Dans la langue classique,
« libéral » signifie dabord « généreux
». Ce mot ne qualifie pas des idées ou des opinions, mais
des attitudes et des comportements. Le libéral, selon La Mothe
Le Vayer (au dix-septième siècle), nest ni avare
ni prodigue. Il ne dilapide pas son argent, ses efforts et son temps,
il ne les rationne pas non plus. Il ne sen sert pas à son
seul profit, il les dépense à bon escient pour aider efficacement
les autres.
Au dix-neuvième siècle, surtout à
partir de la Restauration (1815), « libéral » prend
un sens politique et désigne ceux qui condamnent aussi bien le
radicalisme des révolutionnaires que celui des monarchistes.
Ils forment ce quon pourrait appeler un « centre »,
souvent pragmatique, qui cherche un juste équilibre et préconise
la modération. Ils se méfient des doctrinaires et des
extrémismes de gauche comme de droite. De la politique, le terme
« libéral » passe ensuite à la spiritualité.
On y appelle « libéraux » ceux qui déplorent
les lourdeurs et les rigidités de la religion traditionnelle,
mais qui trouvent encore plus regrettable labsence de religion.
Ils aspirent à ouvrir et à élargir la religion,
pas à la supprimer.
Actuellement, on parle principalement de libéralisme
ou de néo-libéralisme dans le domaine économique.
On le caractérise par son hostilité aux planifications
et aux surveillances. À la différence des deux cas précédents,
le mot ne renvoie pas ici à une voie médiane entre deux
courants antagonistes, mais à un des adversaires dun duel
souvent vif, parfois violent.
En quel sens Evangile et liberté saffirme-t-il
libéral ? Sans traiter complètement de cette question,
je souligne deux points qui me paraissent importants.
Laisser faire et liberté
Il y a deux grandes
manières de comprendre le libéralisme.
Selon la première, il se définit par le
« laisser faire ». Il conteste les règlements qui
imposent aux individus et aux entreprises des contraintes pesantes,
voire paralysantes. Il veut le moins dentraves et de contrôles
possible. Son princi-pal théoricien, Adam Smith, qui préconise
le libre-échange et le jeu de la concurrence, pense quil
permet à la fois lépanouissement des individus et
laugmentation de la prospérité collective. Ses adversaires
lui reprochent de favoriser une jungle où les forts écrasent
les faibles sans aucune retenue. Le libéralisme serait responsable,
au moins en partie, des injustices sociales et des dysfonctionnements
de léconomie mondiale. Pour Engels, lami de Marx,
« laisser faire » veut dire « donner libre cours à
la misère ».
En second lieu, on entend par libéralisme la défense
de la dignité et la promotion de la liberté de chaque
être humain, à la fois contre un dirigisme despotique et
contre une permissivité anarchique. Lautoritarisme et le
laxisme mettent lun et lautre la personne en danger ; elle
souffre tout autant de lexcès que de labsence de
règles. Il ne faut pas assimiler trop vite libéralisme
et démocratie (par quoi il faut entendre le gouvernement du peuple
ou de la majorité). Une démocratie se montre aussi tyrannique
quune dictature quand elle ne respecte pas les minorités
et les individus. Les libéraux nacceptent pas le despotisme
de la majorité.
La plupart des protestants libéraux sinscrivent
plutôt dans cette deuxième perspective. Pour eux, la foi
est une affaire personnelle. Il appartient à chacun de la penser
et de lexprimer à sa manière. Les disciplines, les
cérémonies et les formulations ecclésiastiques
ont de la valeur dans la mesure où elles aident le croyant (elles
le font dans bien des cas), et non quand elles deviennent des fardeaux
à porter ou des prisons qui enferment la pensée (ce qui
arrive fréquemment). Dans le domaine sociopolitique, les libéraux
sont partagés. Certains pensent que le « laisser faire
» économique, à condition dêtre bien
compris et intelligemment pratiqué, favorise la liberté
et la dignité humaines, et lui sont donc favorables. Dautres
estiment quil ne respecte ni ne défend la personne humaine
; ils sont donc partisans dun dirigisme capable de protéger
les faibles, les pauvres, les moins doués. On peut être
libéral religieusement sans lêtre économiquement.
Attitudes et positions libérales
Dans les débats
théologiques, on perçoit une autre équivoque. Tantôt,
on met laccent sur le contenu. On nomme libérale toute
pensée religieuse qui sécarte peu ou prou des doctrines
établies. Le libéralisme se définit alors par des
opinions non-conformistes. Tantôt, on insiste sur une attitude
ou une démarche douverture qui souligne la relativité
des doctrines, qui défend la légitimité dune
pluralité de croyances parmi les chrétiens, et qui préconise
une réflexion théologique critique.
Dans le premier cas, on range parmi les « libéraux
» presque tous les minoritaires et déviants de lhistoire
du christianisme, alors que beaucoup nont pas un esprit douverture
et de respect des autres. De nombreux antitrinitaires de lÉglise
ancienne sont des « orthodoxes alternatifs». Ils accordent,
en effet, à leurs croyances un caractère absolu. Ils nauraient
probablement pas hésité, sils en avaient eu les
moyens, à les imposer par la force. Ils ont exactement les mêmes
attitudes de rigidité doctrinale que leurs adversaires.
Par contre, dans le deuxième cas, on considérera
comme libéraux des gens qui par ailleurs ont des opinions au
contenu orthodoxe, qui voient, par exemple, dans la trinité une
option possible, sans la déclarer obligatoire. Le libéralisme
se définit alors par le refus de tout unilatéralisme doctrinal,
par lacceptation de la différence et par louverture
au débat. Il préconise linterrogation critique et
défend la légitimité de la divergence théologique
ou ecclésiale. Au seizième siècle, à propos
de la trinité, Castellion écrit : « Si je pouvais
[la] défendre, je le ferais. Mais je dois confesser franchement
que je ne puis. Si quelquun le peut, je lapprouverai de
le faire... Si certains possèdent un esprit assez aigu pour saisir
ce que moi et ceux qui me ressemblent ne saisissons pas, tant mieux,
je nen suis pas jaloux. »
Il ne sensuit pas que toutes les opinions, toutes
les croyances et toutes les religions se valent. Certaines sont asservissantes,
dautres libérantes. Il y a une différence entre
penser sa foi et lexistence aussi rigoureusement que possible
et répéter des formules sans plus y réfléchir.
Lattitude de recherche, dinterrogation et de questionnement
vaut mieux que le conformisme doctrinal et spirituel. Parce que les
doctrines les plus élaborées sont insuffisantes et approximatives,
mais aussi parce que le monde change et que ce qui convenait hier ne
va plus aujour-dhui, on doit sans cesse réviser ses convictions
et améliorer leur expression. On a tort de se croire arrivé
et destimer avoir atteint la vérité. Nous sommes
en route et la vérité se découvre dans le cheminement
et la vie, non dans linstallation et limmobilisme. Ici le
libéralisme soppose au « laisser-faire » et
au « laisser-aller » ; il demande effort et mobilisation.
Un autre mot ?
Dans les années
70, nous nous sommes demandés si, à cause de ses ambiguïtés,
il ne fallait pas trouver un autre mot que « libéral »
pour caractériser nos orientations. Finalement, nous avons jugé
préférable de conserver le terme classique pour deux raisons.
Dabord, parce quil nous inscrit dans une continuité
avec nos prédécesseurs. En nous posant la question, nous
étions probablement, sans en avoir conscience, influencés
par le jugement très négatif que beaucoup portaient sur
la théologie libérale de nos pères et grands-pères.
En lexplorant, nous nous sommes aperçus quelle était
beaucoup plus solide et pertinente quon ne le disait, et quil
y avait là un héritage que nous pouvions à juste
titre revendiquer. Ensuite, parce que la liberté de croire et
de penser théologiquement a pour nous une importance centrale,
ce que le mot « libéral » indique bien. Cette liberté,
il ne suffit pas de laffirmer ; il faut la pratiquer.
André
Gounelle
«Jai toujours
été gêné et embarrassé par lexclusivisme
que les chrétiens revendiquent pour le Christ et quils
opposent aux autres religions. Jai vécu en Afrique du Nord
de lâge de trois ans jusquà celui de vingt
ans, et jy suis ensuite retourné à plusieurs reprises.
Jai été élevé et je me suis éveillé
à la vie spirituelle et intellectuelle dans un monde où
le christianisme représentait une petite enclave et où
la présence de lislam était forte. Nous connaissions
mal lislam, mais nous le côtoyions tous les jours, et il
nous inspirait du respect. Dans le milieu où je vivais, on éprouvait
parfois de la peur, mais rarement du mépris à son égard..
Nous avions conscience de nous trouver devant une spiritualité
exigeante et rayonnante qui imprégnait profondément toute
une population. A côté de lislam, il y avait un judaïsme
important, lui aussi très vivant. Je me souviens de la petite
ville de Mazagan, quon appelle aujourdhui El Jadida, où
dans les années 1940-1960 sur une même place se trouvaient
la mosquée, la synagogue, léglise catholique et
un minuscule temple protestant.
Dans cette situation, on ne pouvait pas proclamer tranquillement
la supériorité ou lexclusivité du christianisme.
Cela nallait pas du tout de soi. Mon enfance marocaine ma
rendu problématique laffirmation que Dieu ne se manifeste
quen Jésus et quil ny a de révélation
que biblique. La présence et laction de Dieu en dehors
et ailleurs ont été pour moi un fait dexpérience
quasi évident. »
André
Gounelle, Parler du Christ, Paris, Van Dieren Éditeur, 2003,
p.9-10.
Voir la recension de ce livre dans ce
numéro dEvangile et liberté.