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Mystique et langage
Le langage de la mystique - la mystique comme langage

Waltraud Verlaguet

Nota Bene: pour cet article il n'a pas été possible d'inclure les notes de l'auteur

1. A propos de la mystique

La mystique au sens large est un phénomène qui traverse les cultures, les religions et les époques. Elle échappe à toute définition univoque. Mais dans ce qui suit je réserverai le terme à la mystique chrétienne dans un sens plus restreint telle qu’elle éclôt au XIIIe siècle en plongeant ses racines jusqu’aux débuts du christianisme.

A) Les racines de la mystique.

C’est autour du début de notre ère que le bouillonnement culturel et religieux a produit à l’est de la Méditerranée toute une série de variantes religieuses, alliant de manières diverses héritage biblique et culture grecque, avec ses cultes à mystères et sa philosophie, et notamment le dualisme platonicien. Ainsi se sont formés différents courants religieux, des sectes gnostiques, juives ou chrétiennes, plus ou moins proches ou s’éloignant davantage de la ligne de l’orthodoxie future qui allait s’imposer petit à petit et non sans mal.

Chez les Pères de l’Eglise, et jusqu’à Bernard de Clairvaux, le terme mystikoz désigne soit le mystère, soit le sens spirituel de l’Ecriture.

Ce n’est qu’à la fin du Moyen Age, par la rencontre de la réception du Pseudo-Denys et de la scolastique, et plus particulièrement sous la plume de Jean Gerson, que le substantif “mystique” désigne un ensemble alliant pensée spéculative et spiritualité affective, s’appuyant sur les nouvelles valeurs comme l’humanité du Christ et les noces spirituelles.

B. Les éléments de la mystique

La mystique chrétienne est donc un ensemble hybride : elle travaille avec un vocabulaire hérité des cultes à mystères, une vision dualiste du monde et un contenu biblique, trois ensembles qui n’ont, à priori, pas vraiment quelque chose en commun. Au XIIIe siècle cet assemblage s’inscrit dans un nouveau contexte marqué par l’émergence de l’individu. Nous y reviendrons.

Reprenons brièvement ces différents éléments :

• Les cultes à mystères visent à l’origine l’initiation de l’adepte, et non pas l’unio chère aux mystiques.Chez ces derniers la vie est conçue comme un cheminement vers Dieu. Sur ce chemin il est bien question d’apprentissage, d’effort et de progrès, mais pas d’une véritable initiation. Cependant on peut voir dans les exercices proposés sur la voie mystique une forme bâtarde d’une initiation marquée par le dualisme.

• Le dualisme distingue entre un principe bon et un autre mauvais, il conceptualise de différentes manières la lutte entre les deux et vise la montée du disciple vers le Bien - ce qui implique un schéma à la fois ascensionnel et fusionnel, influencé surtout par Plotin et le Pseudo-Denys. Ce dualisme s’exprime chez les mystiques essentiellement par une lutte entre corps et âme, seule la dernière montant vers Dieu à condition de vaincre le corps.

• Le contenu biblique est transposé par la mystique dans l’atemporel.Les personnages ne sont pas vraiment des personnes historiques qui ont vécu et qui sont morts, ils sont des archétypes.

• L’émergence de l’individu permet un nouveau type d’expérience religieuse, à moins que ce ne soit cette nouvelle expérience religieuse, plus personnelle, plus intime, qui permette l’émergence de l’individu ? Toujours est-il que l’apparition d’une plus grande affectivité religieuse d’une part, avec l’insistance sur l’humanité du Christ et un culte marial très chaleureux, et celle du “je” en langue vulgaire sont liés dans le temps. Du coup, les noces spirituelles, fruit de l’interprétation allégorique du Cantique des Cantiques, ne sont plus celles du Christ et de l’Eglise, mais celles de Dieu et de l’âme individuelle.

C. L’émergence de la mystique

Si nous avons vu que la mystique plonge ses racines dans les premiers siècles de notre ère il faut maintenant explorer comment et pourquoi elle advient à l’apogée du Moyen Age.

Tout d’abord constatons que son apparition précède sa conceptualisation. Si la dernière est l’œuvre des théologiens scolastiques, nous devons les premiers écrits de la mystique chrétienne à la plume des femmes du nord de l’empire. Du moins si on réserve le terme “écrit mystique” à la fixation d’expériences personnelles de type mystique à l’exclusion de la théologie spéculative.

Plusieurs facteurs concourent à l’émergence de ce nouveau type d’écriture :

• D’abord un contexte historique particulier, marqué par une grande instabilité politique, des bouleversements importants au niveau économique et social, et un large mouvement de réforme traversant l’Eglise. Il n’est pas le lieu ici de détailler ces facteurs, soulignons simplement que le centre du pouvoir, marqué jusque là par la latinité, se déplace vers des régions nordiques avec des structures anthropologiques différentes et débouche sur la féodalité.

• Ensuite, et lié à ce contexte, nous assistons à une affirmation des langues vulgaires. Les besoins de la mission dans des territoires conquis récemment ont d’abord multiplié les traductions. Ensuite c’est la conscience de soi plus assurée des laïcs qui a valorisé l’écrit en langue vulgaire comme expression d’un nouveau pouvoir. Or un changement de langue affecte toujours aussi le contenu et la façon de penser et de conceptualiser ce contenu.

• La position particulière de la femme noble dans la féodalité du Nord, cultivée et disposant d’une certaine autonomie, lui permet de s’exprimer par écrit. Mais son instruction reste familiale et monacale et la tient à l’écart de la formation cléricale - comme ensuite des universités. La théologie latine n’exercera donc son influence sur l’écriture féminine que de façon limitée et essentiellement médiate et lui permettra une plus grande liberté. Cette alliance entre écriture féminine et langue vulgaire semble tout à fait déterminante pour la mystique.

Nous avons à présent réuni tous les ingrédients de la mystique telle qu’elle explose littéralement au treizième siècle. Voyons maintenant sous quelle forme elle se présente.

2. Le langage de la mystique.

La mystique est très riche en formes d’expression.

• Tant les écrits de la théologie spéculative, comme celle du Pseudo-Denys en grec que la littérature latine du mariage mystique des XII-XIIIe siècles accumulent les superlatifs, les formes composites, des négations et des accumulations d’éléments similaires, ce qui confère à leurs œuvres un caractère “baroque”. Quand les premières femmes retracent leur expérience spirituelle intime en langue vernaculaire, cet héritage fait partie de la culture religieuse ambiante du moment et s’inscrit dans leurs œuvres, la plupart du temps sans qu’il soit possible de prouver une dépendance directe. Mais les femmes qui se mettent à écrire au XIIIe siècle sont tout autant marquées par la tradition orale et parmi les caractéristiques de celle-ci compte un net penchant pour des expressions hyperboliques. Au vu de ce double héritage il n’est alors pas étonnant que leurs œuvres soient empreintes d’un enthousiasme luxuriant qui peut agacer un esprit formé davantage à une certaine concision rationnelle.

• Nous nous situons à une époque de transition où la tradition latine s’essouffle tandis qu’une nouvelle tradition en langue vulgaire prend son envol. L’inscription des concepts hérités de la première dans la seconde nécessite de nombreux néologismes et d’autres adaptations linguistiques. La mystique participe de ce processus dans les deux sens. Elle est d’abord créatrice d’un nouveau langage en coulant son expérience dans un moule encore relativement fruste. En même temps elle bénéficie des nouvelles possibilités des langues vulgaires en train de prendre conscience d’elles-mêmes pour structurer son expérience propre de façon plus flexible que ce ne fut le cas en langue latine. Cette façon particulière de nouer expérience et langage deviendra ensuite normative pour les mystiques des siècles ultérieurs.

• Un autre trait particulier de cette période de transition est une grande liberté et variabilité des formes littéraires, poétiques et rhétoriques. Aussi les œuvres mystiques mélangent souvent sans scrupules tous les genres, du poème jusqu’à l’exposé didactique, en passant par la prière, l’exhortation, l’hymne et j’en passe. La poésie utilise tous les types de rimes, d’assonances et d’allitérations avec de multiples répétitions de mots, de groupes de mots ou de champs sémantiques, avec des correspondances en chaîne ou croisées. Certains auteurs parlent de “poésie registrale” traversant tous les registres. Les allégories et la symbolique des nombres, bien connues de la littérature latine, investissent les œuvres en langue vulgaire dont celles de la mystique.

• Les écrits mystiques choisissent souvent une forme dialoguée : dialogues entre Dieu et âme bien sûr, mais aussi entre l’âme et le diable, ou encore entre l’âme et toutes sortes de personnages qui sont des personnifications allégoriques de forces morales, vertus et vices, de l’âme elle-même. Cette forme de dialogue intérieur correspondant à la nouvelle prise de conscience de soi et à l’investigation du champ intérieur nourrie par la lecture méditative.

• L’utilisation des métaphores mérite une mention particulière. La mystique propose un discours dont l’objet reste par définition insaisissable. Pour dire l’indicible elle utilise des métaphores qui n’en sont pas vraiment à cause de leur inadéquation fondamentale à leur objet. C’est pourquoi elle peut utiliser des images qui se contredisent. Ainsi Dieu est à la fois Ténébre et Lumière. De plus elle combine des éléments sémantiques différents en un “tissage” métaphorique qui mobilise la totalité de l’expérience et devient de ce fait signe du vécu mystique. Et finalement, les métaphores des textes latins se caractérisent par une certaine fixité, de type analogique, et une grande autorité doctrinale. A l’inverse celles en langues vulgaires sont de caractère “explosif” ; elles visent une prise de conscience simultanée d’aspects divers et équivoques et font comprendre par là que la vérité reste insaisissable - ce qui débouchera sur la docte ignorance.

La combinaison de ces différentes caractéristiques donne aux textes mystiques leur sonorité particulière et il faudra maintenant s’interroger sur la signification de cette sonorité.

3. La mystique comme langage

Le langage est la forme dans laquelle s’exprime notre désir de communication. Quelle est la forme particulière que prend ce désir pour devenir mystique ? Les écrits mystiques peuvent traiter de sujets très divers. Si on parle parfois de “révélation privée” il faut aussitôt souligner qu’il s’agit moins de “révélations” d’un contenu nouveau que de mises en perspective nouvelle de contenus déjà disponibles.

En quoi cette perspective est-elle nouvelle ?

A. Une démarche individuelle

Nous avons vu qu’avec la poésie religieuse du Moyen Age débute d’une nouvelle subjectivité. L’auteur se nomme, il se comprend comme individu et non seulement comme chaînon de transmission, et il prend au sérieux sa propre façon de voir les choses pour en témoigner. Il n’est d’ailleurs pas sans signification qu’à la même période les grandes fresques historiques et cosmiques cèdent la place à une littérature centrée sur le héros : les problèmes urgents du moment sont individuels. La mystique peut alors être interprétée comme l’expression du désir de l’individu de témoigner de sa prise de conscience comme partenaire d’une relation spirituelle entre Dieu et l’homme.

Le premier aspect important de la perspective mystique est donc sa valorisation de l’individu. Mais cette perspective individuelle va de pair avec un souci pour le bien de tous. L’engagement des mystiques pour les plus démunis est habituel. Et si l’expérience spirituelle en tant que telle se situe au plus intime de l’individu, sa mise par écrit est l’expression d’une ouverture à l’autre dans une démarche qu’on pourrait qualifier de communautaire.

B. Une ouverture conceptuelle

Le deuxième aspect caractéristique de la mystique est son style. S’il est vrai que son caractère exubérant peut déconcerter, il faut aussitôt modérer cette impression par une comparaison avec d’autres écrits de la même époque. Ce n’est pas l’exubérance qui permet de distinguer les écrits mystiques des autres, mais la façon de l’utiliser. Nous avons déjà vu comment les métaphores peuvent associer des éléments contradictoires. De plus, les mystiques emploient des éléments connus de poésie profane, les dissocient, les disloquent, pour les remboîter en des associations nouvelles et inhabituelles. Cette liberté et cette richesse des associations est un trait que la mystique partage avec la poésie. Plusieurs auteurs ont écrit sur les similitudes entre les deux démarches, aussi n’est-il peut-être pas utile d’y revenir ici.

Soulignons simplement que la notion d’”inspiration” est employée dans les deux cas. Mystique et poésie utilisent des moyens stylistiques particuliers pour réaliser ce que je nommerai une “ouverture conceptuelle” : les notions et concepts présents à un moment donné, celui de “l’inspiration”, sont fracturés, brisés, pour former un ensemble nouveau.

Ce nouvel ensemble n’est pas une “révélation” dans le sens où son récepteur y apprendrait quelque chose d’inconnu, mais une remise en question de son univers conceptuel et une interpellation intime de ses convictions convenues.

C. Une humble assurance de soi.

Mais si remise en question il y a, celle-ci n’est pas révolutionnaire.Ou plutôt, elle n’est révolutionnaire qu’au niveau conceptuel. Si les structures du pouvoir se sentent - forcément - visées par l’interpellation mystique, leur renversement n’est pourtant pas le but de l’opération.On peut même utiliser la soumission aux autorités comme critère pour distinguer la mystique de l’hérésie. Car si la mystique est suffisamment sûre d’elle pour formuler des critiques, elle ne remettra jamais en question l’Eglise et le clergé en tant que tels, contrairement à l’hérésie qui peut être comprise fondamentalement comme une remise en question de tout pouvoir.Il est vrai que la frontière entre les deux est parfois ténue. De plus, ne devient pas hérétique qui veut. Là où la remise en question peut être entendue et intégrée, là où elle reste d’autre part respectueuse du système établi, elle peut s’exprimer sous forme de mystique et enrichir le système lui-même qui s’en servira comme faire-valoir. Question d’humilité réciproque.Qu’elle tombe sur un mur et qu’elle l’attaque de front, elle sera dénoncée comme hérésie et éliminée de l’Eglise.

Conclusion

La mystique peut donc être comprise comme le langage d’une façon particulière de se tenir devant Dieu - tout aussi possible et impossible à la fois que n’importe quelle autre - et comme une façon particulière de témoigner de cette vie.On pourrait dire que la mystique est un langage existentiel : forme d’expression d’une attitude existentielle qui est individuelle sans être individualiste, subversive sans inciter à la rébellion, et pleine d’assurance tout en restant humble.

Waltraud Verlaguet

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