Le dialogue des religions occupe
une place centrale pour les chrétiens : Jésus se
situe 5 siècles après Bouddha et 5 siècles
avant Mahommet.
On peut aussi remarquer des parallèles
entre Bouddha et Jésus. Citons sommairement. La conception
de Bouddha dans le ventre de sa mère par le mystérieux
"petit éléphant blanc", comme la conception
de Marie par le Saint Esprit selon la promesse de lange
Gabriel. la naissance de Bouddha a lieu dans la forêt ;
sa mère accouche par le côté, ses mains accrochées
aux branches des arbres. On connaît les récits de
la nativité dans les évangiles de Mathhieu et Luc.
Au sermon de Bénarès correspond le sermon sur la
montage. Les actes merveilleux de Bouddha sapparentent aux
miracles de Jésus. Et enfin lun et lautre ont
été déifiés par la suite, témoignage
de ladmiration des disciples postérieurs, alors que
ni lun ni lautre ne revendiquent cet aspect de leur
enseignement.
M. Roger Favry est professeur à
Montauban où il a enseigné les Lettres. Conférencier,
il pratique lui-même le bouddhisme.
Homme de la mouvance bouddhiste
il na pas dillères : sa pratique associe
le Zen, les bouddhismes tibétain et taoïste.
Christian Mazel
1. la compassion envers soi-même
2. le détachement de soi-même
3. la compassion envers autrui
conclusion
Mon propos en lui-même durera une trentaine de minutes. Il
sera interrompu par de brefs moments de méditation (de une
à trois minutes). Ensuite viendront les échanges à
la fois oralement et par écrit (1/4 de feuille). Mon exposé
est fait de remarques qui se suivent selon une logique plus intuitive
que formelle. Ceci nous permettra dapprofondir à votre
convenance les thèmes qui vous intéressent. Collectivement
nous allons créer une Terre Pure, cest-à-dire
un espace de compréhension mutuelle. Ainsi nous mettrons-nous
en harmonie les uns avec les autres. La compassion est harmonisation
entre tous les êtres, dici et dailleurs, du présent,
du passé et du futur. Une première minute de méditation.
(Une minute de méditation)
Avant daller plus loin je veux vous dire mon inquiétude
devant mon incompétence. Jhésite à me présenter
comme bouddhiste. Une pratiquante disait : "Mes parents me détestent
quand je suis bouddhiste mais ils maiment quand je suis Bouddha".
Je nose me réclamer daucun courant, bien que je
fasse assez régulièrement zazen (la méditation
assise du zen) et que je pratique des techniques très simples
venues du bouddhisme tibétain. Jappartiens à cette
mouvance du bouddhisme occidental, colorée de tao et de new
âge.
Apparemment le syncrétisme nest pas viable. On ne greffe
pas une tête de yak sur un corps de mouton dit le Dalaï-Lama.
Claudel écrivait déjà : "Le chrétien
ne vit pas comme le sage antique à létat déquilibre
mais à létat de conflit." Pourtant chacun
est amené à tracer sa voie vers soi-même. Cest
pourquoi le syncrétisme ne me gêne pas. Jai demandé
au bouddhisme des réponses que je nai pas su lire dans
mes croyances dorigine et jai demandé à
dautres croyances des réponses que je nai pas su
lire dans le bouddhisme.
Le mot "compassion" en occident a une double origine.
Une origine latine dabord. Il vient du verbe compatir, "souffrir
avec" qui sest croisé avec le grec sympathiser pour
donner compatizer puis compatir. Avec un doublet compatir qui signifie
: "se concilier, être compatible". Du côté
latin on va trouver pâtir, patient, passif, passion. Du côté
grec on va trouver pathos, toute émotion de lâme
"désir, colère, peur, assurance, envie, joie, amitié,
haine, regret, émulation, pitié" selon la définition
dAristote. Il est lié à une racine pen- : "pauvre,
qui travaille péniblement pour vivre" (penomaï) et
qui donc inspire la pitié. On ne voudrait pas être à
la place de cette personne. On la plaint, à condition quelle
ne nous inspire pas dantipathie sinon la compassion se tarit
: "Je ne la plains pas, elle la bien cherché".
Si on la trouve sympathique on va éprouver de la commisération,
de lattendrissement. Ou bien, quand les circonstances lexigent,
on va construire médicalement le "protocole compassionnel"
dont parle Hervé Guibert.
"Le regard de compassion des autres me fait mal" disait,
depuis son fauteuil roulant, une femme handicapée. Que faire
? Pour ceux qui la rencontrent : détourner les yeux ? Pour
elle-même : accepter ce regard ? Comment sharmoniser ?
(Une minute de méditation).
Le bouddhisme offre plusieurs définitions convergentes de
la compassion. La plus simple est celle de Tenzin Gyatso, le XIV°
Dalaï-Lama : "La compassion cest se sentir concerné
par le sort des autres. (...) Les Chinois ont une attitude un peu
négative mais ils sont nos frères et surs. La
vraie compassion ne dépend pas de lattitude dautrui."
Les bouddhistes distinguent la compassion (karuna) et la bienveillance
(metta). La première est le désir déviter
aux autres la douleur et le mal. La seconde veut leur apporter le
bonheur et le bien. Les Tibétains utilisent le mot nyingjé,
littéralement "le seigneur du cur", celui qui
doit régner sur nos pensées et qui est profondément
lié à lamour. Lhistoire religieuse tibétaine
est pleine de personnes qui, inspirées par cet idéal,
ont fait don de leur vie pour sauver celle dautrui.
La compassion est liée à la sagesse (prajna). Nées
simultanément, elles constituent le couple non-duel issu de
la réalité ultime. La compassion nest ni la pitié
ni la sensiblerie. Cest une conscience ouverte aux situations,
conscience développée par lentraînement
à lattention. La compassion dégage alors automatiquement
la sagesse, la connaissance supérieure, qui indique la solution
la plus efficace. Elle permet dêtre ouvert aux autres,
à ce quils disent, à ce quils font, à
ce quils sont. Une personne sage et compatissante agit adroitement,
quelquefois dune manière surprenante et même brutale,
sil le faut.
Le mot sagesse peut prêter à confusion. Il peut signifier
tantôt "savoir" tantôt "intuition".
Cest pourquoi le couple sagesse-compassion est quelquefois appelé
savoir-générosité, ce qui est peut-être
plus précis. Cest un vrai couple. Dans le tantrisme la
Sagesse-intuition (féminin) et la Méthode (masculin)
sont présentés enlacés. Ce couple cest
aussi la double polarité yin-yang professée par le Tao
mais dont lorigine est peut-être tibétaine. Toutes
les civilisations connaissent le couple sous des formes diverses.
Par exemple rigueur et clémence dans le judaïsme. Ou encore
le recours-barrière de la pédagogie Freinet. "Il
faut être bon mais il ne faut pas être bête"
en est un résumé courant. Tout ceci pour montrer que
le bouddhisme na rien dexotique. Cest la banalité
même.
La compassion naît dans le mental et passe dans les mots et
surtout les gestes. Cest pourquoi il faut contrôler ses
pensées pour quelles ne soient pas démenties par
les paroles et les actes. Il faut se souvenir que les mots ne représentent
que 7 % du message. 35 % du messsage passe par lintonation et
58 % par la gestuelle et les micro-mimiques qui elles sont en relation
directe avec le mental. Une fausse compassion, même habile,
crée de la gêne, alors quune vraie compassion,
même maladroite va "de mon cur à ton cur"
pour reprendre une expression zen..
Le bouddhisme distingue trois niveaux dans la compassion : le niveau
matériel, par exemple, le don de nourriture ; le niveau affectif,
le don de la sympathie et enfin le niveau spirituel ou absolu parce
quil relève de la réalité absolue (nirvâna,
Vacuité) alors que les deux premiers niveaux relèvent
de la réalité relative (samsara, le monde tel que nous
le percevons ordinairament et le vivons).
Par commodité je vais distinguer trois moments dans la compassion
1. la compassion envers soi-même 2. le détachement de
soi-même 3. La compassion envers les autres. Mais cest
une seule réalité. La compassion envers les autres est
très vite insupportable sans le détachement de soi et
la compassion envers soi. Les trois moments sont donc profondément
liés, tout comme le sont les quatre Nobles Vérités
: la souffrance existe, elle a un début, elle a une fin, il
existe une voie pour la faire disparaître. Connaître intimement
une de ces quatre Nobles Vérités, cest connaître
immédiatement les trois autres. Pour les trois moments de la
compassion cest la même chose. (Une minute de méditation)
1. La compassion envers soi-même
Langoisse, la mélancolie, le mal-être cest
dukkha, la souffrance. Cest une sorte de bruit de fond, de rumeur
indéfinie, un "il y a", un Yech dit la pensée
hassidique, Yech qui ne peut se dissoudre que dans le divin. Emmanuel
Lévinas écrit dans le fil de cette tradition, "il
y a sans quon puisse accoler une susbtantif à ce terme.
Il y a forme impersonnelle, comme il pleut ou il fait chaud."
Nous tentons de fuir ou de repousser cette mauvaise impression diffuse
mais nous laggravons en la fuyant.
Nous laggravons aussi par nos sentiments négatifs.
Nous haïssons aussi souvent que nous aimons. Le dédain,
le mépris, la colère, nous connaissons bien ces sentiments,
ces émotions que nous pouvons nourrir à légard
de nous-mêmes ou des autres.
Le traitement est simple : suivre attentivement le trajet psycho-somatique
de la colère, sans la réprimer; en se demandant simplement
: qui se met en colère ? On éprouve alors le sentiment
de lécart entre la colère ressentie et la situation
réelle. Cet écart entraîne le rire : "Cest
vraiment drôle que je me sois mis en colère ! Attention
à la prochaine fois..." La colère se transmute
alors en "sagesse transparente semblable au miroir", ce
qui correspond à une des cinq familles de Bouddha.
Il faut constamment accueillir dukkha pour lexaminer. Nous
risquons évidemment de nous attendrir sur nous-mêmes.
Mais cette complaisance stérile ne dure pas si nous approfondissons
résolument notre examen intérieur. Nous portons notre
attention sur les circuits dénergie qui constituent notre
personnalité et orientent notre comportement. Nous en découvrons
à la fois la persistance, la fragilité, limpermanence
et létendue puisque nous appartenons de toute éternité
au tissu infini de lunivers
Le flux intérieur de notre conscience ne cesse jamais. On
peut agir sur lui, donc sur le mental, de plusieurs manières
complémentaires :
- en le laissant couler sans chercher à le contrarier car
on néteint pas un feu en jetant sur lui du pétrole
(zen soto)
- en provoquant une sorte de court-circuit logique (les koans du
zen rinzaï)
- en occupant le mental par les visualisations de déïtés
que lon construit et détruit (bouddhisme tibétain)
- par la répétition constante de mantras, calés
sur la respiration ou les battements du cur : "Aum mani
padmé Hum" (bouddhisme tibétain). Ce que connaît
bien lhésychasme des "Récits du pélerin
russe" ("Seigneur Jésus-Christ, ayez pitié
de moi")
- par le travail sur la respiration consciente (se concentrer sur
lexpiration) et limmobilité absolue (zen soto,
bouddhisme tibétain). Cest la posture en sept points
de la méditation tibétaine que connaîssent bien
le zen et dautres disciplines :
1. les jambes croisées en lotus
2. la colonne vertébrale droite comme une flèche
3. les épaules écartées comme les ailes dun
vauteur
4. les mains dans le moudra de la méditation, main droite
posée sur la main gauche, paume vers le haut (dans le zen
cest la main gauche qui est posée sur la main droite)
5. le menton formant un angle droit avec la gorge
6. le regard posé dans le vague, en oblique vers le bas
7. la bouche et la langue relâchée.
Alors selon le zen : "Quand le corps est calme, le mental est
calme.
Quand le mental est calme, le monde est calme"
car "le monde est ma représentation" pour reprendre
la formule de Schopenhauer.
Le flux intérieur de notre conscience est le produit de nos
antériorités réactivées en cette incarnation
au fil des évènements de notre existence. Ces antériorités
sont probablement orientées en vue dune mission mais
lidée de mission sort du cadre bouddhiste sauf pour les
bodhisattva qui reviennent conformément à leur vu
de sauver tous les êtres. La connaissance des antériorités
est utile mais non indispensable. Elle peut être nuisible quand
elle renforce légo.
Il faut traiter la vie comme elle est, cest-à-dire
un rêve. Le calme imperturbable et souriant dont faisait preuve
en toute circonstance Kalou Rinpoché venait de sa conviction
que cette vie présente nétait quun rêve
qui ouvrait sur une autre réalité, la réalité
ultime. Le bouddhisme tibétain a beaucoup travaillé
cette question.
Toujours par compassion envers nous-même, nous pouvons nous
poser constamment les deux questions fondamentales : "Qui parle
quand je parle ? Qui agit quand jagis". Nous entamons alors
le chemin vers "lautre rive". Nous passons progressivement
de la vacuité subie à la vacuité assumée.
La vacuité subie est celle du vide de lexistence qui
nous consume dans linaction métaphysique ("Ma vie
est vide de sens"). Au contraire la vacuité assumée
nous fournit son énergie inépuisable et nous incite
à lorienter dans laction.
Des actes ou des sentiments courants comme manger, boire, aimer,
prennent alors un sens dynamique. Nous les vivions dune manière
somatique. Nous pouvions au mieux en saisir les dimensions psychologique
et sociologique. Par transmutation ils vont être vécus
dans leur dimension secrète, ésotérique et cosmique.
Ce nest pas que nous voyons des choses différentes mais
nous voyons différemment les choses.
Un moine zen disait : "Avant que je commence à pratiquer,
les montagnes étaient des montagnes et les rivières
des rivières. Pendant de nombreuses années de pratique,
les montagnes on cessé dêtre des montagnes et les
rivières ont cessé dêtre des rivières.
Maintenant que je comprends bien les choses, les montagnes sont à
nouveau des montagnes et les rivières des rivières."
"Grâce à la pratique, conclut Thich Nhat Hanh, le
maître bouddhiste vietnamien, ce moine a pu appréhender
la nature de linter-être. Il sest libéré
des notions de soi et de non-soi. (...) Il ny a pas de soi à
dissoudre mais il faut transcender la notion de soi."
"Il y a un autre monde, disait Eluard, mais il est dans ce
monde-ci". La transcendance est dans limmanence. Le samsara
(le monde vu par notre univers mental) est le nirvana (lextinction
de cette vision dans son dépassement). Aller vers sa découverte
cest être compatissant envers soi-même. (Trois minutes
de méditation).
2. Le détachement de soi-même
Il satteint par un processus de méditation qui peut
se décrire en quatre étapes :
1. Se séparer des désirs et des mauvaises pensées.
2. Faire cesser le raisonnement et la réflexion. Ce qui
donne joie et bonheur mêlés.
3. Dépasser létape de la joie pour rester
pleinement attentif et conscient.
4. Dépasser létape du bonheur pour atteindre
la pureté parfaite dattention et dindifférence.
Laquelle mène en quatre autres étapes à la
vacuité, là où il ny a plus ni notion
ni absence de notion. Ceci est le cadre général.
Parmi les variétés infinies de méditation,
je retiens la méditation tibétaine ton-glen "prendre
et donner". Elle se pratique sur la respiration consciente. A
linspir on absorbe toute la souffrance du monde, sous forme
dun nuage noir. A la rétention on la transmute en joie.
Et à lexpir on donne au monde toute la joie quon
a su créer, sous la forme dun nuange blanc et lumineux.
Vivre en état de méditation consciente et constante,
y compris dans laction quotidienne, en marchant, en prenant
le bus. Cest être pleinement attentif à ce que
lon fait. On lira là dessus les réflexions de
Thich-Nhat- Hanh. Ainsi susent les traces karmiques qui entravent
léveil et la conclusion de notre mission. Cette ouverture
est évidemment difficile à pratiquer.
On avance par la méditation et la prière. Les croyants
pourront penser que la méditation est une préparation
à la prière. Les bouddhistes pourront penser linverse
et voir dans la prière une préparation à la méditation
car elle approche la vacuité, labsolu, cest-à-dire
Dieu. Dans la réalisation quotidienne les deux approches se
combinent : en fonction des étapes atteintes on prie ou lon
médite alternativement.
Se détacher de soi pour aller vers Dieu ? Le Bouddha ne sest
jamais prononcé sur Dieu. Une anecdote montre quil donnait
raison aux croyants ainsi quaux non-croyants. Et il donnait
aussi raison à ses disciples étonnés de son attitude
contradictoire. Il tenait compte des besoins actuels de chacun. Et
se méfiait dune relation personnelle à la divinité
qui risquait de renforcer légo. Invoquer Bouddha comme
un Dieu aboutirait au même résultat. Doù
linjonction brutale dun maître zen : "Si tu
rencontres le Bouddha, tue-le".
Un bouddhiste aimerait probablement cette histoire soufie. Un vieux
sage soufi meurt et frappe à la porte du paradis en disant
: "Ouvre. Cest moi". Allah lui répond simplement
"Non". Le vieux soufi est décontenancé. Sûr
de son bon droit, il se présente une seconde fois et redit
: "Ouvre. Cest moi." Allah lui répond cette
fois : "Ici il ny a quun moi." Le vieux soufi
se retire, médite, revient et dit alors : "Ouvre. Cest
toi." Alors Dieu lui ouvre les portes du paradis. Cette histoire
est un excellent support de méditation.
Emmanuel Lévinas présente une vision paradoxale de
la divinité. Je la retiens car elle peut susciter la curiosité
boud-dhiste : "Dieu est concret non par lincarnation mais
par la loi et sa grandeur nest pas le souffle de son mystère
sacré. (...) Aimer la Thora plus encore que Dieu cest
cela précisément accéder à un Dieu personnel
contre lequel on peut se révolter, cest-à-dire
pour qui on peut mourir" ("Difficile liberté"
cité par Salomon Malka, "Lire Lévinas" Cerf).
Doù la force du rite et du lieu rituel. Il cadre le mystère
et lui permet démerger subtilement. Cest vrai dun
office juif comme dun office zen, dune puja hindoue ou
tibétaine ou de tout autre office religieux. Cest vrai
de Lourdes, du Mur des Lamentations, comme de la Mecque ou des lieux
sacrés hindous.
Il y a alors création dune Terre Pure à travers
une communauté, une Sangha. "Quand deux ou trois se réuniront
en mon nom, je serai au milieu deux." La Présence
surgit alors. Elle est Voie et Vacuité. Car la Vacuité
est la Vie même, à la fois réalisée et
non réalisée. Cette com-préhension de la Présence
reste toujours fragile : il faut toujours la retrouver par lélan
intérieur, il faut toujours aller plus loin dans son approche,
il faut toujours détruire les étiquettes qui sinterposent
entre elle et nous. Ne croyons surtout pas avoir compris. Voici ce
que dit le Bouddha, selon Nagarjuna : "Si la Vacuité est
lextirpation de toutes les vues, jappelle incurable celui
qui fait de la Vacuité elle-même une vue." ("Traité
du milieu")
Ceci posé on découvre que la vision laïque du
judaïsme de Lévinas rejoint la spiritualité laïque
souhaitée par le Dalaï-Lama. Lévinas définit
"une foi qui est aussi une fidélité sans foi".
Arnold Mandel en déroule les conséquences : "Un
Dieu sans divinité. Un messianisme sans messie. Une libre pensée
religieuse." Si lon peut se mouvoir dans cet univers paradoxal
qui rejoint quelque part "la docte ignorance" on a probablement
une chance datteindre le détachement de soi-même
.
Le détachement de soi mène-t-il au nirvâna ?
Sil en était ainsi il serait la cause du nirvâna.
Or celui-ci nest pas le résultat dune cause. Le
nirvana nest pas un état dans lequel on entre. Cest
une extinction du karma qui tissait la personnalité. Comme
celle-ci nexistait pas réellement, la perte nest
pas grande note avec humour un maître tibétain. (Trois
minutes de méditation)
3. La compassion envers autrui
Voici une formule favorite des maîtres spirituels tibétains
: "Nos ennemis sont nos meilleurs gourous" ce qui ne veut
pas dire que nos ennemis aient raison mais quils sont un outil
efficace de travail sur nous-mêmes, au service de tous les êtres.
Pour ménager les étapes, on recherche dabord léquanimité,
légalité dâme à légard
de tous. Face à une diabolisation généralisée
("Il faut diabolisons Un Tel"), il sagit de dé-diaboliser,
de défaire la boule de haine pour en mettre à plat les
éléments, les examiner et les dissoudre dans le flux
de limpermanence. Je ne sais pas si Hitler aurait pu être
mon meilleur gourou mais léquanimité à
son égard moffre un tremplin intéressant.
Je songe à laventure de Georges Ritchié quil
raconte dans "Retour de lau-delà" (1978, R.
Laffont 1986). En 1943 Richié avait 20 ans. Il mourut, rencontra
Jésus en un coma dépassé, revint à la
vie et devint médecin psychiatre. Il exerça la psychiatrie
pendant trente ans dans lEtat de Virginie sans dissimuler laventure
quil avait vécue.
Mais jévoque Georges Ritchié pour une autre
raison. Il avait participé à la libération des
camps de concentration nazis. Il avait alors connu Bill le Sauvage,
surnom donné par les troupes américaines, à un
déporté, juif polonais, dont le nom leur semblait imprononçable.
Ils lavaient trouvé dans un camp de concentration où
il déployait une énergie extraordinaire. Ils pensaient
que cet homme était un déporté de fraîche
date. En fait il était dans le camp depuis six ans. Avocat,
il avait vu en 1938 les nazis massacrer toute sa famille sous ses
yeux. Il disait navoir eu alors le choix quentre la haine
absolue et lamour absolu. Ce qui signifiait soit la mort soit
la vie. Il avait adopté lamour et sa règle : "Aimer
toute personne". Il lavait appliquée sans faiblesse
et constamment. Cest ainsi quil avait survécu.
Savez-vous quil existe actuellement une association pour le
rétablissement de lInquisition? Quelle impression en
retirez-vous ? Examinez en vous le trajet et les effets dune
telle information. (Une minute de méditation).
Considérons linterdépendance de tous les êtres
en tous les temps et en tous les lieux. Il faut aimer tous les êtres,
humains, animaux, végétaux, minéraux, comme notre
mère car par le biais des réincarnations infinies, ils
sont effectivement tous notre mère. Les lamas tibétains
ont développé sur cette idée des techniques de
méditation très élaborées.
Cest la version extrême-orientale et singulièrement
énergique du sonnet célèbre de Sully Prudhomme
"Le laboureur ma dit en songe : Fais ton pain."
`
On sait que dans ce poème les artisans de divers métiers
essentiels refusent de travailler davantage car ils se sentent méprisés.
Le dernier vers dégage une leçon qui nous mène
au cur de la compassion :
"Et depuis ce jour-là, je les ai tous aimés."
On peut aussi partir de lexpression populaire : "Celui-là,
celle-là, ce nest pas un cadeau !" Transmutons cette
vilaine pensée. Si ! justement ! les personnes sont toutes
des cadeaux ! Je connais sur ce thème une très belle
méditation dorigine chrétienne qui développe
une énergie positive incroyable.
Quelques difficultés inexplicables avec les autres mais aussi
quelques amitiés tout aussi inexplicables viennent probablement
du fait que nous revivons avec des personnes des jeux dhostilité
ou de sympathie bien antérieurs à lincarnation
présente. Cest une considération utile pour prendre
le recul nécessaire.
Le bouddhisme ne traite pas les mots (et donc les êtres quils
traduisent) comme des produits (ergon) mais comme des forces, des
énergies (energeia). Un produit est statique, il ne peut pas
changer de polarité. Une énergie au contraire peut changer
de polarité. Cette notion des polarités yin/yang est
fondamentale pour faire évoluer les énergies de lune
à lautre en fonction des personnes, des états
de conscience, des temps, des lieux et des situations.
La sexualité et laffectivité, léconomie
et la politique, les vies familiale, sociale et culturelle deviennent
alors autant de domaines et doccasions de développer
notre savoir-compassion. Des transmutations intéressantes souvrent
alors à notre attention (et à notre kaizen, mot japonais
contemporain signifiant lattention constante aux détails
pour les améliorer) :
- les droits se transmutent en devoirs, le devoir de les faire
respecter pour les autres ;
- lesclavage des conditionnements sociaux se transmute en
minuscules espaces de liberté qui vont sélargir
progressivement ;
- les inégalités naturelles se transmutent en égalité
culturelle et juridique vécue ;
- le sérieux et linquiétude se transmutent
en humour et en rire etc.
Nous acceptons le déséquilibre de la marche. Nous
avançons dans la vie munis du balancier subtil quest
le sutra suivant : "Sappuyer sur les autres cest
perdre léquilibre"
Le DalaÎ-Lama insiste beaucoup sur la construction dune
spiritualité laïque. Elle est fondée sur les grandes
valeurs républicaines et démocratiques : les Droits
de lHomme, la liberté, légalité,
la fraternité, la vertu selon Montesquieu. La démocratie
exige un grand effort de transmutation des émotions. En ce
sens elle est ouverture et spiritualité. La démocratie
continue est un bel effort de compassion continue. Aussi est-elle
difficile à pratiquer au delà de ses aspects formels.
Le bouddhisme connaît la souffrance et le malheur mais pas
le mal métaphysique. Une mère perdit son enfant et demanda
au Bouddha de le ramener à la vie. Celui-ci lui promit de le
faire si elle trouvait dans la ville une famille qui navait
pas été frappée par ce malheur. Elle chercha
longtemps et en vain. Elle revint apaisée près du Bouddha
car en dialoguant avec ces familles elle avait donné et reçu
beaucoup de compassion.
Le Bouddha était non-violent mais il lui arriva, dans une
de ses antériorités, de tuer un brigand sur un bateau.
Non pour sauver sa vie mais pour protéger celle des dizaines
de voyageurs que le brigand menaçait. Il put le faire car il
avait banni les trois poisons de la possessivité, de la colère
et de lindifférence.
Le bouddhisme na pas de réponse au mal métaphysique.
Mais je crois quil apprécie la réponse de Mani
(Manès) : "Le mal est un bien qui nest pas à
sa place". Ce qui rejoint la belle formule de Senghor "Le
raciste est quelquun qui se trompe de colère" ou
celle du Livre de Seth : "Il ne faut pas haïr la haine.
Ce serait jeter de lessence sur le feu afin de léteindre."
La compassion est liée au sacré. Elle signifie que
"ton sacré sera mon sacré". Je dis à
autrui. "Quand jentrerai dans ton temple je me conformerai
aux rites qui me sont autorisés et ma prière sera en
harmonie avec ta prière." Sous la formule "Ne touche
pas à mon pote" on reconnaît le sacré au
sens étymologique (sacré : ce quon ne peut pas
toucher) et la violence interdite. Le contraire de la compassion est
la violence, énergie dévoyée, cest-à-dire
sortie de sa voie. Notion ambivalente, le sacré permet la transmutation
de la violence en compassion.Mais nous courons le risque didolâtrie
en sacralisant ce qui ne devrait pas lêtre. Le sacré
est un catalyseur qui doit disparaître pour rejoindre le Divin
et la Vacuité.
Lune des formules courante des Petits Frère des Pauvres
cest "Avant le pain, leur avons-nous donné des roses
?" Lexclusion par la nourriture, le logement ou le travail
est finalement plus supportable que lexclusion par laffection
qui est la pire de toutes et qui les contient toutes. Affection est
un autre mot plus fort et plus parlant peut-être que la compassion.
Même si lon pratique une activité de redistribution
sociale et non de charité au sens banal du terme, il faut ouvrir
les perspectives, au delà du pain, au delà des roses
pour aller justement au-delà du par-delà",
pour citer le Sutra de la sagesse parfaite. Cest la troisième
compassion, celle de labsolu.
La compassion envers les autres est la seule manière de nous
sauver du désespoir. Vous connaissez peut-être ce beau
film dErick Zonca : "La vie rêvée des anges".
Marie et Isa vivent à la marge. Marie squatte pratiquement
un appartement car ses propriétaires, la mère et la
fille, sont à lhôpital, victimes dun accident
de la route. Marie y accueille Isa. Isa est vive, audacieuse et Marie,
plus réservée, apparemment plus raisonnable. Mais Marie
est à la recherche du grand amour et se referme sur elle-même.
Isa cherche à savoir ce que sont devenues les deux femmes.
La mère est morte ; la fille, Sandrine, est à lhôpital,
dans le coma. Isa visite Sandrine lui offrant une sympathie que Marie
ne comprend pas. Isa a découvert le journal intime de Sandrine
et le lui lit par fragments. Un miracle se produit. La jeune fille
émerge du coma. Miracle du geste de compassion. (Trois minutes
de méditation)
Conclusion
Les formes que prend le couple sagesse-compassion ou savoir-générosité
varient en fonction de la mission de chacun. Cette idée de
mission qui nest pas très bouddhiste, sauf peut-être
sous langle du karma, est cependant très utile. Notre
mission nest pas celle du voisin même si nous trouvons
la sienne plus valorisante. Si nous nous obstinons à limiter,
nous nous détournons de notre mission propre. Celle-ci se découvre
par une nécessité intérieure, une vocation, la
joie que nous éprouvons quand nous vivons en harmonie profonde
avec nous-mêmes.
Cette mission peut être révélée plus
clairement encore par la recherche des antériorités.
En dire plus serait entrer dans une dimension ésotérique.
qui nous mènerait trop loin. Serions-nous encore dans la compassion
bouddhiste ? Certainement. Le bouddhisme est à la fois une
philosophie rationnelle, une religion des énergies et un ésotérisme
magique.
Les occidentaux nen retiennent généralement
que la philosophie rationnelle. Cest vrai quelle est assez
riche en elle-même : les quatre Nobles Vérités,
lOctuple Sentier, les Trois Poisons, le célèbre
"Expérimentez par vous-même" enfin la Vacuité.
Tout ceci est clair et net.
Le bouddhisme est aussi une religion des énergies : énergies
négatives transmutées positivement, démons devenus
protecteurs, déités, mandalas, rituels symboliques,
médecines et yogas. Ce travail sur les énergies physiques,
psychiques et subtiles peut déconcerter. Mais on le rencontre
en analyse jungienne, en p.n.l ou en sophrologie.
Reste la dimension de lésotérisme magique, fortement
discuté à lintérieur du bouddhisme : les
réincarnations, les prédictions, lastrologie,
les tantras. Cette dimension tenue à distance par le zen est
fondamentale dans le bouddhisme tibétain. Le Dalaï-Lama
en parle peu, par discrétion, pour sharmoniser avec ses
amis occidentaux. La dimension ésotérique existe aussi
en Occident, souvent méprisée. Elle me semble pourtant
essentielle pour la compassion absolue. Mais ceci est une autre histoire
comme dirait Kipling.
Mondialisation et la globalisation des échanges donnent à
la compassion des dimensions et des colorations inattendues. En même
temps les grands modèles spirituels sont fortement interrogés
de lintérieur. Chacune et chacun est amené(e)
à sinterroger sur ses croyances, ses racines profondes
et sa mission. Vous trouverez mes propres réponses sous la
forme de quatre dépliants consacrés aux Restos du Cur,
à Non-Violence 82, à lAMI et à Lyk, les
quatre activités qui mobilisent actuellement mes énergies.
Lobligation de produire du sens par soi-même conduit
dabord à lincertitude, à langoisse,
puis ensuite à la recherche des socles fondamentaux. Eviter
les attitudes dures et tranchées, chercher la souplesse et
lharmonie conformément à ce que dit Lao-Tseu :
"Ce qui est doux et flexible est vivant.
Ce qui est dur et fort est mort."
Doù linterrogation sur la compassion envers soi-même,
le détachement de soi et la compassion envers les autres. Ce
faisant je clos intentionnellement mon propos comme je lai commencé
et je vous laisse la parole après une dernière méditation
de trois minutes (Trois minutes de méditation).
Roger
Favry Conférence du 17 octobre 1998 à Sète