou ecclésiale. Au seizième siècle, à propos de la trinité, Castellion écrit : « Si je pouvais [la] défendre, je le ferais. Mais je dois confesser franchement que je ne puis. Si quelqu’un le peut, je l’approuverai de le faire... Si certains possèdent un esprit assez aigu pour saisir ce que moi et ceux qui me ressemblent ne saisissons pas, tant mieux, je n’en suis pas jaloux. »

Il ne s’ensuit pas que toutes les opinions, toutes les croyances et toutes les religions se valent. Certaines sont asservissantes, d’autres libérantes. Il y a une différence entre penser sa foi et l’existence aussi rigoureusement que possible et répéter des formules sans plus y réfléchir. L’attitude de recherche, d’interrogation et de questionnement vaut mieux que le conformisme doctrinal et spirituel. Parce que les doctrines les plus élaborées sont insuffisantes et approximatives, mais aussi parce que le monde change et que ce qui convenait hier ne va plus aujour-d’hui, on doit sans cesse réviser ses convictions et améliorer leur expression. On a tort de se croire arrivé et d’estimer avoir atteint la vérité. Nous sommes en route et la vérité se découvre dans le cheminement et la vie, non dans l’installation et l’immobilisme. Ici le libéralisme s’oppose au « laisser-faire » et au « laisser-aller » ; il demande effort et mobilisation.

Un autre mot ?

Dans les années 70, nous nous sommes demandés si, à cause de ses ambiguïtés, il ne fallait pas trouver un autre mot que « libéral » pour caractériser nos orientations. Finalement, nous avons jugé préférable de conserver le terme classique pour deux raisons. D’abord, parce qu’il nous inscrit dans une continuité avec nos prédécesseurs. En nous posant la question, nous étions probablement, sans en avoir conscience, influencés par le jugement très négatif que beaucoup portaient sur la théologie libérale de nos pères et grands-pères. En l’explorant, nous nous sommes aperçus qu’elle était beaucoup plus solide et pertinente qu’on ne le disait, et qu’il y avait là un héritage que nous pouvions à juste titre revendiquer. Ensuite, parce que la liberté de croire et de penser théologiquement a pour nous une importance centrale, ce que le mot « libéral » indique bien. Cette liberté, il ne suffit pas de l’affirmer ; il faut la pratiquer. feuille

André Gounelle

Le monopole du Christ ?

«J’ai toujours été gêné et embarrassé par l’exclusivisme que les chrétiens revendiquent pour le Christ et qu’ils opposent aux autres religions. J’ai vécu en Afrique du Nord de l’âge de trois ans jusqu’à celui de vingt ans, et j’y suis ensuite retourné à plusieurs reprises. J’ai été élevé et je me suis éveillé à la vie spirituelle et intellectuelle dans un monde où le christianisme représentait une petite enclave et où la présence de l’islam était forte. Nous connaissions mal l’islam, mais nous le côtoyions tous les jours, et il nous inspirait du respect. Dans le milieu où je vivais, on éprouvait parfois de la peur, mais rarement du mépris à son égard.. Nous avions conscience de nous trouver devant une spiritualité exigeante et rayonnante qui imprégnait profondément toute une population. A côté de l’islam, il y avait un judaïsme important, lui aussi très vivant. Je me souviens de la petite ville de Mazagan, qu’on appelle aujourd’hui El Jadida, où dans les années 1940-1960 sur une même place se trouvaient la mosquée, la synagogue, l’église catholique et un minuscule temple protestant.

Dans cette situation, on ne pouvait pas proclamer tranquillement la supériorité ou l’exclusivité du christianisme. Cela n’allait pas du tout de soi. Mon enfance marocaine m’a rendu problématique l’affirmation que Dieu ne se manifeste qu’en Jésus et qu’il n’y a de révélation que biblique. La présence et l’action de Dieu en dehors et ailleurs ont été pour moi un fait d’expérience quasi évident. »

André Gounelle, Parler du Christ, Paris, Van Dieren Éditeur, 2003, p.9-10.
Voir la recension de ce livre dans ce numéro d’Evangile et liberté.

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