Chaque fois que nous buvons du
vin, que nous mangeons du pain (tant qu'il y a encore parfois quelque
chose qui mérite le nom de pain), nous marquons notre appartenance
à cette vieille culture méditerranéenne, à
la filiation de Cham, qui ne chercha pas à cacher son père
Noé étendu nu, ivre de vin, sous sa tente. A cette culture
qui voudrait imiter celui dont le premier acte public fut de transformer
l'eau en vin, et dont le dernier fut de briser, par le partage du
vin, le prestige du sang pur ou impur. Celui dont le principal apôtre,
comprenant qu'on puisse manger du cochon, affirmait qu'il n'y avait
rien d'impur pour celui pour qui ce n'était pas impur. Le vin,
dira-t-on, mais c'est aussi Dionysos? Certes, et le mélange
intime, dans le même noyau cultuel de nos cultures, de plusieurs
traditions, de plusieurs interprétations, me semble indépassable.
La caractéristique principale de la manière "chrétienne"
d'en traiter est de ne céder ni à la crainte du tabou,
ni à l'idolâtrie d'un quelconque objet du monde, mais
de revenir au monde ordinaire, celui par exemple du pain et du vin,
comme à un monde de part en part donné, par un Dieu
qui s'en distingue.
Sur ce premier exemple, on voit que mon propos est simplement de
reconnaître, mélangés à d'autres, quelques-uns
des pépins laissés par deux mille ans de christianismes
divers au noyau éthico-mythique de notre culture, et dont il
nous faut comprendre les virtualités pour comprendre ce qui
nous arrive. Mon hypothèse est que même l'athéisme
est une ascèse difficile, qui ne se borne pas à l'amnésie,
mais qui passe par une remémoration critique des dogmes qui
nous tiennent là même où nous ne les voyons plus.
Sinon les athées du catholicisme ne comprennent pas les athées
du protestantisme, sans comprendre pourquoi.
La Bible est le "Grand Code" de la littérature
occidentale, et de l'ensemble de l'art, comme Northrop Frye l'a montré:
la place des scènes bibliques est considérable dans
ce qui a éduqué, préparé et déformé
notre regard. La Bible structure largement les formes de vie morales,
et même sociales, économiques, politiques, juridiques
de nos sociétés. Elle y joue là aussi le rôle
d'un "code", au sens linguistique d'un lexique, d'une grammaire,
d'un inconscient collectif, mais aussi au sens normatif d'une réserve
de règles ; elle y joue peut-être plus fondamentalement
le rôle d'une scène qui précède toute distribution
des rôles dans la vie, d'une scène originaire, d'un scénario
gigantesque où les grandes situations de l'existence sont répertoriées
et remises en scène. C'est pourquoi nous devons accepter que
le texte biblique soit aussi une partie du patrimoine culturel de
nos sociétés, et non la propriété exclusive
de "ceux qui y croient". On peut "rebibliser"
la culture contemporaine sans l'"évangéliser".
Pourrait-on rouvrir ces vieilles croyances fondatrices, qui se sont
sédimentées et font comme le sol d'évidence sur
lequel nous marchons? Il faudrait pour cela transformer la suite des
dogmes en programme de questions. Pourquoi et comment les "Écritures"
peuvent-elles mêler des langues, des figures, des régimes
de langage et d'historicité, et donc d'autorité si différents,
et d'abord quatre évangiles, quatre récits des mêmes
événements? Qu'est-ce que cela fait pour le politique,
pour la communauté? Qu'est-ce que le dogme de l'Incarnation?
A-t-on par là renoncé à la Gnose qui voudrait
nous délivrer de ce monde, ou bien cette dernière se
poursuit-elle avec la Technique? Qu'a fait Constantin, avec la Trinité,
et en réaménageant autrement le vieux partage indo-européen
des trois fonctions cléricale, militaire, et économique?
Pourquoi le terrible voile d'ignorance de la prédestination
a-t-il dû nous séparer de la Justice, interdisant à
quiconque fût-il roi ou prêtre de mettre la main sur cette
réserve où chaque sujet appartient à Dieu seul,
et pas même à lui-même? Pourquoi le désenchantement
du monde, et n'y a-t-il pas d'autre alternative au magique et au démoniaque
que cette instrumentalisation généralisée avec
les désastres écologiques et sociétaux que l'on
sait? Comment se fait-il que la prédication de la grâce
ait tourné à l'absurde, à l'angoisse du vide,
à la croissance effrénée des oeuvres humaines
impuissantes à cacher ce vide?
J'irai plus loin. On dit la civilisation occidentale débauchée,
matérialiste, et nihiliste. C'est un manque d'accoutumance
du regard. Car derrière la soi-disant débauche sexuelle,
ce que nous pouvons voir, c'est un programme religieux exploré
par diverses hérésies de l'Antiquité tardive,
et rassemblé dans une passion pour l'énigme du corps,
une véritable mystique de la singularité des corps.
La traque du corps, sous toutes ses figures possibles, jusqu'à
l'image pornographique, n'est-elle pas une recherche extasiée
ou désespérée, conduite par la question: quelle
est la forme de l'image de Dieu, si les humains sont "faits à
son image", et que cela reste une absence? Dans cette mystique
du corps, ne voit-on pas encore les effets d'une théologie
de l'Incarnation? Et derrière le soi-disant matérialisme
des sciences et des techniques, ce que nous pouvons voir, c'est le
geste du doute, la volonté de replacer sans cesse l'interrogation
au centre, l'absence du savoir, la plus totale "désorientation".
C'est ce qu'atteste la forme circulaire ou ellipsoïdale des premiers
temples réformés. En ce sens l'interrogation est la
mystique discrète de l'Occident. Et sans ce geste on ne comprend
ni le déploiement des sciences, ni celui des démocraties
modernes. Derrière enfin la société du simulacre,
la simulation généralisée du jetable, de l'ultra-moderne
ubiquité et du spectacle, on pressent l'effroi de la séparation,
la terrible absence d'une Réalité qui s'éloigne
d'autant plus que l'on projette vers elle un réseau plus dense
et plus puissant de techniques, de télé-communications,
et de représentations. Comme s'il fallait boucher la béance
laissée par "Dieu" dans notre perception.
Olivier
Abel