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Apocalyptique et foi chrétienne

Philippe Aubert

Afin d'introduire ces différents thèmes de la pensée religieuse occidentale que sont l'apocalyptique, l'eschatologie et le règne de Dieu, je voudrais en liminaire, souligner la difficulté d'une telle problématique.Tout d'abord, et ce à la suite de bien d'autres théologiens, je crois que l'apocalyptique fait partie intégrante du message chrétien. Essayer de penser le christianisme en évacuant l'apocalyptique et toutes ses variations, ce serait, de mon point de vue, réduire celui-ci à certains mouvements philosophiques, à certaines idéologies, ou, et c'est là peut-être le plus surprenant, refaire du christianisme une mythologie. Avec l'apocalyptique, les difficultés abondent. Je me contenterai d'en retenir quelques-unes qui n'ont pour objet que de montrer le malaise engendré par ces concepts.

Premièrement, force est de reconnaître que le message apocalyptique s'exprime dans le cadre d'un genre littéraire particulier. L'exégèse des textes, le déchiffrement des codes sont toujours extrêmement compliqués. Une fois les codes décryptés par les exégètes, reste encore l'épineux problème de l'interprétation globale et de sa signification dans l'ensemble de la tradition. Il n'est pas simple de répondre à la question de la signification de l'apocalyptique juive, mais on doit aussi se demander si l'Apocalypse de Jean est bien une apocalypse. Autre point qui mérite d'être souligné, c'est le fait que cette littérature, qu'elle soit juive ou chrétienne, est née dans des situations de crises.Crises qui imposaient aux communautés dont elle est issue, une relecture et une reformulation de la foi traditionnelle.Si cette reformulation ne prend pas automatiquement le contre-pied de ce qui était cru avant, il semble qu'elle en est souvent la radicalisation extrême.Pour le dire de manière plus explicite, l'Apocalypse de Jean est une théologie qui radicalise les conséquences des récits de la Passion et de la théologie de la croix formulée par l'apôtre Paul. Les situations de crises qui sont la matrice de l'apocalyptique, ne sont pas étrangères à la marginalisation de cette littérature. C'est le cas pour le canon de la bible hébraïque qui a conservé peu de traces de la production apocalyptique juive. En ce qui concerne l'Apocalypse de Jean, ce texte a toujours eu un statut particulier dans la tradition chrétienne.Je remarquerai simplement que ni Luther, ni Calvin n'ont commenté ce livre, ils voyaient en lui un amas dangereux de croyances juives et de superstitions.Dès le départ, tous les thèmes liés à l'apocalyptique posent des problèmes au judaïsme et au christianisme.

Mon propos sera maintenant d'essayer de montrer les variations de cette thématique, ainsi que quelques tentatives de compréhension ou d'évacuation, telles que nous les retrouvons dans la tradition chrétienne occidentale.

L'homme et son imaginaire religieux

Puisqu'il faut bien choisir un angle d'attaque, même si celui-ci déterminera largement notre interprétation, je propose de considérer que l'imaginaire religieux issu de la tradition judéo-chrétienne, s'élabore entre deux pôles : la création et l'apocalypse.Ces deux pôles sont entièrement déterminés par Dieu.Il est l'Alpha et l'Oméga, le maître de la Nature et de l'Histoire. Entre ces deux pôles se joue toute la compréhension de l'Histoire universelle, mais aussi de ma propre histoire, ce que la théologie appelle l'Histoire du Salut. Si nous retenons pour l'instant cette définition relativement simple et traditionnelle de l'imaginaire religieux avant d'y injecter d'autres notions, une première constatation s'impose.

Assez rapidement, et sous l'influence de phénomènes dont l'analyse dépasserait largement le cadre de cet article, les notions de création et d'apocalypse ont été détournées de leur signification première. La doctrine de la création s'est très vite transformée en quête des origines. Sur ce point, je pense que le christianisme a été plus sensible à cette dérive que le judaïsme. Les raisons sont à chercher dans les rapports qu'il a entretenus dès ses débuts avec la culture païenne.Cette confusion entre la notion biblique de création et la quête des origines, aboutira en occident, à la confrontation entre la science et la foi. Hormis les fondamentalistes de droite et de gauche, on s'accorde aujourd'hui pour penser que le but de la doctrine de la création est de déterminer l'homme par rapport à Dieu, et non de le déduire uniquement de la Nature ou de l'Histoire, sans nier pour autant qu'il reste en partie tributaire de ces deux réalités incontournables. Pour la doctrine de la création, l'homme commence dans son rapport à Dieu, ce qui explique que pour la bible, Adam est sans précédent. Il n'y a pas de généalogie d'Adam, il est l'homme une fois pour toutes bien avant d'être le premier homme.

Avec la doctrine de la création, nous sommes aux antipodes de la recherche des origines telle que la poursuit légitimement la science. Il était normal qu'en confondant la création et les origines, on en soit venu à confondre aussi le message apocalyptique et la fin de l'Histoire. Cette falsification des deux notions bibliques n'a pas manqué d'influer très concrètement sur les théories du salut. Le salut s'est transformé en sauvetage, ce que G. Vahanian appelle le sotérisme. C'est un salut qui n'a de réalité que dans l'au-delà de ma propre histoire, après ma mort, et au-delà de l'Histoire, après le jugement de Dieu. L'apocalypse devient ainsi pour la tradition chrétienne, synonyme de catastrophe finale.Certes, il existe plusieurs manières de gérer cette attente, ce temps entre le début et la fin, mais il est intéressant de constater que tout au long de ces deux mille ans de christianisme qui viennent de s'écouler, il n'a pas manqué d'hommes et de femmes pour s'insurger contre cette fuite du salut hors du monde. Ces tentatives extrêmement diverses, ont permis au christianisme de ne pas sombrer dans une simple religion du salut en développant une éthique dont le but était de changer le monde, à l'inverse du sotérisme qui change de monde. Ces affirmations de l'incarnation du salut, souvent très fortes, ont permis à ce qui n'était qu'une téléologie, de se tranformer en eschatologie, d'une théorie de la fin, on passe à une réflexion sur la finalité, sur l'ultime.

Plus que la fin de l'Histoire, l'eschatologie en postule la nouveauté, la nécessaire nouveauté. Pour la bible, il n'y a d'Histoire qu'à la condition qu'elle soit nouvelle. La nouveauté ne peut émerger que si des individus acceptent de briser les fatalismes, les répétitions mimétiques qui structurent les sociétés humaines, et qui les condamnent irrémédiablement au cycle de la violence et du sacrifice des innocents. La bible, c'est l'histoire de ces hommes et de ces femmes, qui ont refusé l'engrenage de cette violence, moteur de la civilisation.C'est en cela que la bible est une révélation, et que l'apocalyptique en est la forme la plus radicale. Là où le mythe fonde la culture sur la violence, Oedipe, Rémus et Romulus, et sur le fait que pour la foule, la victime est coupable et que sa mort aura une fonction purificatrice, la bible révèle cette imposture et démontre que les victimes sont innocentes. Basée sur la violence, une culture ne peut que finir dans la violence. On pourrait poursuivre cette piste et montrer combien les thèses de René Girard sont importantes pour la compréhension du message apocalyptique, mais notons simplement que Girard ne prétend jamais donner une interprétation théologique des textes qu'il interprète selon son "système", il se place sur le plan de l'anthropologie et le théologien se doit d'en tenir compte.

Il est clair que l'eschatologie ne se confond pas avec la téleologie, elle est au principe de la nouveauté, contre tout ce qui veut être une solution finale.Le christianisme est donc toujours traversé par une tension entre cette fuite en avant vers la fin, et cette affirmation de la nouveauté dans le monde, la révélation eschatologique.Cependant, on ne peut que constater que l'équilibre a rarement été maintenu, et que l'eschatologie a le plus souvent été détournée au profit de la téléologie.L'apocalyptique est devenue au cours des siècles le cadre symbolique exprimant le mieux cet abandon du monde au profit d'un jugement qui y mettrait un terme. Il était donc naturel que les théories du salut se mettent en harmonie avec cette conception. C'est un salut que l'on peut comparer au principe des vases communicants. Les représentations de la piété médiévale en sont les meilleures illustrations.Au moment du jugement dernier, les péchés accomplis sur cette terre sont rétribués par l'enfer. Les vertus, elles, permettent à ceux qui les ont pratiquées de leur vivant de faire partie des élus. Ces tableaux nous offrent une vision assez rassurante, le jugement semble équitable, et la catastrophe finale n'empêche pas Dieu de procéder à un tri, mais élus ou réprouvés, c'est dans un autre monde que ça se passe. Pourtant, même si ces représentations tiennent plus du sotérisme que du novum (= neuf), elles signifient tout de même pour celui qui les regarde, que le devenir de l'humanité résulte d'un choix, et c'est là un des points les plus importants de l'apocalyptique biblique. L'apocalyptique n'est pas la forme religieuse d'une philosophie fataliste de l'Histoire, elle implique le choix des individus, mais surtout, elle est le résultat du choix. Cette notion essentielle sera très souvent oubliée dans la tradition de l'Eglise, et l'on verra dans le cadre apocalyptique, la meilleure expression du fatalisme de l'Histoire. Heureusement, cette vision sera contestée, et parfois de manière assez inattendue, peut-être la plus inattendue de toute : l'utopie.

Les utopies comme contestation du fatalisme de l'Histoire

On a très souvent analysé le livre de Thomas More "L'Utopie", sous l'angle politique, mais on a beaucoup moins insisté sur sa dimension théologique. Il est vrai que la relative absence du religieux dans cet ouvrage ne manque pas de surprendre le lecteur.Thomas More invente un mot à partir du grec afin de décrire ce qui n'a pas de lieu, l'île de nulle part.Il s'agit d'une critique radicale de l'Angleterre d'Henri VIII.Le livre est écrit pour moitié à Rotterdam, dans la maison et en présence d'Erasme.Le prince des humanistes tiendra "L'Utopie" pour le plus grand livre du XVIe siècle. Selon More, il faut restructurer totalement la société humaine si on veut lui redonner une harmonie, mais surtout un avenir. La question que l'on se pose alors est de savoir pourquoi un homme pieux, anti-protestant, tellement il est attaché à l'unité de la chrétienté, ne cherche-t-il pas à contruire son utopie en fonction de l'eschatologie chrétienne comprise comme l'émergence du novum dans l'Histoire ? Une seule réponse me semble envisageable, More ne trouve pas dans son attirail dogmatique la réponse à sa question. Comment faire du neuf ? Je crois que cette thèse est corroborée par la naissance de la Réforme au même moment.La Réforme, et ce particulièrement dans sa spécificité luthérienne, est une attaque contre la conception du salut telle qu'elle est dominante dans la chrétienté. Dans sa forme calvinienne, elle est une opposition totale à la relecture mystique d'Aristote sur laquelle est basée la Renaissance.Pour des raisons certainement plus politiques que théologiennes, More veut ignorer cette critique qui pourtant apporterait de l'eau à son moulin, ce faisant, il délaisse totalement l'apocalyptique traditionnelle et fait de son utopie une anti-apocalyptique.

Si l'on suit la chronologie, on trouve dans le phénomène des Lumières une autre contestation de cette compréhension de l'apocalyptique.La foi dans la capacité de raisonnement, et le progrès qui doit en découler, font que l'on ne peut plus considérer que la justice puisse être réservée à l'intervention finale de Dieu dans l'Histoire.Si, en France, la critique des Lumières a été profondément marquée par l'anti-cléricalisme, ce ne fut pas le cas en Angleterre ou en Allemagne. Cette critique de la religion a certainement servi pour une part, de base à l'athéisme moderne, elle a aussi permis, surtout à la théologie protestante, de se renouveler de fond en comble. Cette rénovation donnera naissance à la théologie libérale.Or, les répercussions des présupposés de la théologie libérale sur la compréhension de l'apocalyptique seront considérables. C'est en ce sens que la critique des Lumières a joué un rôle important dans le cadre qui nous intéresse.Il ne faut cependant pas sous-estimer un autre aspect des remous de cette période, et qui s'exprimera de manière si sublime dans le Romantisme. Entre athéisme, panthéisme, orthodoxie et libéralisme, commence à naître une religion du sentiment. une religion où le moi est hypertrophié et s'oppose aux structures dogmatiques censées exprimer le contenu de la foi. Le salut ici ne dépend plus tellement d'une compréhension de l'Histoire apocalyptique ou pas, c'est une sorte d'alchimie intimiste que chacun confesse à sa manière, mais le plus souvent hors des routes doctrinales planifiées par les Eglises. Dans la culture française, Rousseau est un des représentants de cette forme de religiosité que l'on trouve sans son roman, "La Nouvelle Héloïse".

"Le Dieu que je sers est un Dieu clément, un père. Ce qui me touche est sa bonté ; elle efface à mes yeux tous les autres attributs, elle est le seul que je conçois.Sa puissance m'étonne, son immensité me confond. Le Dieu vengeur est le Dieu des méchants. Je ne puis ni le craindre pour moi, ni l'implorer contre un autre. Ô Dieu de paix, Dieu de bonté, c'est toi que j'adore, c'est de toi que je sens que je suis l'ouvrage et j'espère te retrouver au dernier jugement tel que tu parles à mon coeur durant ma vie".

On pourrait considérer cette confession de foi comme le manifeste du piétisme dans ce qu'il a de plus grand. Mais aux côtés de la liaison sentimentale entre Dieu et l'homme, on trouve aussi les aspects dramatiques du romantisme comme dans cette lettre d'Emily Brontë : "Je ne m'afflige pas que les cieux anéantissent ma vie. Et jamais je n'ai langui après les voies divines. Dans la dure tâche de vivre, je n'ai pas demandé que le ciel m'encourage ou que le ciel m'assiste. J'ai vu mon destin sans masque, je l'ai affronté sans une larme.Je sais que la terre est sans bénédiction pour qui n'est pas béni du ciel".

Ces deux citations illustrent parfaitement la modernité.Nous ne sommes plus dans le cadre classique qu'imposait une certaine conception de l'apocalyptique.Ces changements dans l'imaginaire religieux de l'être humain imposeront une reprise des questions liées au salut, à l'apocalyptique, et à l'eschatologie.

Albert Schweitzer et l'eschatologie conséquente.

Un des premiers modernes à véritablement ouvrir le feu n'est autre qu'Albert Schweitzer.Plusieurs sources influencent sa pensée.En premier lieu, les résultats de ses travaux sur le Jésus de l'Histoire.Puis, la constatation lucide et courageuse que la conception classique de l'apocalyptique, à savoir que la fin du monde est entre les mains de Dieu, s'est aujourd'hui sécularisée, et que la seule chose dont nous soyons certains, c'est que l'homme moderne a désormais les moyens de mettre fin lui-même à l'Histoire. L'arme atomique en est l'instrument.Ce qui de tout temps, avait été entre les mains de Dieu est aujourd'hui entre les mains de l'homme. Penser que la théologie classique puisse ne pas être affectée par un tel phénomène, serait une attitude totalement irresponsable pour la foi chrétienne.

En mettant un terme à ses recherches sur le Jésus de l'Histoire, Schweitzer arrivait à deux conclusions.La première, c'est qu'il faut admettre qu'il nous est devenu impossible de retrouver la figure historique de Jésus. Tout au plus pouvons-nous dégager l'essence de son message, l'annonce de la venue imminente du Royaume de Dieu. Cette attente eschatologique dans laquelle vivait Jésus, rend le personnage difficilement compréhensible pour les modernes que nous sommes. Au passage, Schweitzer remarque que c'est une des erreurs de la théologie libérale que d'avoir tenté de rendre Jésus et son message conforme à nos modes de pensée. La modernisation que Schweitzer conteste s'est faite le plus souvent en occultant l'aspect eschatologique du message de Jésus. Or, ce message est principalement eschatologique au sens qu'il est entièrement orienté vers cet événement.Dans cette ligne, et toujours selon Schweitzer, en acceptant sa mort sur la croix, Jésus aurait pensé précipiter la venue du Royaume. Sur ce point, force est de reconnaître que Jésus s'est trompé. Le Royaume en tant qu'événement cosmique conforme au schéma classique de l'apocalyptique n'est pas venu sur terre.Si pour Schweitzer, Jésus s'est trompé, il ne faudrait pas à notre tour que nous nous trompions de Jésus. Archaïque ou erronée, la foi de Jésus est centrée sur cette espérance, c'est une foi eschatologique, et celui qui se dit chrétien ne peut que vivre lui aussi cette espérance orientée vers la venue du Royaume.Dès ses débuts, le christianisme hérite d'une eschatologie non réalisée. C'est le problème majeur auquel vont s'attaquer l'apôtre Paul, et selon Bultmann, l'auteur de l'évangile de Jean. Pour Schweitzer, Paul transforme l'attente non comblée en une vie renouvelée par la présence de Jésus ressuscité. C'est la célèbre Mystique de l'Apôtre Paul, titre d'un des plus beaux livres de Schweitzer. La mort et la résurrection de Jésus sont l'événement eschatologique qui surgit dans l'Histoire.Si cette interprétation paulinienne transforme profondément la problématique en intégrant l'eschatologie à l'Histoire, alors que pour Jésus elle était en dehors, il est vrai que Paul reste tributaire des éléments classiques de l'apocalyptique. Même historique, l'eschatologie reste suspendue à la fin des temps. Cette tension bien repérable chez Paul fera la fortune des théologiens qui à la suite les uns des autres penseront régler la question par la fameuse formule du "déjà mais pas encore".

Tout en se plaçant dans cette ligne, Schweitzer se sentira obligé à son tour de réinterpréter l'eschatologie, autant dire tout de suite qu'il n'y parviendra pas de manière satisfaisante. Largement marqué par la philosophie religieuse de Kant, la religion dans les limites de la stricte raison, il voudrait abandonner les aspects irrationnels de l'eschatologie, ceux justement qu'il trouve dans l'apocalyptique.Sans peut-être s'en rendre compte, Schweitzer cherche à formuler une eschatologie radicale. Il ne parviendra qu'à une eschatologie conséquente.Pourtant, comme l'a écrit G.Vahanian, si l'eschatologie de Schweitzer n'est pas radicale, cela ne veut pas dire qu'elle soit radicalement fausse. Ce qu'il faut retenir de la tentative schweitzérienne, c'est que l'événement eschatologique pour le christianisme ne peut pas être considéré comme un événement qu'il nous faudrait rejoindre, un peu à la manière d'un enfant empilant des livres pour atteindre celui qui se trouve au-dessus. Ni le perfectionnement moral de l'homme, encore moins la répétition des rituels religieux quels qu'ils soient, ne peuvent servir d'échelle pour sortir de l'Histoire et arriver au Royaume de Dieu.Schweitzer ne transforme pas la foi en quête du salut, il la comprend comme une attestation du salut, à savoir comme une vie qui est la conséquence de l'espérance et de l'éthique du Royaume de Dieu.L'homme ne va pas vers l'événement eschatologique, c'est l'eschatologie qui vient à lui, et il doit en tirer toutes les conséquenses, d'où l'expression de l'eschatologie conséquente. Nous devons être reconnaissants à Schweitzer d'avoir ainsi inversé le mouvement, d'avoir donné à l'eschatologie un contenu éthique, même si force est de constater que pas plus que Paul, il ne règle de façon satisfaisante la question de la fin des temps. Paul la conserve comme horizon ultime, Schweitzer la range au placard de l'irrationnel propre à l'apocalyptique.Extrêmement dépendant des catégories intellectuelles du XIXe siècle, Schweitzer a pensé qu'il suffisait de rationaliser le Nouveau Testament pour le débarrasser de ses éléments mythologiques, mais cette rationalisation s'est faite en occultant ces éléments.

Bultmann et l'eschatologie radicale.

A son tour, Bultmann a repris le problème de l'eschatologie.Lui aussi le fera sous l'influence de plusieurs facteurs, nous en retiendrons trois. A la suite des nombreux travaux menés par les philosophes allemands pendant le XIXe siècle, Bultmann prend acte que l'Histoire universelle reste incompréhensible pour l'être humain. On peut en comprendre certains mécanismes lorsqu'on les étudie sous l'angle de l'histoire sociale, économique, politique, etc..., mais ces approches restent toujours unilatérales ; c'est dans la globalité de ses phénomènes que l'Histoire nous échappe. Il est donc difficile, voire impossible d'en dégager un sens et encore moins d'en prévoir l'évolution et la finalité. Selon le jugement de Collingwood, l'Histoire ne connaît aucune eschatologie, elle s'arrête au présent. Cependant, Bultmann se refuse à sombrer dans le nihilisme ou le relativisme historique. Si le sens de l'Histoire ne se dégage pas de sa globalité, il reste que le centre et les acteurs en sont toujours les hommes.Certes, l'homme est déterminé par les événements passés, mais il n'empêche que ces événements ne font que lui poser de nouveaux problèmes dans son présent. Le sens est alors donné, ou du moins la possibilité existe que le sens soit donné par les décisions que l'homme doit prendre.La compréhension impossible de l'Histoire devient possible par la compréhension de mon histoire.Plus qu'elle ne se subit, l'Histoire se choisit.

Le deuxième facteur de l'eschatologie radicale n'est autre que la démythologisation du message chrétien. On a beaucoup critiqué Bultmann sur cette question, nombreux sont ceux qui ont vu en lui un fossoyeur de la foi, un de ces déconstructeurs modernes quui ne laisse derrière lui qu'un monde en ruines. Sans entrer ici dans une critique de la démythologisation, je voudrais simplement souligner qu'il serait injuste d'accuser Bultmann de s'être laissé piéger par les leurres d'une culture technicienne.S'il a compris avant bien d'autres, que le phénomène technicien nous plaçait maintenant dans un cadre culturel différent de celui dans lequel sont nés les textes du Nouveau testament, son essai de démythologisation est avant tout une entreprise interne au Nouveau Testament. En effet, c'est le message évangélique lui-même qui est le principal acteur de la démythologisation et c'est là le troisième facteur de l'eschatologie radicale. Cette démythologisation, Bultmann la trouve dans la théologie johanique et paulinienne. Selon sa compréhension, la mythologie de l'Histoire qui consiste en un commencement, puis en un affrontement entre les forces du bien et du mal pour se terminer par un jugement final, est rendue totalement caduque par l'événement Jésus Christ. L'événement christique est en quelque sorte la fin de cette mystification de l'Histoire. Face à ce qui est signifié par l'incarnation de Dieu en Jésus, l'homme est appelé à une décision personnelle qui fera de lui une nouvelle créature. Il ne dépend plus des mécanismes de l'Histoire universelle, ou des mimétismes de la logique mythologique, il est appelé à une décision existentielle, il est libre d'un choix. Ce choix, c'est la démystification de la croix qui le rend possible, c'est un don, c'est la grâce pour Bultmann.Le message chrétien est paradoxal en un sens où l'événement eschatologique n'est pas une catastrophe cosmique dramatique, mais un événement historique, la venue de Jésus.

La décision d'orienter sa vie en fonction de cet événement est pour Bultmann une libération, une libération de l'angoisse du salut, toujours entretenue dans l'apocalyptique classique. Elle débouche aussi sur la libération de soi-même qui, selon Bultmann, est la condition de l'amour du prochain.

Conclusion

En parcourant rapidement les problèmes posés à la foi chrétienne par l'apocalyptique classique, plusieurs remarques s'imposent.L'esprit humain reste extrêmement dépendant des mécanismes mythologiques.Après tout, on peut considérer que l'entreprise de démythologisation inaugurée par Israël et universalisée par le christianisme ne couvre qu'une infime partie de l'aventure humaine.De plus, le cadre mythologique préfère les foules aux individus, les mythes ne sont jamais, du moins de manière significative, réactualisés par un individu, mais toujours par un groupe. La foi exprimée par la tradition judéo-chrétienne implique toujours une décision personnelle. Certes, la dimension communautaire y reste fondamentale, mais d'Israël à l'Eglise, tous sont nommés individuellement, c'est une des significations de la circonsision comme du baptême.En me limitant volontairement à ces remarques, je pense que les falsifications du message apocalyptique, ou son occultation, ne sont que des tentatives qui permettent d'éviter de nous poser la question de Dieu personnellement et d'en tirer toutes les conséquences.

Philippe Aubert

Bibliographie

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