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N° 160 - Novembre 2002

( sommaire )

Cahier :

Dans ce cahier

  • La Bible des francs-maçons ? Daniel Ligou
  • Judaïsme, christianisme et islam (suite et fin), Alain Houziaux
  • La Guerre, conditionnement et témoignage pour le 11 novembre, Pierre Alause

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La Bible des francs-maçons,
par Daniel Ligou

C'est un problème relativement complexe parce que nous pouvons l'envisager sous différents aspects complémentaires. D'abord celui essentiel, de la présence ou non de la Bible, ou, plus généralement, du Volume de la Loi Sacrée (vLs) dans l'Atelier, ensuite le rôle qu'elle joue ou ne joue pas dans le « lieu » maçonnique, en tant que « lumière » ou que « meuble ». S'ajoute la part de la Bible dans la trame du récit maçonnique qui présente la particularité qu'elle partage avec le compagnonnage de compléter un fond scripturaire, essentiellement vétérotestamentaire, par toute une série de légendes parabibliques qui développent le récit pour en tirer une leçon symbolique ou morale ; enfin, l'extraordinaire variété des « mots » correspondant à chaque grade, mots de passe, mots sacrés, « grandes paroles » dont bien des rites - et tout particulièrement le rite Ecossais Ancien et Accepté (REAA) en ses trente-trois degrés - ne sont pas avares.

Quelques remarques préliminaires tout d'abord. Nous serons sans doute incomplet, mais nous privilégierons les rites que nous connaissons bien et particulièrement ceux que nous avons pratiqués, régulièrement ou occasionnellement, car, à notre sens, la Maçonnerie, pour être vraiment comprise, doit être vécue spirituellement et affectivement, et elle n'est pas seulement synonyme de connaissance. Aussi notre commentaire sera-t-il essentiellement fondé sur les trois rites principaux pratiqués en France : le Rite français, le REAA, le Rite Ecossais Rectifié, car nous ne connaissons les rites anglais que par des textes que nous nous sommes plus ou moins régulièrement (nous en convenons volontiers !) procurés. D'autre part, à notre grand regret, nous n'avons pu, pour des raisons essentiellement linguistiques, utiliser les rituels allemands ou suédois. Quant aux rites pratiqués dans les pays latins, ils n'offrent pas grande originalité par rapport à ceux que nous connaissons déjà.

Autre observation. Il sagit de « rites » et non d'« obédiences ». Par conséquent, nous ne tenons aucun compte des « exclusives », « excommunications » ou affirmations d'irrégularité. D'ailleurs, le Rite français, tel qu'il est pratiqué au Grand-Orient ou le REAA à la Grande Loge sont-ils si différents des rites du même nom utilisés à la Grande Loge Nationale française ? Non, sans doute, car leurs sources sont communes. Nous avons même (horresco referens) fait quelques allusions à la « Maçonnerie d'Adoption » qui s'est maintenue jusqu'au milieu du XIXe siècle, la Maçonnerie féminine actuelle s'étant contentée d'aménager - fort intelligemment d'ailleurs - les textes masculins du REAA ou du Rite français.

Notons aussi que le Schibboleth de la régularité, aux yeux de la Grande Loge Unie d'Angleterre, n'est pas la Bible stricto sensu, mais le VLS, c'est-à-dire tout livre de base à caractère religieux et la croyance dans le Grand Architecte et à Sa Volonté révélée. Or, si la Maçonnerie a, depuis les Constitutions d'Anderson de 1723, la prétention, par ailleurs quelque peu justifiée, d'être le « centre de l'Union » et de regrouper « des hommes de bien et loyaux ou des hommes d'honneur » et de probité, quelles que soient les dénominations ou croyances religieuses qui aident à les « distinguer », elle n'en est pas moins le résultat d'un héritage, d'une tradition et de circonstances historiques qui lui ont donné une structure mentale et un équipement intellectuel chrétien, essentiellement réformé au départ, plus oecuménique par la suite. Il existe - et nous n'avons pas à la traiter - une Maçonnerie « sans Bible ».

Effectivement, partout où la Bible n'est pas la nourriture quotidienne des Frères, elle s'estompe ou disparaît, au profit du « livre de la Constitution » en Belgique et en France - évolution qui n'est nullement incompatible avec la croyance au Grand Architecte ainsi que le montre l'histoire du Rite français de 1787 à 1878 Où on prêtait serment devant le Grand Architecte ainsi sur le « Livre de la Loi ». En Israël, c'est évidemment la Tora, sans le Nouveau Testament, ailleurs, le Coran, l'Avesta, Confucius. Le REAA précise, en plus de la Bible, les Védas, le Thipitaka, le Koran, le Zend Avesta, le Tao Teh King et les quatre livres de Koung Fou Tsen. A la loge (anglaise) de Singapour, les Frères possèdent une douzaine de livres sacrés. Et le F. Rudyard Kipling exprime parfaitement cet oecuménisme : « Chacun de nous parlait du Dieu qu'il connaissait le mieux ». Mais où commence et finit le sacré ? Pourquoi pas les Pensées du président Maô ? On peut d'ailleurs se demander si la pratique de religions comme le confucianisme est en harmonie avec le concept de « Volonté Révélée » telle que la conçoivent les religions monothéistes de l'Europe ou du Moyen-Orient.

Enfin, nous faisons, ou nous essayons de faire un travail d'historien. Ce qui signifie que nous aurons soin de distinguer ce qui est historique, ce qui est biblique et, par rapport à la Bible et à l'histoire, ce qui est pure légende, en précisant bien que, pour aucun Maçon, la légende n'est ce qu'est la tradition dans la dogmatique catholique, c'est-à-dire quelque chose qui prend valeur doctrinale. D'autre part, il ne nous appartient pas davantage de faire l'exégèse de ce qui est d'inspiration biblique et a fortiori des textes utilisés. Encore moins, de pratiquer les méthodes allégoriques, typologiques ou anagogiques chères aux Pères de l'Eglise et aux dialecticiens du Moyen Age et dont on trouve de nombreuses traces dans les « Old Charges » (les vieux devoirs) qui réglaient la Maçonnerie opérative. Pour nous, le Temple de Salomon est un édifice construit par un Roi d'Israêl à la gloire de Yahwe et nous n'avons pas à nous demander s'il préfigure l'Eglise ou le Christ. Ce qui paraitra peut-être simpliste à quelques-uns, mais nous ne croyons pas à la vertu du mélange des genres.

Analysons d'abord notre premier point : la Bible, « instrument » en loge, sur laquelle on prête serment. Il n'est pas besoin de faire preuve de vaste érudition pour constater que la Maçonnerie « opérative », celle des bâtisseurs, très liée au monde clérical au moins par la construction des cathédrales, était - comme d'ailleurs l'ensemble des corps de métiers - des « guildes d'artisans », des « compagnies » diverses - d'inspiration chrétienne, catholique en Angleterre jusqu'à la Réforme, anglicane ou réformée par la suite. En France, Italie, Espagne, ils sont restés fidèles à l'Eglise romaine jusqu'à leur disparition naturelle ou leur suppression révolutionnaire. Avec parfois la doublure d'une confrérie professionnelle, le plus souvent distincte des confréries de pénitents. Es étaient placés sous l'invocation des saints protecteurs de la profession, et, pour les « gens du bâtiment », très particulièrement les « Quatre Martyrs Couronnés » (fluatuor Coronati) que l'on rencontre en Angleterre, mais aussi en Italie (Rome) et en France (Dijon). De plus, il ne semble pas qu'à l'inverse des compagnonnages, toujours suspects à l'Eglise et au pouvoir civil, ces « corps » aient, si peu que ce soit, rompu avec l'orthodoxie. Mais revenons à l'Angleterre.

Il est difficile d'affirmer que la Bible figurât dans le « matériel » des loges opératives anglaises avant la Réforme, au moins d'après ce que nous permettent de saisir les « Old Charges ». Par contre, nous savons qu'on y prêtait serment, ce qui n'a rien d'original, puisque le « métier juré » était un peu partout la règle. Le fait est que les premiers documents - le Regius (c. 1370) et le Cooke (c. 1420) - sont parfaitement silencieux. Aussi aucune hypothèse n'est à exclure : la Bible lorsqu'on pouvait s'en procurer une, ce qui, avant le développement de l'imprimerie n'était peut-étre pas si aisé, le « livre » des statuts et règlements corporatifs, des reliques comme c'est si souvent le cas en France ? De toute façon, le serment avait un caractère religieux qu'il a conservé - sauf dans la Maçonnerie « sécularisée ».

Les documents plus récents, mais aussi postérieurs à la Réforme, sont plus explicites et le serment sur la Bible est, le plus souvent, affirmé par le « Grand Loge Manuscript », n° 1 (1573), le n° 2 (1650), le « Manuscrit d'Edimbourg » (c. 1696) : « On leur fait prendre la Bible et prêter serment », le « Crawley » (c. 1700) où le postulant jure sur le livre saint par « Dieu et saint Jean », le « Sloane » de la même époque, à propos duquel le doute reste cependant permis, le « Dumfries n° 4 » (c. 1710). On peut donc admettre que, depuis la Réforme, le serment sur la Bible était devenu la règle, ce qui faisait dire à l'historien français A. Lantoine que c'était là un « landmark de contrebande huguenote », mot amusant, mais indiscutablement exagéré. Cette constatation ne doit pas nous faire perdre de vue la parfaite orthodoxie catholique d'abord, anglicane ensuite, des « Old Charges ». Sur ce plan, le texte le plus caractéristique est sans doute le « Dumfries n° 4 » (c. 1710), découvert dans les archives de la Loge de cette petite ville, située en Ecosse, mais aux confins de l'Angleterre. L'auteur donne du Temple de Jérusalem l'interprétation chrétienne et symbolique traditionnelle et sinspire à la fois de Bède le Vénérable et de John Bunyan. Les prières sont strictement « nicéennes ». Les « obligations » exigent la fidélité à Dieu, à la Sainte Eglise catholique (c'est-à-dire anglicane dans le sens du Prayers Book) en même temps qu'au Roi. Les échelons de l'Echelle de Jacob évoquent la Trinité et les douze Apôtres, la mer d'Airain est le sang du Christ, les douze bœufs, les disciples, le Temple, le fils de Dieu et l'Eglise ; La colonne jakin désigne Israël, la colonne Boaz l'Eglise avec une pointe d'anti-judaïsme chrétien. On lit avec surprise : « Qu'elle fut la plus grande merveille vue ou entendue dans le Temple - Dieu fut homme et un homme fut Dieu. Marie fut mère et pourtant vierge. Tout ce symbolisme traditionnel et la « typologie » chrétienne, admise jusqu'au développement de l'exégèse moderne, se retrouventdans ce rituel. Catholicisme romain, affirme Paul Naudon. Certainement pas - ou mieux, certainement plus - car on peut penser qu'il s'agit là du remaniement d'un texte plus ancien. Les citations bibliques sont empruntées à la « Version Autorisée » du roi Jacques, ce qui témoigne de l'orthodoxie anglicane du temps de la pieuse reine Anne.

Si la Maçonnerie était restée fidèle à cette orthodoxie, elle n'eût pu avoir de prétentions à l'Universalisme. Et c'est d'ailleurs ce qui s'est régulièrement produit chaque fois que l'on a voulu rattacher plus strictement le rituel maçonnique à une confession. Le Rite suédois, d'essence luthérienne, n'a pas débordé de son pays d'origine. Le Rite Ecossais Rectifié, de tonalité nettement chrétienne, a vu son expansion limitée.

Par contre, le REAA, les rites agnostiques, les rites anglo-saxons « déconfessionnalisés » sont susceptibles d'un développement infini. C'est donc le grand mérite d'Anderson et des créateurs de la Grande Loge de Londres d'avoir parfaitement compris le problème. Les Constitutions de 1723 ont permis cet élargissement, bien dans la ligne d'une Angleterre déjà orientée vers les flots.

Donc, en pays chrétien, la Bible était et est restée le VLS, les témoignages du XVIIIe siècle sont à peu près unanimes et les choses n'ont guère changé. En pays anglo-saxon, elle est la première « lumière symbolique », l'Equerre et le Compas étant les deux autres. Au rite Emulation actuel, la Bible doit être ouverte sur le plateau du Vénérable, orientée en tel sens que le dignitaire puisse la lire et recouverte par l'équerre et le compas. La page à laquelle le livre n'est pas ouvert n'est pas indiquée, mais il est de tradition - et de bon ton - de l'ouvrir à l'Ancien Testament lorsque l'on initie un israélite. Aux Etats-Unis, la Bible est généralement déposée sur un autel particulier au milieu du Temple.

Au REAA, la Bible est présente, ouverte pendant les travaux et placée sur l'« autel des serments » installé au pied des marches conduisant à l'Orient et qui est recouvert d'une étoffe bleue bordée de rouge (les couleurs de l'Ordre). Il peut être ouvert à tout endroit ; on l'ouvre de préférence à Il Chroniques 2.5 et à I Rois 6.7 Où il est question de la construction du « Temple de Salomon ».

En France, la Bible a connu des sorts différents. Les documents les plus anciens que nous possédions témoignent d'une grande religiosité, d'orientation quelque peu janséniste, et nous savons, par les textes d'origine policière, que la Bible était ouverte au premier chapitre de l'Evangile de Jean. Tradition qui s'est parfaitement conservée au Rite Rectifié, d'inspiration nettement plus chrétienne. Mais, en pays catholique, la Bible n'est pas, comme en Angleterre, la nourriture spirituelle de la majorité des citoyens, d'autant mieux que le concile de Trente en avait limité les possibilités de lecture pour les simples fidèles. Aussi, tout en conservant une expression religieuse sous la forme du Grand Architecte, qui ne sera remise en question qu'en 1877, la Maçonnerie française, dans son expression majoritaire, la Grande Loge, puis le Grand-Orient, vit disparaître lentement le livre de l'« outillage des Loges » dès le milieu du siècle. Lorsque, dans les textes d'unification du Rite français de 1785 - 1786, le « Livre des Constitutions » prit place, à côté de l'équerre et du compas, sur le plateau du Vénérable, il n'y eut aucune protestation et meme les Anglais ne s'en formalisèrent pas.

Sauf dans les rites totalement sécularisés - comme l'actuel Rite français - les serments qui accompagnent l'initiation et les « augmentations de salaire » sont prêtés sur le VLS. Ce qui, en 1738, irritait fort le pape Clément XII qui, dans la célèbre bulle d'excommunication In Eminenti, parle du « serment strict prêté sur la Sainte Bible ». Il est bien évident que, pour le monde anglo-saxon, un serment n'a de valeur que tout autant qu'il a une portée religieuse, attitude que l'on retrouve dansles tribunaux ou lors de l'« inauguration » d'un Président américain.

Il n'y a pas eu de gros changements en trois siècles : le « Colne Manuscript n° 1 » précise la forme du serment : « L'un des plus anciens, prenant la Bible, la tiendra présentée, de telle sorte que celui ou ceux qui doivent être faits maçons puissent poser et laisser étendue leur main droite sur elle. La formule du serment sera ensuite lue. » Au Rite Emulation actuel, le candidat est agenouillé et place sa main droite sur le Volume de la Loi Sacrée, tandis que sa main gauche tient un compas dont une des pointes est dirigée contre le sein gauche mis à nu. Lors du prononcé de l'obligation, le Vénérable, de sa main gauche, tiendra le Volume en précisant que la promesse est faite « sur ceci ». Au Rite Ecossais Rectifié - qui a conservé quelque chose de la tradition chevaleresque de la Maçonnerie française des Lumières, parfaitement absente en pays anglo-saxon - le candidat pose sa main sur l'épée nue du Vénérable posée sur la Bible ouverte au premier chapitre de saint Jean. La promesse est faite sur « le Saint Evangile ». Au Rite Ecossais Ancien et Accepté, le postulant place sa main droite sur les « trois grandes lumières » qui sont sur « l'Autel des Serments, Volume de la Loi Sacrée, Equerre et Compas », tandis que le Grand Expert met une pointe de compas sur son coeur et, « sous l'invocation du Grand Architecte de l'Univers », le postulant « jure solennellement sur les Trois Grandes Lumières de la Franc-Maçonnerie ».

En France, dans les années 1745, d'après le Secret des Francs-Maçons de l'abbé Pérau, le postulant s'agenouillait, le genou droit découvert, la gorge mise à nu, un compas sur la mamelle gauche et la main droite sur l'Evangile, « en présence du Dieu tout-puissant et de cette société ». A noter que le Rite français de 1785 prescrit le serment « sur les statuts généraux de l'Ordre, sur ce glaive symbole de l'honneur et devant le Grand Architecte de l'Univers (qui est Dieu) ».

Daniel Ligou

La suite de l'étude que nous publierons, portera sur comment la Bible est-elle utilisée en Maçonnerie ? On la trouve d'abord dans l'histoire ou dans la pseudo-histoire de l'Ordre - ou du métier de constructeur - qui s'est transmise, en s'affirmant, du XIIIe siècle (et même sans doute auparavant) à nos jours. Ensuite par l'existence de « légendes » rattachées à la trame historique biblique, enfin par les « mots ».

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Judaïsme, christianisme et islam (suite et fin),
par Alain Houziaux

Chacun des trois monothéismes peut-il reconnaître la légitmité des deux autres ?

Dans le n°158 de septembre 2002 (et dans le cahier 221) nous avons publié l'essentiel du texte du pasteur Alain Houziaux : les causes des conflits, l'articulation générale du Judaïsme, du Christianisme et de l'Islam ; l'articulation du Julaïsme avec le Christianisme ; l'articulation du Judaïsme et du Christianisme avec l'Islam.

Nous publions ici les deux derniers chapitres de cette étude. Ils sont des conclusions de cette recherche. Ce texte nous parait extrêmement intéressant pour notre information et notre réflexion personnelles. Mais, comme les articles publiés par Evangile et Liberté, il n'exprime pas dans toutes ses affirmations, les positions théologiques et sociales de la rédaction du mensuel.

C. M.

VII. Le dialogue judéo-christiano-musulman

Nous voudrions terminer par quelques propositions sur ce dialogue.

- Il est inutile et équivoque de vouloir rapprocher les trois monothéismes en insistant sur ce qu'il y a de commun entre le judaïsme et le christianisme (l'Ancien Testament par exemple), entre le judaïsme, le christianisme et l'islam (par exemple la place des prophètes et en particulier d'Abraham), entre le christianisme et l'islam (par exemple la place de Marie et de Jésus en particulier).

- Ce qui importe, c'est que le judaïsme reconnaisse la légitimité et la nécessité théologiques (du point de vue du judaïsme) du christianisme et de l'islam en tant que tels, que le christianisme reconnaisse la légitimité et la nécessité théologiques, (du point de vue du christianisme) du judaïsme et de l'islam en tant que tels et, que l'islam reconnaisse la légitimité et la nécessité théologiques (du point de vue de l'islam) du judaïsme et du christianisme en tant que tels.

- Il existe manifestement des différences et même des contradictions entre les théologies juive, chrétienne et musulmane, mais elles ne portent pas toujours là où l'on pense.

- Il est inutile de faire reproche aux Juifs de ne pas avoir reconnu Jésus-Christ. Et ce tout simplement parce que Jésus-Christ n'avait pas à être « reconnu » par le judaïsme. Jésus-Christ n'est pas le porteur d'une vérité dont le judaïsme n'avait pas connaissance et qu'il aurait dû reconnaître. Nous l'avons dit, la spécificité de l'enseignement de Jésus-Christ et du christianisme n'est pas d'être une réforme du judaïsme mais une extension de la prédication du judaïsme auprès des non-juifs. Jésus a pour vocation spécifique d'être le porteur de la vérité du judaïsme au-delà des limites du peuple juif. Il n'avait donc pas à être reconnu par le peuple juif.

- Il est inutile de faire reproche aux musulmans et au Coran de ne pas avoir compris « comme il faut » qui était Jésus-Christ. En effet, le Coran accorde à Jésus des titres égaux ou supérieurs à ceux que lui accorde le Nouveau Testament. Rappelons que le nouveau Testament n'a jamais présenté Jésus-Christ comme la deuxième personne de la Trinité (pour la bonne raison que la théologie trinitaire n'est apparue qu'aux troisième et quatrième siècles de notre ère) et que même la théologie classique de la Trinité n'identifie pas purement et simplement Jésus avec la deuxième personne de la Trinité23. Les Chrétiens n'ont donc pas à faire reproche au Coran de refuser de considérer Jésus comme la deuxième personne de la Trinité. Ajoutons que le Coran a donné à jésus des titres « supérieurs » a ceux qu'il a donnés à Mohamed et que même le Nouveau Testament ne lui a pas donnés aussi explicitement. Ainsi Jésus est nommé, par le Coran, comme étant la « Parole de Dieu » (Sourate 4,71), « la Parole de Vérité » (Sourate 19,34), « le Messie et un Verbe émanant de Dieu » (Sourate 3,45). Le Nouveau Testament n'en dit pas autant !

- Pour faire avancer le dialogue entre le judaïsme et le Christianisme, je propose les thèses suivantes.

- Le judaïsme et le christianisme ont des vocations différentes, également nécessaires et complémentaires.

Le judaïsme confesse la transcendance, l'altérité et la sainteté de Dieu. Il rappelle que le service de Dieu s'effectue comme une marche à l'aveugle, avec pour seul guide l'obéissance à une Loi qui, par son arbitraire, rappelle l'incompréhensibilité de Dieu.

Le christianisme confesse la proximité, l'incarnation de Dieu et sa présence au cœur des hommes. Il rappelle que Dieu ne peut être qu'objet de foi, et que le service de Dieu est aussi le service de tous les hommes.

- Le christianisme doit renoncer à toute théologie qui ferait de lui un « nouvel Israël » rendant caduque la légitimité du judaïsme d'après Jésus-Christ. Il devrait s'interdire non seulement de prier pour la conversion des juifs mais même d'accueillir des juifs dans l'Eglise. Et réciproquement, les chrétiens n'ont pas à se convertir au judaïsme, puisque le christianisme n'est rien d'autre que le judaïsme pour les non-juifs. Le christianisme doit considérer que le Nouveau Testament n'est pas un enseignement nouveau mais le mode opératoire de la prédication du Premier Testament aux non-juifs.

Mais, de son côté, le judaïsme doit reconnaître la légitimité de la mission chrétienne qui est d'incarner sa sainteté dans la « pâte humaine » des non-juifs. S'il ne reconnaît la mission du christianisme, le judaïsme condamne son Dieu à ne pouvoir jamais être reconnu par des non-juifs alors qu'il le confesse explicitement comme le Seigneur du monde entier.

- Pour faire avancer le dialogue entre le christianisme et l'islam, je propose les thèses suivantes.

- Le christianisme doit affirmer que la prédication du Dieu d'Israël et de Jésus-Christ se poursuit et se renouvelle sous l'action du Saint-Esprit après Jésus-Christ et même après la période néo-testamentaire. Et on peut parfaitement considérer le Coran comme une forme de prédication du Dieu d'Israël et de Jésus-Christ, cette prédication ayant été actualisée, sous l'action du St-Esprit, dans le contexte du Vlle siècle de notre ère.

Les chrétiens sont en dette par rapport aux musulmans. Les musulmans reconnaissent jésus alors que les Chrétiens ne reconnaissent pas Mohamed. Et ils ont tort, au nom même des principes du christianisme (incarnation de la Parole de Dieu dans des cultures différentes, insistance sur le fait que la révélation de Dieu est continue dans l'histoire et peut progresser ou se modifier au cours de l'histoire, insistance sur la fonction de l'Esprit-Saint après Jésus-Christ). L'incarnation de Dieu dans un juif du premier siècle (Jésus) ne doit pas être considérée comme le lieu exclusif et unique de l'incarnation de Dieu mais comme le prototype de l'incarnation de Dieu dans la variété des cultures et des époques.

Bien sûr, il n'est pas question pour les chrétiens de reconnaître Mohamed comme étant à l'égal de Jésus-Christ. Mais ceci, même les musulmans ne le font pas : ils n'accordent en aucune manière à Mohamed les titres prestigieux qu'ils accordent à Jésus.

- L'islam ne peut légitimement se considérer comme la troisième étape de la révélation de Dieu assumant les deux précédentes (judaïsme et christianisme) qu'à condition de respecter leur intégrité (de la même manière que le christianisme doit respecter l'intégrité du judaïsme sans en faire une sorte d'annonce du christianisme).

De la même manière que le christianisme a intégré au canon de ses Ecritures la Bible juive en tant que telle, de même l'islam aurait dû ouvrir le canon de ses Ecritures en assumant le Premier Testament et le Nouveau Testament en tant que tels. Ou du moins il aurait dû ne pas considérer le Coran comme un livre unique, éternel et intemporel. Le Dieu éternel est aussi le Dieu de l'histoire.

VIII. Le problème du canon des Ecritures

- Cette question du canon des Ecritures (soit juive, soit chrétienne, soit musulmane) est en fait fondamentale. C'est le statut que chacun des trois monothéismes reconnaît à ses propres Ecritures qui détermine sa possibilité ou non d'accepter la légitimité des deux autres. Et sur cette question, judaïsme, christianisme et islam sont peu au clair et ambigus.

- Le problème du canon des Ecritures pose d'abord le problème de la clôture de ce canon. Clôturer le canon, c'est considérer que la Parole de Dieu ne se fait entendre que dans le canon de ces Ecritures, c'est-à-dire ni avant ni après. Ainsi par exemple, cela veut dire que Dieu ne se fait plus entendre (ou du moins ne parle plus de la même manière) après le dernier écrit canonique : le livre d'Habbacuk pour le Judaïsme 24, le livre de l'Apocalypse pour le Christianisme 25, le Coran pour I'1slam 26. Cela pose un sérieux problème, puisque cela dénie le caractère continu de la révélation.

Le christianisme a pris une décision très importante en intégrant la Bible juive à ses propres Ecritures. Il signifie par là que Dieu a parlé avant Jésus-Christ et qu'ainsi le judaïsme a une légitimité intrinsèque. Et les théologiens chrétiens qui, comme Karl Barth, considèrent que le canon des Ecritures chrétiennes n'est pas clôturé en aval, et que, théoriquement du moins, d'autres livres pourraient être intégrés au canon après le livre de l'Apocalypse, font un choix important : Ils considèrent que Dieu peut parler même après l'an 100 après Jésus-Christ. Ainsi, en principe du moins, le christianisme pourrait reconnaître la légitimité de l'islam comme il reconnaît celle du judaïsme biblique.

En revanche le judaïsme et l'islam ont fait un choix inverse. Pour le judaïsme, le livre d'Habbacuc clôture les Ecritures. Après Habbacuc, la Parole de Dieu ne parle plus. De même, pour l'islam, Dieu n'a parlé qu'à Mohamed, ni avant ni après. Tout le problème est là. En clôturant le canon de leurs Ecritures, le judaïsme et I'islam s'interdisent la possibilité de reconnaître d'autres monothéismes en tant que tels.

- Le problème du canon se pose aussi d'une autre manière : les Ecritures doivent-elles être considérées comme monolithiques et comme la Parole et la Révélation du Dieu éternel délivrées à un moment unique de l'histoire, ou bien peuvent-elles être considérées comme le recueil d'une succession de paroles délivrées et accueillies à des moments différents de l'histoire et dans des cultures différentes ?

Autrement dit, les Ecritures canoniques sont-elles la Parole de Dieu en tant que telle ou des paroles humaines témoignant de cette Parole ?

Sur ce point aussi, les trois monothéismes ont des conceptions différentes.

- Pour le judaïsme orthodoxe, la Tora (les cinq premiers livres de la Bible juive) est la Parole de Dieu dite à Moïse et transcrite par Moïse. Mais il n'en est pas de même pour les autres livres de la Bible juive.

Mais le judaïsme, même s'il considère la Tora comme la révélation de Dieu écrite par Moïse, fait un usage tellement libre de cette Tora que ceci permet le développement de théologies qui sont en fait très loin de l'Ecriture.

- Le christianisme, en principe du moins, n'identifie pas les Ecritures avec la Parole de Dieu. Le christianisme accepte le caractère progressif de la révélation au cours de l'histoire et par là même la diversité des livres bibliques.

Et toujours en principe, les Ecritures doivent être lues et prêchées à la lumière du Saint-Esprit. Pourtant bien des chrétiens ont une conception fondamentaliste du statut des Ecritures, et paradoxalement plus fondamentaliste que celle du judaïsme.

- Pour l'islam, le Coran a le même statut que la Tora pour le judaïsme. Il est la Parole de Dieu dite à Mahomet et transcrite par lui à un moment précis de l'histoire. Pour les musulmans, le Coran est considéré comme une révélation unique, intemporelle, monolithique, clôturée et scripturairement révélée.

Et pourtant, paradoxalement, tout comme les Juifs, les musulmans, ont une attitude très libre vis-à-vis du Coran. Ils le récitent, mais ils ne le comprennent pas toujours. Et tout comme le judaïsme, l'islam développe, à côté du Coran, une multitude de récits allégoriques et légendaires, une multitude de « dits du Prophète » (la Sunna).

- Ainsi, à mon sens, le problème du canon est le noeud du dialogue des trois monothéismes. Et l'on peut regretter que le problème du statut du canon fasse peu l'objet de débats à l'intérieur de chacune des trois confessions monothéistes et à plus forte raison ne fasse pas l'objet de débats inter-religieux.

Si l'on veut aller dans le sens d'une réelle reconnaissance, par chacun des trois monothéismes, de la légitimité des deux autres, je ne vois que deux solutions.

Ou bien chacun des trois monothéismes devrait inclure dans ses Ecritures les Ecritures des deux autres. Si, comme nous le prétendons, les trois monothéismes sont complémentaires et non pas exclusifs les uns des autres, les Ecritures des monothéismes frères devraient être reconnues en tant que telles et intégrées en tant que telles dans le canon de chacun des monothéismes. Ce que le Christianisme a fait avec les Ecritures juives devrait être généralisé.

Ou bien les trois monothéismes devraient renoncer au concept même d'Ecriture canonique, ou du moins accepter sa relativisation. C'est cette deuxième voie qui me paraît la plus réaliste : les Ecritures devraient être considérées et instituées par les Eglises comme un ensemble jamais clôturé, à géométrie variable, de textes écrits par des hommes pour rendre compte de leur foi. Elles seraient considérées alors comme une référence historique et une source d'inspiration prophétique. C'est d'ailleurs, semble-t-il, de cette manière que Jésus a considéré les textes du Premier Testament.

Ce texte paraîtra en 2003 dans un ouvrage collectif sous presse aux Editions DDB. Cet ouvrage comprendra également une contribution d'un auteur juif (G. Isrtaël) et une contribution d'un auteur musulman (M. Bentoumas) sur la même problématique.

Alain Houziaux

23. Pour la théologie classique de la Trinité, les trois personnes de la Trinité sont coéternelles, et la deuxième personne de la Trinité (le Logos) est présent auprès du Père dès le commencement.

24. C'est d'ailleurs ce que dit la théologie juive : Dieu n'a plus parlé après Habbacuk.

25. C'est ce que semble considérer le christianisme bien qu'il n'ait clôturé le canon qu'au XVIe siècle.

C'est d'ailleurs ce que dit l'islam.

26. Docteur en philosophie, docteur en théologie, pasteur à l'Eglise réformée de l'Etoile à Paris.

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La Guerre conditionnement et témoignage pour le 11 novembre
par Pierre Alause

Lors d'un colloque théologique ces dernières semaines sur « La Bible et la violence » à Vabre (août 2002) le Docteur Pierre Alause a fait part de ses souvenirs et réflexions. Dans un langage de « toubib », il exprime ses sentiments que tous, sans doute, ne partageront pas. Les options politiques sont diverses. Mais il est nécessaire pour nous d'accepter les questions que nous posent des chrétiens dans leur effort de témoignage.

C. M.

J'ai vécu consciemment la 2e Guerre mondiale j'avais 13 ans en 1940, 18 en 1945, plus tard 25 ans lorsque je suis parti pour la guerre d'Indochine en 1952, pour près de deux ans et demi, où j'ai été rejoint (façon de parler) par mon épouse, en 1953. Et dont elle fut rapatriée sanitaire.

Au total donc, quelque 8 ans d'expériences personnelles de la guerre. Voilà pour le ou plutôt les témoins.

Je me limiterai à deux aspects du problème :

- I° Il n'y a pas de guerre (de nos jours, sinon toujours) sans un conditionnement collectif écrasant.

- II° Dès lors, est-on voué à l'impuissance ? peut-on fuir ce conditionnement ? se dé-conditionner ? ... « que faire ? »

I. Conditionnement

Dès la classe de 5e j'ai « fait » en latin la guerre des Gaules, avec César. L'année suivante, c'était la retraite des 10 000, en grec, avec Xénophon. Ensuite les guerres médiévales, d'Italie, de religion, de Louis XIV, de la Révolution, de l'Empire, de conquêtes coloniales, de 14-18 et 39-45, etc... avec mes divers profs d'histoire successifs. Entre temps, le gouvernement de Vichy nous serinait chaque jour. Philippe Henriot, redoutable bretteur, poussait sa chansonnette aux « informations » (sic) de midi, à la radio. Sans oublier Radio Londres, ni les journaux les affiches, les offices d'Information, Combat et Témoignage chrétien que je diffusai pendant le couvre-feu, entre deux patrouilles allemandes. Il y avait des « maquisards », ou des « terroristes ».

Comme on oublie vite ! Comme l'évidence de la routine, du quotidien, s'impose à l'esprit, sans que l'on en ait conscience, qu'on y trouve à redire, sans critique !... Pas de guerre sans endoctrinement ! méthodique, systématique, tous azimuts. Sans matraquage des politiques, sans « action psychologique », sans diabolisation de l'adversaire... Tout est mensonge, tout est piège ! Tout manipulation !

La guerre, phénomène collectif, à forte charge émotive, met en branle, avant même les troupes et les chars et les avions, toute une organisation, un personnel, des techniques éprouvées, efficaces, des liturgies, des musiques, des bannières, des gerbes de fleurs, des indignations, des enthousiasmes, des formations et des informations, des déformations et désinformations... La guerre, c'est aussi la promiscuité forcée, permanente : on n'est jamais seul. La névrose collective passe de l'un à l'autre, contagieuse. Comme la grippe, ne vous y trompez pas, personne n'y échappe, personne n'est vacciné.

Riche ou pauvre, instruit ou ignorant, sot ou surdoué tous y ont droit. Ce n'est qu'une question de temps.

J'ajouterai que l'humain en guerre ne sait le plus souvent rien, ne voit rien (au-delà de quelques centaines de mètres), ne comprend rien. Souvent, il est assommé de fatigue, il crève de sommeil, surmené, épuisé, ensuqué par les explosions, le stress, les ordres, mouillé de pluie, glacé, sale, affamé parfois, ... en état de moindre résistance

Lisez là un simple rappel ! Mais un rappel fondamental.

II. Contre conditionnement

Je ne pense pas qu'on puisse gommer un conditionnement. L'individu ne fait pas le poids. En avoir conscience ne suffit pas. Etre intelligent ou instruit, non plus... Peut-être, se conditionner en sens contraire ? Il fallait essayer.

- Si mon père avait fait la guerre de 14, ma mère avait des origines vietnamiennes : un grand-père avait labouré la rizière avec le buffle dans le delta du Fleuve Rouge. Après une scolarité française et quelques années comme institutrice à Haïphong, ma mère est venue en France à 24 ans et s'est marié.

Et j'ai lu, j'ai lu, j'ai lu... une longue étude sur la contradiction m'a fait comprendre et acquérir une vision dialectique de l'Histoire. Il y a toujours au moins deux partis dans une guerre. Antagonistes. Dans la Bible aussi, souvent. Etre nombrilliste est un aveuglement. J'ai infléchi mon regard.

- Quand ils soutiennent leur thèse, les médecins prêtent le Serment d'Hippocrate, Une façon de voir très différente de celle du ministre de la Défense, pour qui le toubib militaire n'est là que pour « récupérer des effectifs », et pour le moral. Je me suis appuyé sur ce serment. J'ai approfondi mon regard. D'autant plus qu'il existait une longue tradition d'au moins cinquante ans chez les médecins « coloniaux » : ils étaient les principaux agents de Santé Publique outre-Mer, en Indochine comme en Afrique française. C'est pour cela que je m'étais engagé.

- Et surtout j'ai lu la Bible, les textes de la nouvelle alliance. Le Galiléen était mon employeur, tout autant que le Ministre de la Guerre. Matthieu 5, I Corinthiens 13, Matthieu 25, Luc 10, et tant d'autres. Luc 12 : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, et qui après cela ne peuvent rien faire de plus... Vous valez plus que beaucoup de moineaux. » Je me suis appuyé sur la Bible. J'ai lu, j'ai lu, j'ai lu. L'Esprit a infléchi mon regard. Je ne crois pas qu'on puisse faire pièce au conditionnement social sans une référence extérieure, sans la puissance de l'Esprit.

Non ! On n'est jamais complètement un bouchon dans la tempête. On peut toujours faire remarquer que le Viet Minh agit comme les FFI ou Francs-tireurs Partisans Français. Thierry d'Argenlieu n'est pas toute l'Armée Française, Leclerc en était aussi (jusqu'à sa mort accidentelle).

De Gaulle aussi d'ailleurs était brouillé avec son gouvernement ; il l'a récusé. Ça faisait désordre.

Oui ! Entre les ordres, contre-ordres, règlements, discipline, tout ce qui est dit expressément, il peut y avoir des créneaux, des plages de Non-dit, des contradictions, tout un champ de « possibles ». Je n'ai pas dit que c'était confortable. Malheur à qui s'écarte de la Pensée unique ! Mais ça valait la peine d'essayer...

III. Que faire ?

Assurément, il est indispensable de faire correctement le turbin le vois comme un préalable. Je crois sincèrement que j'ai fait, que nous avons fait, Mylène et moi, notre possible.

« ... Nous tenons aussi, du livre des Actes des Apôtres (au ch.15), que les chrétiens d'Antioche, grandis dans la culture grecque, n'avaient pas les mêmes croyances que les chrétiens de Jérusalem, élevés à l'ombre du Temple... Le Jésus que nous avons appris jeunes, tous les deux, prêchait plus volontiers en plein vent, aux carrefours, sur les routes, dans la montagne, au bord d'un lac, que dans les synagogues ou au temple. Il n'était pas prêtre, ni religieux. Il célébrait sa Pâque dans une maison quelconque, prêtée. Guérissait les malades, et fréquentait toute sorte de gens, marginaux, sans papiers, de réputation incertaine, femmes divorcées ou autres agents du fisc. Il maniait le fouet au Temple, à l'occasion, et l'injure à la bouche, si besoin était. Il mourut, rejeté par sa communauté religieuse. Craché.

... En 1948, je suis entré à l'école militaire de Bordeaux.

... En 1952, après ma thèse, je me formais à Marseille, en médecine exotique.

Luce était née depuis un mois à peine, en mars 52, quand j'ai passé mes derniers examens en pathologie exotique, et été désigné pour servir au Viet-Nam. La séparation fut un déchirement.

Vingt mille kilomètres, trente jours de bateau et de mal de mer. J'étais médecin des troupes convoyées. Au Nord Viet-Nam, je fus affecté dans un batail-lon de marche, opérationnel. La seconde guerre mondiale nous avait enseigné très jeunes que propagande et mensonge font partie intégrante de la guerre.

L'armée d'occupation, c'était nous maintenant ; les résistants, ceux d'en face. Ce n'était plus les Allemands, mais nous, les envahisseurs. Ceux qui pillaient les troupeaux, le riz, qui démolissaient les pagodes, qui brùlaient les villages, bombardaient les populations, violaient les femmes, qui arrosaient de napalm, levaient des miliciens partisans, torturaient des prisonniers... Nous avions cru, à 17 ans, que la liberté justifiait que l'on risque nos vies pour elle. C'est les Viets qui le croyaient désormais.

...Sitôt sa thèse soutenue, en juin 1953, Mylène postulait et signait un contrat de service auprès de l'Armée, confiait nos deux enfants à sa soeur, et s'envolait pour le Viet-Nam en fin d'été, comme médecin-capitaine. Affectée au Nord, où je me trouvais, elle fut chargée du service médical du camp de prison-niers viet-minh d'Haï Phong, plus la charge chaque mois de convoyer par bateau des troupes ou des prisonniers, par la mer de Chine, jusqu'au golfe du Siam, à l'île de Phu Quôc. Elle se retrouva alors toute seule, livrée à elle-même.

... Le camp de prisonniers comptait quelques milliers d'hommes, et une centaine de femmes. Le lazaret pour les malades et blessés consistait en une baraque, équipée de chalits sur 3 niveaux. Elle s'est trouvée là confrontée à une pathologie lourde, à la fois exotique, qu'elle n'avait pas connue en France dans nos hôpitaux, et àla fois du tiers-monde. La pharmacopée disponible était rudimentaire, plus encore que dans les troupes combattantes. La France menait une guerre au-dessus de ses moyens. Difficile de soigner des typhoïdes sans antibiotiques, des varioleux avec de l'aspirine. Difficile de guérir un tuberculeux avancé grâce à des comprimés pour la toux. Difficile de lutter contre des maladies inconnues en métropole : béri-béri, leptospiroses ictéro-hémorragiques, paludismes malins, dysenteries, parasitoses.

... La mortalité était élevée, catastrophique. Mylène était secondée par une dizaine d'infirmiers viet-minh, très disciplinés et consciencieux. Mais elle s'est désespérée à la tâche... « Un barrage contre le Pacifique ».

En mer, sur de vieux cargos rouillés, elle affrontait des cyclones de la mousson. Le bateau était tellement chahuté parfois que tout son monde vomissait à tout va, et que des hommes d'équipage, ou des prisonniers transportés, projetés à terre avec violence, s'y blessaient voire se fracturaient des os.

J'ai pu rencontrer Mylène un mois après son arrivée, quelques heures.

Après dix-huit mois de séparation et d'angoisses, nous étions au bord des larmes. A 7 h du matin, une jeep stationnait devant la porte, pour la conduire au port, où l'attendait un navire à convoyer vers le golfe du Siam. Je ne suis revenu que 3 mois plus tard, relevé des troupes combattantes, et affecté à Haïf Phong. Elle se sentait dans son travail impuissante, dépassée, incompétente, comme je m'étais senti moi-même impuissant et nul, dépassé, à mon arrivée. La réponse à cette question lancinante tenait pourtant en peu de mots, simples : « C'est toi... Ou personne d'autre... » car il n'y avait personne d'autre. Nous avons appris le dénuement. La solitude spirituelle aussi. Où était l'Eglise ?

Une guerre sans témoins. Nous y avons connu cependant qu'une parole chaleureuse, un sourire, un regard de compassion, une main posée sur la main, peuvent être une guérison pour l'âme. Un langage compris dans toutes les langues du monde.

Après six mois, ce qui devait arriver arriva. Elle fut contaminée à son tour par quelque malade, hospitalisée avec une dysenterie amibienne.

Au bout d'un mois, début juillet 54, maigrie de treize kilos, on la rapatriait sanitaire.

Je suis resté encore trois mois là-bas, sur le terrain, utilisé à surveiller les exhumations des morts, pour les rapatrier dans des cercueils doublés de zinc, ou à trier les rescapés de Dien Bien Phû, faits prisonniers et survivants (un sur quatre) ou à accompagner par mer des paysans catholiques, fuyant le Viet Minh, etc... En septembre, Mylène est venue m'attendre à la gare, ses joues toujours creuses, la démarche hésitante.

Mylène n'a été complètement guérie, dans son corps, qu'une dizaine d'années plus tard. Je ne suis pas sûr que nous ayons l'un et l'autre cicatrisé complètement au plan moral. Du moins avons-nous réappris peu à peu à vivre. Irrésistiblement, je pense ici pour elle au texte de Matthieu 25 où Jésus, évoquant son retour final devant les disciples, déclare son intention de trier le troupeau, comme un berger après l'agnelage. Mylène n'avait-elle pas secouru, au prix de sa santé, quelques-uns des plus petits frères du Seigneur, ces bo-doï viet-minh (soldats), malades et en prison ?

La Bible était notre lumière chaque jour, en ces temps d'épreuves et de doute.

C'est à Saint Guilhem que nous avons réappris à vivre.

Souvenez-vous seulement de cette sombre réalité, la guerre. Et de ceux qui, plongés dedans, se sont efforcés en la vivant et en la souffrant, d'y rester humains, malgré une existence de bêtes.

Pierre Alause

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