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La compassion dans le bouddhisme

Le dialogue des religions occupe une place centrale pour les chrétiens : Jésus se situe 5 siècles après Bouddha et 5 siècles avant Mahommet.

On peut aussi remarquer des parallèles entre Bouddha et Jésus. Citons sommairement. La conception de Bouddha dans le ventre de sa mère par le mystérieux "petit éléphant blanc", comme la conception de Marie par le Saint Esprit selon la promesse de l’ange Gabriel. la naissance de Bouddha a lieu dans la forêt ; sa mère accouche par le côté, ses mains accrochées aux branches des arbres. On connaît les récits de la nativité dans les évangiles de Mathhieu et Luc. Au sermon de Bénarès correspond le sermon sur la montage. Les actes merveilleux de Bouddha s’apparentent aux miracles de Jésus. Et enfin l’un et l’autre ont été déifiés par la suite, témoignage de l’admiration des disciples postérieurs, alors que ni l’un ni l’autre ne revendiquent cet aspect de leur enseignement.

M. Roger Favry est professeur à Montauban où il a enseigné les Lettres. Conférencier, il pratique lui-même le bouddhisme.

Homme de la mouvance bouddhiste il n’a pas d’œillères : sa pratique associe le Zen, les bouddhismes tibétain et taoïste.

Christian Mazel

 

1. la compassion envers soi-même

2. le détachement de soi-même

3. la compassion envers autrui

conclusion

Mon propos en lui-même durera une trentaine de minutes. Il sera interrompu par de brefs moments de méditation (de une à trois minutes). Ensuite viendront les échanges à la fois oralement et par écrit (1/4 de feuille). Mon exposé est fait de remarques qui se suivent selon une logique plus intuitive que formelle. Ceci nous permettra d’approfondir à votre convenance les thèmes qui vous intéressent. Collectivement nous allons créer une Terre Pure, c’est-à-dire un espace de compréhension mutuelle. Ainsi nous mettrons-nous en harmonie les uns avec les autres. La compassion est harmonisation entre tous les êtres, d’ici et d’ailleurs, du présent, du passé et du futur. Une première minute de méditation. (Une minute de méditation)

Avant d’aller plus loin je veux vous dire mon inquiétude devant mon incompétence. J’hésite à me présenter comme bouddhiste. Une pratiquante disait : "Mes parents me détestent quand je suis bouddhiste mais ils m’aiment quand je suis Bouddha". Je n’ose me réclamer d’aucun courant, bien que je fasse assez régulièrement zazen (la méditation assise du zen) et que je pratique des techniques très simples venues du bouddhisme tibétain. J’appartiens à cette mouvance du bouddhisme occidental, colorée de tao et de new âge.

Apparemment le syncrétisme n’est pas viable. On ne greffe pas une tête de yak sur un corps de mouton dit le Dalaï-Lama. Claudel écrivait déjà : "Le chrétien ne vit pas comme le sage antique à l’état d’équilibre mais à l’état de conflit." Pourtant chacun est amené à tracer sa voie vers soi-même. C’est pourquoi le syncrétisme ne me gêne pas. J’ai demandé au bouddhisme des réponses que je n’ai pas su lire dans mes croyances d’origine et j’ai demandé à d’autres croyances des réponses que je n’ai pas su lire dans le bouddhisme.

Le mot "compassion" en occident a une double origine. Une origine latine d’abord. Il vient du verbe compatir, "souffrir avec" qui s’est croisé avec le grec sympathiser pour donner compatizer puis compatir. Avec un doublet compatir qui signifie : "se concilier, être compatible". Du côté latin on va trouver pâtir, patient, passif, passion. Du côté grec on va trouver pathos, toute émotion de l’âme "désir, colère, peur, assurance, envie, joie, amitié, haine, regret, émulation, pitié" selon la définition d’Aristote. Il est lié à une racine pen- : "pauvre, qui travaille péniblement pour vivre" (penomaï) et qui donc inspire la pitié. On ne voudrait pas être à la place de cette personne. On la plaint, à condition qu’elle ne nous inspire pas d’antipathie sinon la compassion se tarit : "Je ne la plains pas, elle l’a bien cherché". Si on la trouve sympathique on va éprouver de la commisération, de l’attendrissement. Ou bien, quand les circonstances l’exigent, on va construire médicalement le "protocole compassionnel" dont parle Hervé Guibert.

"Le regard de compassion des autres me fait mal" disait, depuis son fauteuil roulant, une femme handicapée. Que faire ? Pour ceux qui la rencontrent : détourner les yeux ? Pour elle-même : accepter ce regard ? Comment s’harmoniser ? (Une minute de méditation).

Le bouddhisme offre plusieurs définitions convergentes de la compassion. La plus simple est celle de Tenzin Gyatso, le XIV° Dalaï-Lama : "La compassion c’est se sentir concerné par le sort des autres. (...) Les Chinois ont une attitude un peu négative mais ils sont nos frères et sœurs. La vraie compassion ne dépend pas de l’attitude d’autrui."

Les bouddhistes distinguent la compassion (karuna) et la bienveillance (metta). La première est le désir d’éviter aux autres la douleur et le mal. La seconde veut leur apporter le bonheur et le bien. Les Tibétains utilisent le mot nyingjé, littéralement "le seigneur du cœur", celui qui doit régner sur nos pensées et qui est profondément lié à l’amour. L’histoire religieuse tibétaine est pleine de personnes qui, inspirées par cet idéal, ont fait don de leur vie pour sauver celle d’autrui.

La compassion est liée à la sagesse (prajna). Nées simultanément, elles constituent le couple non-duel issu de la réalité ultime. La compassion n’est ni la pitié ni la sensiblerie. C’est une conscience ouverte aux situations, conscience développée par l’entraînement à l’attention. La compassion dégage alors automatiquement la sagesse, la connaissance supérieure, qui indique la solution la plus efficace. Elle permet d’être ouvert aux autres, à ce qu’ils disent, à ce qu’ils font, à ce qu’ils sont. Une personne sage et compatissante agit adroitement, quelquefois d’une manière surprenante et même brutale, s’il le faut.

Le mot sagesse peut prêter à confusion. Il peut signifier tantôt "savoir" tantôt "intuition". C’est pourquoi le couple sagesse-compassion est quelquefois appelé savoir-générosité, ce qui est peut-être plus précis. C’est un vrai couple. Dans le tantrisme la Sagesse-intuition (féminin) et la Méthode (masculin) sont présentés enlacés. Ce couple c’est aussi la double polarité yin-yang professée par le Tao mais dont l’origine est peut-être tibétaine. Toutes les civilisations connaissent le couple sous des formes diverses. Par exemple rigueur et clémence dans le judaïsme. Ou encore le recours-barrière de la pédagogie Freinet. "Il faut être bon mais il ne faut pas être bête" en est un résumé courant. Tout ceci pour montrer que le bouddhisme n’a rien d’exotique. C’est la banalité même.

La compassion naît dans le mental et passe dans les mots et surtout les gestes. C’est pourquoi il faut contrôler ses pensées pour qu’elles ne soient pas démenties par les paroles et les actes. Il faut se souvenir que les mots ne représentent que 7 % du message. 35 % du messsage passe par l’intonation et 58 % par la gestuelle et les micro-mimiques qui elles sont en relation directe avec le mental. Une fausse compassion, même habile, crée de la gêne, alors qu’une vraie compassion, même maladroite va "de mon cœur à ton cœur" pour reprendre une expression zen..

Le bouddhisme distingue trois niveaux dans la compassion : le niveau matériel, par exemple, le don de nourriture ; le niveau affectif, le don de la sympathie et enfin le niveau spirituel ou absolu parce qu’il relève de la réalité absolue (nirvâna, Vacuité) alors que les deux premiers niveaux relèvent de la réalité relative (samsara, le monde tel que nous le percevons ordinairament et le vivons).

Par commodité je vais distinguer trois moments dans la compassion 1. la compassion envers soi-même 2. le détachement de soi-même 3. La compassion envers les autres. Mais c’est une seule réalité. La compassion envers les autres est très vite insupportable sans le détachement de soi et la compassion envers soi. Les trois moments sont donc profondément liés, tout comme le sont les quatre Nobles Vérités : la souffrance existe, elle a un début, elle a une fin, il existe une voie pour la faire disparaître. Connaître intimement une de ces quatre Nobles Vérités, c’est connaître immédiatement les trois autres. Pour les trois moments de la compassion c’est la même chose. (Une minute de méditation)

1. La compassion envers soi-même

L’angoisse, la mélancolie, le mal-être c’est dukkha, la souffrance. C’est une sorte de bruit de fond, de rumeur indéfinie, un "il y a", un Yech dit la pensée hassidique, Yech qui ne peut se dissoudre que dans le divin. Emmanuel Lévinas écrit dans le fil de cette tradition, "il y a sans qu’on puisse accoler une susbtantif à ce terme. Il y a forme impersonnelle, comme il pleut ou il fait chaud." Nous tentons de fuir ou de repousser cette mauvaise impression diffuse mais nous l’aggravons en la fuyant.

Nous l’aggravons aussi par nos sentiments négatifs. Nous haïssons aussi souvent que nous aimons. Le dédain, le mépris, la colère, nous connaissons bien ces sentiments, ces émotions que nous pouvons nourrir à l’égard de nous-mêmes ou des autres.

Le traitement est simple : suivre attentivement le trajet psycho-somatique de la colère, sans la réprimer; en se demandant simplement : qui se met en colère ? On éprouve alors le sentiment de l’écart entre la colère ressentie et la situation réelle. Cet écart entraîne le rire : "C’est vraiment drôle que je me sois mis en colère ! Attention à la prochaine fois..." La colère se transmute alors en "sagesse transparente semblable au miroir", ce qui correspond à une des cinq familles de Bouddha.

Il faut constamment accueillir dukkha pour l’examiner. Nous risquons évidemment de nous attendrir sur nous-mêmes. Mais cette complaisance stérile ne dure pas si nous approfondissons résolument notre examen intérieur. Nous portons notre attention sur les circuits d’énergie qui constituent notre personnalité et orientent notre comportement. Nous en découvrons à la fois la persistance, la fragilité, l’impermanence et l’étendue puisque nous appartenons de toute éternité au tissu infini de l’univers

Le flux intérieur de notre conscience ne cesse jamais. On peut agir sur lui, donc sur le mental, de plusieurs manières complémentaires :

- en le laissant couler sans chercher à le contrarier car on n’éteint pas un feu en jetant sur lui du pétrole (zen soto)

- en provoquant une sorte de court-circuit logique (les koans du zen rinzaï)

- en occupant le mental par les visualisations de déïtés que l’on construit et détruit (bouddhisme tibétain)

- par la répétition constante de mantras, calés sur la respiration ou les battements du cœur : "Aum mani padmé Hum" (bouddhisme tibétain). Ce que connaît bien l’hésychasme des "Récits du pélerin russe" ("Seigneur Jésus-Christ, ayez pitié de moi")

- par le travail sur la respiration consciente (se concentrer sur l’expiration) et l’immobilité absolue (zen soto, bouddhisme tibétain). C’est la posture en sept points de la méditation tibétaine que connaîssent bien le zen et d’autres disciplines :

1. les jambes croisées en lotus

2. la colonne vertébrale droite comme une flèche

3. les épaules écartées comme les ailes d’un vauteur

4. les mains dans le moudra de la méditation, main droite posée sur la main gauche, paume vers le haut (dans le zen c’est la main gauche qui est posée sur la main droite)

5. le menton formant un angle droit avec la gorge

6. le regard posé dans le vague, en oblique vers le bas

7. la bouche et la langue relâchée.

Alors selon le zen : "Quand le corps est calme, le mental est calme.

Quand le mental est calme, le monde est calme"

car "le monde est ma représentation" pour reprendre la formule de Schopenhauer.

Le flux intérieur de notre conscience est le produit de nos antériorités réactivées en cette incarnation au fil des évènements de notre existence. Ces antériorités sont probablement orientées en vue d’une mission mais l’idée de mission sort du cadre bouddhiste sauf pour les bodhisattva qui reviennent conformément à leur vœu de sauver tous les êtres. La connaissance des antériorités est utile mais non indispensable. Elle peut être nuisible quand elle renforce l’égo.

Il faut traiter la vie comme elle est, c’est-à-dire un rêve. Le calme imperturbable et souriant dont faisait preuve en toute circonstance Kalou Rinpoché venait de sa conviction que cette vie présente n’était qu’un rêve qui ouvrait sur une autre réalité, la réalité ultime. Le bouddhisme tibétain a beaucoup travaillé cette question.

Toujours par compassion envers nous-même, nous pouvons nous poser constamment les deux questions fondamentales : "Qui parle quand je parle ? Qui agit quand j’agis". Nous entamons alors le chemin vers "l’autre rive". Nous passons progressivement de la vacuité subie à la vacuité assumée. La vacuité subie est celle du vide de l’existence qui nous consume dans l’inaction métaphysique ("Ma vie est vide de sens"). Au contraire la vacuité assumée nous fournit son énergie inépuisable et nous incite à l’orienter dans l’action.

Des actes ou des sentiments courants comme manger, boire, aimer, prennent alors un sens dynamique. Nous les vivions d’une manière somatique. Nous pouvions au mieux en saisir les dimensions psychologique et sociologique. Par transmutation ils vont être vécus dans leur dimension secrète, ésotérique et cosmique. Ce n’est pas que nous voyons des choses différentes mais nous voyons différemment les choses.

Un moine zen disait : "Avant que je commence à pratiquer, les montagnes étaient des montagnes et les rivières des rivières. Pendant de nombreuses années de pratique, les montagnes on cessé d’être des montagnes et les rivières ont cessé d’être des rivières. Maintenant que je comprends bien les choses, les montagnes sont à nouveau des montagnes et les rivières des rivières." "Grâce à la pratique, conclut Thich Nhat Hanh, le maître bouddhiste vietnamien, ce moine a pu appréhender la nature de l’inter-être. Il s’est libéré des notions de soi et de non-soi. (...) Il n’y a pas de soi à dissoudre mais il faut transcender la notion de soi."

"Il y a un autre monde, disait Eluard, mais il est dans ce monde-ci". La transcendance est dans l’immanence. Le samsara (le monde vu par notre univers mental) est le nirvana (l’extinction de cette vision dans son dépassement). Aller vers sa découverte c’est être compatissant envers soi-même. (Trois minutes de méditation).

2. Le détachement de soi-même

Il s’atteint par un processus de méditation qui peut se décrire en quatre étapes :

1. Se séparer des désirs et des mauvaises pensées.

2. Faire cesser le raisonnement et la réflexion. Ce qui donne joie et bonheur mêlés.

3. Dépasser l’étape de la joie pour rester pleinement attentif et conscient.

4. Dépasser l’étape du bonheur pour atteindre la pureté parfaite d’attention et d’indifférence. Laquelle mène en quatre autres étapes à la vacuité, là où il n’y a plus ni notion ni absence de notion. Ceci est le cadre général.

Parmi les variétés infinies de méditation, je retiens la méditation tibétaine ton-glen "prendre et donner". Elle se pratique sur la respiration consciente. A l’inspir on absorbe toute la souffrance du monde, sous forme d’un nuage noir. A la rétention on la transmute en joie. Et à l’expir on donne au monde toute la joie qu’on a su créer, sous la forme d’un nuange blanc et lumineux.

Vivre en état de méditation consciente et constante, y compris dans l’action quotidienne, en marchant, en prenant le bus. C’est être pleinement attentif à ce que l’on fait. On lira là dessus les réflexions de Thich-Nhat- Hanh. Ainsi s’usent les traces karmiques qui entravent l’éveil et la conclusion de notre mission. Cette ouverture est évidemment difficile à pratiquer.

On avance par la méditation et la prière. Les croyants pourront penser que la méditation est une préparation à la prière. Les bouddhistes pourront penser l’inverse et voir dans la prière une préparation à la méditation car elle approche la vacuité, l’absolu, c’est-à-dire Dieu. Dans la réalisation quotidienne les deux approches se combinent : en fonction des étapes atteintes on prie ou l’on médite alternativement.

Se détacher de soi pour aller vers Dieu ? Le Bouddha ne s’est jamais prononcé sur Dieu. Une anecdote montre qu’il donnait raison aux croyants ainsi qu’aux non-croyants. Et il donnait aussi raison à ses disciples étonnés de son attitude contradictoire. Il tenait compte des besoins actuels de chacun. Et se méfiait d’une relation personnelle à la divinité qui risquait de renforcer l’égo. Invoquer Bouddha comme un Dieu aboutirait au même résultat. D’où l’injonction brutale d’un maître zen : "Si tu rencontres le Bouddha, tue-le".

Un bouddhiste aimerait probablement cette histoire soufie. Un vieux sage soufi meurt et frappe à la porte du paradis en disant : "Ouvre. C’est moi". Allah lui répond simplement "Non". Le vieux soufi est décontenancé. Sûr de son bon droit, il se présente une seconde fois et redit : "Ouvre. C’est moi." Allah lui répond cette fois : "Ici il n’y a qu’un moi." Le vieux soufi se retire, médite, revient et dit alors : "Ouvre. C’est toi." Alors Dieu lui ouvre les portes du paradis. Cette histoire est un excellent support de méditation.

Emmanuel Lévinas présente une vision paradoxale de la divinité. Je la retiens car elle peut susciter la curiosité boud-dhiste : "Dieu est concret non par l’incarnation mais par la loi et sa grandeur n’est pas le souffle de son mystère sacré. (...) Aimer la Thora plus encore que Dieu c’est cela précisément accéder à un Dieu personnel contre lequel on peut se révolter, c’est-à-dire pour qui on peut mourir" ("Difficile liberté" cité par Salomon Malka, "Lire Lévinas" Cerf). D’où la force du rite et du lieu rituel. Il cadre le mystère et lui permet d’émerger subtilement. C’est vrai d’un office juif comme d’un office zen, d’une puja hindoue ou tibétaine ou de tout autre office religieux. C’est vrai de Lourdes, du Mur des Lamentations, comme de la Mecque ou des lieux sacrés hindous.

Il y a alors création d’une Terre Pure à travers une communauté, une Sangha. "Quand deux ou trois se réuniront en mon nom, je serai au milieu d’eux." La Présence surgit alors. Elle est Voie et Vacuité. Car la Vacuité est la Vie même, à la fois réalisée et non réalisée. Cette com-préhension de la Présence reste toujours fragile : il faut toujours la retrouver par l’élan intérieur, il faut toujours aller plus loin dans son approche, il faut toujours détruire les étiquettes qui s’interposent entre elle et nous. Ne croyons surtout pas avoir compris. Voici ce que dit le Bouddha, selon Nagarjuna : "Si la Vacuité est l’extirpation de toutes les vues, j’appelle incurable celui qui fait de la Vacuité elle-même une vue." ("Traité du milieu")

Ceci posé on découvre que la vision laïque du judaïsme de Lévinas rejoint la spiritualité laïque souhaitée par le Dalaï-Lama. Lévinas définit "une foi qui est aussi une fidélité sans foi". Arnold Mandel en déroule les conséquences : "Un Dieu sans divinité. Un messianisme sans messie. Une libre pensée religieuse." Si l’on peut se mouvoir dans cet univers paradoxal qui rejoint quelque part "la docte ignorance" on a probablement une chance d’atteindre le détachement de soi-même .

Le détachement de soi mène-t-il au nirvâna ? S’il en était ainsi il serait la cause du nirvâna. Or celui-ci n’est pas le résultat d’une cause. Le nirvana n’est pas un état dans lequel on entre. C’est une extinction du karma qui tissait la personnalité. Comme celle-ci n’existait pas réellement, la perte n’est pas grande note avec humour un maître tibétain. (Trois minutes de méditation)

3. La compassion envers autrui

Voici une formule favorite des maîtres spirituels tibétains : "Nos ennemis sont nos meilleurs gourous" ce qui ne veut pas dire que nos ennemis aient raison mais qu’ils sont un outil efficace de travail sur nous-mêmes, au service de tous les êtres. Pour ménager les étapes, on recherche d’abord l’équanimité, l’égalité d’âme à l’égard de tous. Face à une diabolisation généralisée ("Il faut diabolisons Un Tel"), il s’agit de dé-diaboliser, de défaire la boule de haine pour en mettre à plat les éléments, les examiner et les dissoudre dans le flux de l’impermanence. Je ne sais pas si Hitler aurait pu être mon meilleur gourou mais l’équanimité à son égard m’offre un tremplin intéressant.

Je songe à l’aventure de Georges Ritchié qu’il raconte dans "Retour de l’au-delà" (1978, R. Laffont 1986). En 1943 Richié avait 20 ans. Il mourut, rencontra Jésus en un coma dépassé, revint à la vie et devint médecin psychiatre. Il exerça la psychiatrie pendant trente ans dans l’Etat de Virginie sans dissimuler l’aventure qu’il avait vécue.

Mais j’évoque Georges Ritchié pour une autre raison. Il avait participé à la libération des camps de concentration nazis. Il avait alors connu Bill le Sauvage, surnom donné par les troupes américaines, à un déporté, juif polonais, dont le nom leur semblait imprononçable. Ils l’avaient trouvé dans un camp de concentration où il déployait une énergie extraordinaire. Ils pensaient que cet homme était un déporté de fraîche date. En fait il était dans le camp depuis six ans. Avocat, il avait vu en 1938 les nazis massacrer toute sa famille sous ses yeux. Il disait n’avoir eu alors le choix qu’entre la haine absolue et l’amour absolu. Ce qui signifiait soit la mort soit la vie. Il avait adopté l’amour et sa règle : "Aimer toute personne". Il l’avait appliquée sans faiblesse et constamment. C’est ainsi qu’il avait survécu.

Savez-vous qu’il existe actuellement une association pour le rétablissement de l’Inquisition? Quelle impression en retirez-vous ? Examinez en vous le trajet et les effets d’une telle information. (Une minute de méditation).

Considérons l’interdépendance de tous les êtres en tous les temps et en tous les lieux. Il faut aimer tous les êtres, humains, animaux, végétaux, minéraux, comme notre mère car par le biais des réincarnations infinies, ils sont effectivement tous notre mère. Les lamas tibétains ont développé sur cette idée des techniques de méditation très élaborées.

C’est la version extrême-orientale et singulièrement énergique du sonnet célèbre de Sully Prudhomme

"Le laboureur m’a dit en songe : Fais ton pain." `

On sait que dans ce poème les artisans de divers métiers essentiels refusent de travailler davantage car ils se sentent méprisés. Le dernier vers dégage une leçon qui nous mène au cœur de la compassion :

"Et depuis ce jour-là, je les ai tous aimés."

On peut aussi partir de l’expression populaire : "Celui-là, celle-là, ce n’est pas un cadeau !" Transmutons cette vilaine pensée. Si ! justement ! les personnes sont toutes des cadeaux ! Je connais sur ce thème une très belle méditation d’origine chrétienne qui développe une énergie positive incroyable.

Quelques difficultés inexplicables avec les autres mais aussi quelques amitiés tout aussi inexplicables viennent probablement du fait que nous revivons avec des personnes des jeux d’hostilité ou de sympathie bien antérieurs à l’incarnation présente. C’est une considération utile pour prendre le recul nécessaire.

Le bouddhisme ne traite pas les mots (et donc les êtres qu’ils traduisent) comme des produits (ergon) mais comme des forces, des énergies (energeia). Un produit est statique, il ne peut pas changer de polarité. Une énergie au contraire peut changer de polarité. Cette notion des polarités yin/yang est fondamentale pour faire évoluer les énergies de l’une à l’autre en fonction des personnes, des états de conscience, des temps, des lieux et des situations.

La sexualité et l’affectivité, l’économie et la politique, les vies familiale, sociale et culturelle deviennent alors autant de domaines et d’occasions de développer notre savoir-compassion. Des transmutations intéressantes s’ouvrent alors à notre attention (et à notre kaizen, mot japonais contemporain signifiant l’attention constante aux détails pour les améliorer) :

- les droits se transmutent en devoirs, le devoir de les faire respecter pour les autres ;

- l’esclavage des conditionnements sociaux se transmute en minuscules espaces de liberté qui vont s’élargir progressivement ;

- les inégalités naturelles se transmutent en égalité culturelle et juridique vécue ;

- le sérieux et l’inquiétude se transmutent en humour et en rire etc.

Nous acceptons le déséquilibre de la marche. Nous avançons dans la vie munis du balancier subtil qu’est le sutra suivant : "S’appuyer sur les autres c’est perdre l’équilibre"

Le DalaÎ-Lama insiste beaucoup sur la construction d’une spiritualité laïque. Elle est fondée sur les grandes valeurs républicaines et démocratiques : les Droits de l’Homme, la liberté, l’égalité, la fraternité, la vertu selon Montesquieu. La démocratie exige un grand effort de transmutation des émotions. En ce sens elle est ouverture et spiritualité. La démocratie continue est un bel effort de compassion continue. Aussi est-elle difficile à pratiquer au delà de ses aspects formels.

Le bouddhisme connaît la souffrance et le malheur mais pas le mal métaphysique. Une mère perdit son enfant et demanda au Bouddha de le ramener à la vie. Celui-ci lui promit de le faire si elle trouvait dans la ville une famille qui n’avait pas été frappée par ce malheur. Elle chercha longtemps et en vain. Elle revint apaisée près du Bouddha car en dialoguant avec ces familles elle avait donné et reçu beaucoup de compassion.

Le Bouddha était non-violent mais il lui arriva, dans une de ses antériorités, de tuer un brigand sur un bateau. Non pour sauver sa vie mais pour protéger celle des dizaines de voyageurs que le brigand menaçait. Il put le faire car il avait banni les trois poisons de la possessivité, de la colère et de l’indifférence.

Le bouddhisme n’a pas de réponse au mal métaphysique. Mais je crois qu’il apprécie la réponse de Mani (Manès) : "Le mal est un bien qui n’est pas à sa place". Ce qui rejoint la belle formule de Senghor "Le raciste est quelqu’un qui se trompe de colère" ou celle du Livre de Seth : "Il ne faut pas haïr la haine. Ce serait jeter de l’essence sur le feu afin de l’éteindre."

La compassion est liée au sacré. Elle signifie que "ton sacré sera mon sacré". Je dis à autrui. "Quand j’entrerai dans ton temple je me conformerai aux rites qui me sont autorisés et ma prière sera en harmonie avec ta prière." Sous la formule "Ne touche pas à mon pote" on reconnaît le sacré au sens étymologique (sacré : ce qu’on ne peut pas toucher) et la violence interdite. Le contraire de la compassion est la violence, énergie dévoyée, c’est-à-dire sortie de sa voie. Notion ambivalente, le sacré permet la transmutation de la violence en compassion.Mais nous courons le risque d’idolâtrie en sacralisant ce qui ne devrait pas l’être. Le sacré est un catalyseur qui doit disparaître pour rejoindre le Divin et la Vacuité.

L’une des formules courante des Petits Frère des Pauvres c’est "Avant le pain, leur avons-nous donné des roses ?" L’exclusion par la nourriture, le logement ou le travail est finalement plus supportable que l’exclusion par l’affection qui est la pire de toutes et qui les contient toutes. Affection est un autre mot plus fort et plus parlant peut-être que la compassion. Même si l’on pratique une activité de redistribution sociale et non de charité au sens banal du terme, il faut ouvrir les perspectives, au delà du pain, au delà des roses pour aller justement ‘au-delà du par-delà", pour citer le Sutra de la sagesse parfaite. C’est la troisième compassion, celle de l’absolu.

La compassion envers les autres est la seule manière de nous sauver du désespoir. Vous connaissez peut-être ce beau film d’Erick Zonca : "La vie rêvée des anges". Marie et Isa vivent à la marge. Marie squatte pratiquement un appartement car ses propriétaires, la mère et la fille, sont à l’hôpital, victimes d’un accident de la route. Marie y accueille Isa. Isa est vive, audacieuse et Marie, plus réservée, apparemment plus raisonnable. Mais Marie est à la recherche du grand amour et se referme sur elle-même. Isa cherche à savoir ce que sont devenues les deux femmes. La mère est morte ; la fille, Sandrine, est à l’hôpital, dans le coma. Isa visite Sandrine lui offrant une sympathie que Marie ne comprend pas. Isa a découvert le journal intime de Sandrine et le lui lit par fragments. Un miracle se produit. La jeune fille émerge du coma. Miracle du geste de compassion. (Trois minutes de méditation)

Conclusion

Les formes que prend le couple sagesse-compassion ou savoir-générosité varient en fonction de la mission de chacun. Cette idée de mission qui n’est pas très bouddhiste, sauf peut-être sous l’angle du karma, est cependant très utile. Notre mission n’est pas celle du voisin même si nous trouvons la sienne plus valorisante. Si nous nous obstinons à l’imiter, nous nous détournons de notre mission propre. Celle-ci se découvre par une nécessité intérieure, une vocation, la joie que nous éprouvons quand nous vivons en harmonie profonde avec nous-mêmes.

Cette mission peut être révélée plus clairement encore par la recherche des antériorités. En dire plus serait entrer dans une dimension ésotérique. qui nous mènerait trop loin. Serions-nous encore dans la compassion bouddhiste ? Certainement. Le bouddhisme est à la fois une philosophie rationnelle, une religion des énergies et un ésotérisme magique.

Les occidentaux n’en retiennent généralement que la philosophie rationnelle. C’est vrai qu’elle est assez riche en elle-même : les quatre Nobles Vérités, l’Octuple Sentier, les Trois Poisons, le célèbre "Expérimentez par vous-même" enfin la Vacuité. Tout ceci est clair et net.

Le bouddhisme est aussi une religion des énergies : énergies négatives transmutées positivement, démons devenus protecteurs, déités, mandalas, rituels symboliques, médecines et yogas. Ce travail sur les énergies physiques, psychiques et subtiles peut déconcerter. Mais on le rencontre en analyse jungienne, en p.n.l ou en sophrologie.

Reste la dimension de l’ésotérisme magique, fortement discuté à l’intérieur du bouddhisme : les réincarnations, les prédictions, l’astrologie, les tantras. Cette dimension tenue à distance par le zen est fondamentale dans le bouddhisme tibétain. Le Dalaï-Lama en parle peu, par discrétion, pour s’harmoniser avec ses amis occidentaux. La dimension ésotérique existe aussi en Occident, souvent méprisée. Elle me semble pourtant essentielle pour la compassion absolue. Mais ceci est une autre histoire comme dirait Kipling.

Mondialisation et la globalisation des échanges donnent à la compassion des dimensions et des colorations inattendues. En même temps les grands modèles spirituels sont fortement interrogés de l’intérieur. Chacune et chacun est amené(e) à s’interroger sur ses croyances, ses racines profondes et sa mission. Vous trouverez mes propres réponses sous la forme de quatre dépliants consacrés aux Restos du Cœur, à Non-Violence 82, à l’AMI et à Lyk, les quatre activités qui mobilisent actuellement mes énergies.

L’obligation de produire du sens par soi-même conduit d’abord à l’incertitude, à l’angoisse, puis ensuite à la recherche des socles fondamentaux. Eviter les attitudes dures et tranchées, chercher la souplesse et l’harmonie conformément à ce que dit Lao-Tseu :

"Ce qui est doux et flexible est vivant.
Ce qui est dur et fort est mort."

D’où l’interrogation sur la compassion envers soi-même, le détachement de soi et la compassion envers les autres. Ce faisant je clos intentionnellement mon propos comme je l’ai commencé et je vous laisse la parole après une dernière méditation de trois minutes (Trois minutes de méditation).

Roger Favry Conférence du 17 octobre 1998 à Sète

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