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La théologie libérale dans le protestantisme de Suisse romande

Dans l'aire francophone, le qualificatif "libéral", pour désigner une tendance théologique et une manière d'être chrétien, n'est apparu que vers 1830-1831. Mais les principes d'une attitude libérale en théologie étaient déjà là en puissance depuis le XVIIIe siècle, voire avant. Au moment même de la Réforme, il y eut Sébastien CASTELLION, l'un des principaux adversaires de Calvin, qui dans son traité Contre le libelle de Calvin avait écrit, après la bûcher de Michel Servet: "Tuer un homme, ce n'est pas défendre une doctrine, c'est tuer un homme. Mais c'est surtout dès le XVIIIe siècle que des attitudes et des prises de position que l'on pourrait qualifier de prélibérales se sont fait nettement jour. À Genève, Jean-Alphonse TURRETTINI, pasteur et professeur à l'Académie, proposa et obtint que, déjà en 1706, puis de manière renforcée en 1725, les pasteurs de ce canton ne soient plus contraints de souscrire à la confession de foi, en l'occurrence la Confessio Helvetica Posterior de 1566. Dans le même siècle, Marie HUBER, une Genevoise établie à Lyon, publia des Lettres sur la religion essentielle à l'homme (Amsterdam 1738) qui remettaient en cause bien des doctrines reçues, à commencer par celle de la Trinité. Antoine-Noé POLIER DE BOTTENS, premier pasteur de Lausanne, écrivit, mais sans signer de son nom, une dizaine d'articles pour l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, dont l'article "logomachie" dans lequel il traitait de la doctrine chrétienne.

Les précurseurs

Parmi les précurseurs, il faut évidemment compter, toujours en Suisse romande, Jean-Jacques ROUSSEAU, "citoyen de Genève", qui dans l'une de ses Lettres écrites de la montagne écrivit entre autres cette phrase programmatique: "La religion protestante est tolérante par principe, elle est tolérante essentiellement; elle l'est autant qu'il est possible de l'être puisque le seul dogme qu'elle ne tolère pas est celui de l'intolérance". Ou encore Benjamin CONSTANT qui, dans ses Principes de politique (1815), pouvait écrire, en pensant évidemment au catholicisme, mais peut-être aussi à certaines formes d'orthodoxie protestante: "La religion dogmatique, puissance hostile et persécutrice, a voulu soumettre à son joug l'imagination dans ses conjectures et le coeur dans ses besoins. Elle est devenue un fléau plus pénible que ceux qu'elle était destinée à faire oublier". Son volumineux traité De la religion (5 volumes publiés entre 1824 et 1831) peut d'ailleurs être considéré comme l'une des premières grandes manières libérales de concevoir le fait religieux et la foi chrétienne avec lui. Et puis Mme DE STAËL, la châtelaine de Coppet, dont le livre intitulé De l'Allemagne fit figure à la fois de manifeste du romantisme et de cheval de Troie du protestantisme libre dans les salons de France et de Suisse romande.

Du côté des pasteurs et théologiens, le Genevois Esaïe GASC (1748-1813) fait partie des grands oubliés de l'histoire, mais mérite d'être mentionné ici. Il appartint à la première volée de professeurs de la Faculté de théologie protestante de Montauban, ouverte sur décision de Napoléon en 1809. Mais ses opinions en matière de dogme trinitaire le mirent très rapidement en conflit avec certains de ses collègues et les représentants de l'orthodoxie protestante. "Il y a longtemps, enseignait-il à ses étudiants, que les théologiens n'occupent plus le public de leurs discussions sur la trinité. Les plus sages d'entre eux ont enfin compris que, puisque après quatorze ou quinze siècles de débats, on n'était pas plus près de s'entendre qu'on ne l'était à l'époque où la dispute s'engagea, il fallait que ce dogme ne fût pas clairement enseigné dans l'Écriture sainte, et que par conséquent il n'intéressait pas le salut des Chrétiens […] Ceux qui s'intéressent véritablement à l'honneur du christianisme verraient avec anxiété recommencer un procès qui a causé dans l'Église plus de scandale que d'instruction".

Second cheval de bataille de Gasc, corollaire du premier: l'abandon des confessions de foi. "En vertu de quel principe, écrivait-il à un pasteur de Genève, suis-je obligé de me conformer dans ma croyance et mon enseignement à la confession de foi? Le principe fondamental de la Réforme n'est-il pas qu'il n'existe sur la terre aucune autorité compétente pour déterminer les articles de foi, et que chacun a le droit de lire l'Écriture sainte et de l'entendre selon la portée de son esprit? Abandonnez ce principe et vous retournerez infailliblement au catholicisme".

Gasc, en d'autres termes, était un partisan de l'attitude qui va être le maître mot du protestantisme francophone au XIXe siècle: le "libre examen". Au même moment, les champions de la cause catholique insistaient au contraire sur la soumission à l'autorité. D'où l'opposition constante, tout au long du siècle, entre le catholicisme "religion de l'autorité" et le protestantisme "religion de la liberté", mais avec une nuance de taille du côté protestant: ceux qu'on allait qualifier d'"orthodoxes" ou d'"évangéliques" entendaient assigner des limites doctrinales à cette liberté, tandis que les "libéraux" ont choisi d'appliquer sans restrictions le principe du libre examen à toutes les questions de foi.

Chenevière et Druey, adversaires de Vinet

La controverse a été nettement plus virulente en France qu'en Suisse romande, et c'est au-delà du Jura que, tout au long du siècle, il faut aller chercher les principaux représentants francophones du protestantisme libéral. Pour la Suisse romande, on cite volontiers le nom d'Alexandre VINET (1797-1847). Il est effectivement le théologien protestant romand le plus justement célèbre de tout le XIXe siècle. Il est également vrai que tout un aspect de sa réflexion a porté sur la conjugaison du christianisme et de la liberté, lui qui écrivait par exemple que "là où l'erreur n'est pas libre, la foi ne l'est pas non plus". Mais Vinet était trop proche de la sensibilité du Réveil, bien qu'il n'en ait pas partagé toutes les options, pour être libéral jusqu'à remettre en question des doctrines tenues pour traditionnelles en contexte protestant. Quand il en est venu à ne plus souscrire à certaines d'entre elles, par exemple celle de l'expiation, il ne les a pas combattues publiquement, mais s'est contenté de n'y plus faire allusion. Vinet ne serait probablement pas compté aussi souvent au nombre des libéraux si Jean-Frédéric ASTIE, par la manière dont il a conçu le très épais florilège intitulé Esprit d'Alexandre Vinet (2 vol., Lausanne 1860), n'avait contribué à le situer dans cette perspective-là.

Du vivant de Vinet, en Suisse romande, les protestants les plus ouvertement libéraux, eux, ne s'y sont pas trompés et ont en général considéré Vinet comme l'un de leurs adversaires. Ce fut nettement le cas des deux plus combatifs d'entre eux: le pasteur et professeur genevois Jean-Jacques Caton CHENEVIERE (1783-1871) et l'homme politique vaudois Henri DRUEY (1799-1855). Chenevière, il est vrai, est resté attaché toute sa vie à l'idée que les textes bibliques étaient dotés d'un caractère plus ou moins surnaturel. Ainsi n'a-t-il pas compris, dès 1850, combien la liberté protestante d'examen devait aussi s'appliquer à l'étude historique de ces textes. Sa liberté d'examen, en d'autres termes, s'est appliquée aux doctrines et à de nombreux aspects de la tradition chrétienne, mais elle n'a jamais porté sur les textes bibliques eux-mêmes. L'un de ses arguments favoris a au contraire été d'opposer des arguments d'origine biblique aux doctrines qu'il jugeait nécessaire d'abandonner. Mais cette attitude n'avait rien de rétrograde dans la première moitié du siècle dernier; elle était même fort répandue parmi les libéraux francophones du moment.

Chenevière avait fait sensation, en 1819, en prononçant dans la chaire de Saint-Pierre, à Genève, et en publiant un long sermon intitulé Des causes qui retardent chez les réformés les progrès de la théologie. Or, parmi ces causes, il voyait d'abord la timidité des réformés à procéder aux révisions doctrinales dont leur enseignement avait besoin. Ce programme de révision radicale, il l'a entrepris en éditant en 1831 six Essais théologiques qui, trop oubliés depuis, restent l'un des grands documents du protestantisme libéral dans la première moitié du siècle dernier.

Le premier de ces Essais s'en prenait, tout comme Gasc, au "système théologique de la trinité". Le deuxième remettait en question la doctrine du péché originel; le troisième justifiait, tout en le pondérant, l'usage de la raison en matière de foi. Le quatrième portait l'un sur la notion de rédemption, ce qui était l'occasion de remettre en cause le dogme de la divinité du Christ, et le cinquième s'intitulait "De la prédestination et de quelques dogmes calvinistes combattus par la raison, le sentiment et l'Écriture", ce qui était évidemment tout un programme.

Reste le sixième Essai, qui conserve beaucoup d'actualité. Chenevière s'y attaquait à l'existence même des confessions de foi, quelles qu'elles soient, et s'ingéniait à montrer qu'elles sont la négation même d'une attitude réellement protestante. Son argumentation rappelait celle de Gasc, mais en plus serré et en plus construit. La polémique, en l'occurrence, était d'autant plus nécessaire que, depuis le début du siècle, les partisans du Réveil n'avaient cessé de faire du retour à la Confession helvétique postérieure une exigence de fidélité protestante et reprochaient à l'Église de Genève de n'en plus faire obligation à ses pasteurs. Réponse de Chenevière dans la première livraison du Protestant, le périodique libéral, toujours bien vivant, au lancement duquel il prit une part déterminante en juin 1831: "Genève offre à la Chrétienté un spectacle intéressant et bien digne d'être médité, c'est celui d'une Église constituée, et toutefois subsistant par la seule force de ses règlements de discipline: tandis que la plupart des églises protestantes nationales sont encore, du moins pour la forme, sous le joug des formulaires d'hommes [allusion à la Confession helvétique postérieure], tandis que celles qui se sont déclarées ou dissidentes ou indépendantes n'ont ainsi procédé que pour entendre prêcher et professer dans leur sein certains dogmes et non pas d'autres [allusion aux milieux du Réveil], Genève, depuis plus de cent ans, a su à la fois se passer de confessions de foi autres que la Bible, et se maintenir Église nationale, en réunissant toujours autour d'elle la généralité des fidèles qui constituent son troupeau".

La polémique ne tarda pas à rebondir dans le canton de Vaud, entre 1837 et 1839, lors des débats auxquels donna lieu l'élaboration de la loi ecclésiastique promise depuis la fin de l'ancien régime. On y vit l'opposition de Vinet, qui refusait à l'État le droit de s'immiscer dans les affaires ecclésiastiques et lui déniait le droit d'abolir le caractère obligatoire de la Confession helvétique postérieure, et de Druey qui, tout laïc qu'il ait été, avait des idées très précises en matière de religion. Juriste de formation, Druey avait étudié en Allemagne et y avait suivi, à côté de cours de droit, l'enseignement du théologien hégélien Marheinecke. Très opposé au Réveil, dans lequel il voyait un mouvement aux mains de chrétiens isolés de la population, il considérait l'Église comme un service public et voulait que les décisions y soient prises par le peuple, et non par les pasteurs ou par les seules personnes réputées pieuses. Doctrinalement, il jugeait inévitable une révision en profondeur des doctrines chrétiennes, trop tributaires de conceptions culturelles complètement dépassées, et il tenait la Confession helvétique postérieure pour l'exemple même d'un texte rétrograde et qui n'avait plus sa raison d'être au XIXe siècle. Aussi ne pouvait-il que s'opposer à Vinet et, après avoir milité pour elle dans les journaux locaux, il salua comme une victoire du christianisme bien compris la décision du Grand Conseil vaudois, en 1839, d'abolir la Confession de foi.

Homme politique, Druey n'a évidemment laissé derrière lui aucun écrit ou traité théologique. Mais l'édition partielle de sa correspondance permet de se faire une idée de ce grand défenseur d'une Église qui soit en même temps un service public (raison pour laquelle il resta attaché au régime d'une Église d'État) et la garante d'une réelle liberté de la foi (ce qui fit de lui un adversaire implacable des jésuites et de tout ce qui, dans le protestantisme, lui semblait relever d'une attitude rappelant celle des jésuites).

La seconde moitié du XIXe siècle

Après Chenevière et Druey, c'est en France qu'il faut chercher l'essentiel de la production francophone en fait de théologie libérale protestante, et c'est dans ce pays qu'ont eu lieu les controverses les plus marquantes entre orthodoxes et libéraux. On ne trouve en effet pas, en Suisse romande, de mouvement équivalent à celui de l'école de Strasbourg, qui a fait entrer dans le périmètre d'expression française toute la problématique de la recherche historique et critique sur les textes de la Bible et, plus généralement, en histoire du christianisme. Non que les théologiens romands ne s'y soient pas intéressés, mais ils n'ont fait que suivre le mouvement et les biblistes marquants de Suisse romande, à l'époque, se sont recrutés parmi les orthodoxes plutôt que parmi les libéraux.

Autrement dit, pour savoir ce qu'a été la théologie libérale en Suisse romande dans la seconde moitié du siècle dernier, il est préférable de jeter un coup d'oeil du côté de la production protestante française, qui lui a donné ton et contenu. Le théologien français dont l'influence a été la plus marquante de ce point de vue est sans conteste Auguste SABATIER (1849-1901), chef de file de l'école symbolo-fidéiste. La publication à Paris, en 1897, de son Esquisse d'une philosophie de la religion d'après la psychologie et l'histoire a fait figure de véritable manifeste. Il n'y défendait pas seulement la distinction entre la foi et la croyance, la première ayant seule une portée réellement religieuse (nous dirions existentielle); il y exposait en même temps une théorie de la connaissance qui, s'inspirant de celle de Kant, distinguait nettement entre la connaissance scientifique, objective, et la connaissance religieuse qui, elle, n'est pas seulement subjective, mais s'impose à l'attention par son emploi d'un vocabulaire éminemment symbolique. Jusque vers les années 1920 et même au-delà, tout le protestantisme libéral de Suisse romande a été influencé par la pensée de Sabatier. À sa suite, les théologiens libéraux de ces années-là ont très largement repris à leur compte la grande opposition qu'il développa dans son dernier livre, édité en 1903, donc après sa mort: Les religions d'autorité et la religion de l'Esprit - un livre qui proposait une critique impitoyable et quasi définitive du recours à l'argument d'autorité en matière de religion, que ce soit dans le domaine de la piété, dans celui de la vie ecclésiastique ou dans celui de la recherche théologique.

L'école de la psychologie religieuse

La "psychologie" à laquelle Sabatier avait voulu se référer dans son livre de 1897 n'était toutefois pas encore celle à laquelle nous pensons quand nous évoquons aujourd'hui le nom de cette discipline. Au sens moderne de ce terme, la psychologie n'est apparue qu'à la suite des recherches expérimentales entreprises dans ce domaine, tant en Allemagne qu'un France ou aux États-Unis, vers le milieu des années 1890. Or dès 1895, des protestants genevois se sont mis à s'intéresser de très près à ces recherches, en relation très étroite avec leur ami William JAMES qui faisait alors de longs séjour dans leur ville. L'ouvreur de piste fut en l'occurrence un laïc: le psychologue Théodore FLOURNOY (1854-1920). Pendant l'hiver 1904-1905, il fit à l'Université de Genève une série de quatorze conférences sur une discipline au nom nouveau: la "psychologie religieuse". Dans son esprit, cette expression n'impliquait "aucun caractère religieux, pas plus qu'antireligieux". Il s'agissait pour lui d'appliquer à la vie religieuse les mêmes procédés d'observation que la psychologie expérimentale tentait d'appliquer à la vie psychique en général.

L'expression "psychologie religieuse" n'en était pas moins susceptible de faire programme aux yeux des théologiens, et plusieurs théologiens libéraux sautèrent effectivement sur l'occasion. Flournoy leur donna d'ailleurs partiellement raison en prononçant en 1904 une conférence intitulée Le génie religieux; il y dressait un portrait psychologique de Jésus. Ce portrait nous semble aujourd'hui trop facile et trop sentimental, ce qui ne l'empêcha pas, sur le moment, d'avoir un immense succès (la brochure portant ce titre a connu six éditions entre 1904 et 1922).

Deux théologiens libéraux genevois se sont inspirés plus ou moins directement des recherches de Flournoy. Georges FULLIQUET (1863-1940), professeur de théologie systématique à la Faculté de théologie de Genève de 1906 à sa mort, a laissé derrière lui, à côté d'autres livres, un Précis de dogmatique chrétienne (Genève-Paris 1912) qui peut être considéré comme un bon exemple de dogmatique libérale au début du siècle. Qu'on en juge à cet extrait de son introduction: "Il semble que la Réformation ait simplement substitué à l'Église la Bible et qu'elle n'ai procédé qu'à une révision des dogmes ecclésiastiques au nom de la Bible. Mais en réalité, la Réformation a transformé les notions de foi, d'Église et d'autorité, ce qui rend inadmissible la notion catholique du dogme. La critique historique a établi: a) que les dogmes ne sont nullement l'expression directe des besoins de la piété, mais qu'ils constituent en général des compromis habiles entre opinions théologiques contradictoires; b) qu'on ne peut extraire de la Bible une dogmatique unique et complète; c) que les dogmes évoluent selon les conditions de la piété et de la culture générale. Le dogme, pour le protestantisme moderne, c'est la vérité chrétienne, telle qu'elle est reconnue par la communauté des croyants, et dégagée par elle de la révélation scripturaire. Ce qui lui manque, c'est tout caractère quelconque d'autorité, Le dogme se propose, il ne s'impose pas."

La psychologie religieuse (ou psychologie de la religion) était-elle une science encore trop neuve? Fulliquet, sur ce point, semble n'avoir pas bien mesuré toute la portée et surtout toute la nouveauté méthodologique de cette discipline. Il lui a trop vite demandé des arguments au service de l'apologétique qu'il se sentait pressé de développer. Il a cru pouvoir tirer parti de la notion de "moi nouménal", alors en discussion, pour en conclure que ce moi-là devait échapper par nature et par définition aux investigations de la psychologie "scientifique"; mais une telle tentative de sauvetage d'un domaine qui, religieux, serait ainsi soustrait avant toute enquête aux investigations objectives de la démarche scientifique devait s'avérer illusoire dès le moment où la psychologie, étendant le champ de ses recherches, allait justement devenir une psychologie "des profondeurs".

Plus réellement novateur et mieux au fait de cette discipline, Georges BERGUER (1873-1946) soutint en 1903 déjà, à la Faculté de théologie de Genève, une thèse de doctorat intitulée L'application de la méthode scientifique à la théologie. Or, pour lui, la "méthode scientifique" en question n'était plus celle des historiens ni celle des représentants des sciences naturelles, mais bel et bien celle de la psychologie appliquée à la religion, au sens où avaient déjà tenté de le faire des hommes comme les Américains James, Leuba, Coe ou Starbuck. Nommé chargé de cours à la Faculté de Genève, il y fit en 1917 un cours fort original et qui mériterait d'être relu aujourd'hui par les spécialistes du Nouveau Testament: Quelques traits de la vie de Jésus au point de vue psychologique et psychanalytique (Genève/Paris 1920). Par les voies de la psychologie, et non plus par celles de la recherche historique et littéraire, son projet demeurait celui de toute la théologie libérale dans les décennies précédentes: retrouver la personne et la pensée authentiques de Jésus par-delà les déformations que lui ont imposées au fil des siècles la tradition et les fictions doctrinales des théologiens. Mieux encore, il demandait à la psychologie et à l'expérience psychanalytique de lui donner enfin accès au Jésus réel que, selon lui, l'histoire et l'exégèse n'avaient pas réussi à rejoindre: "Devant l'émiettement des textes et le vague historique auxquels aboutissent l'exégèse et la critique modernes, il est temps de se ressaisir, de se rendre compte que nous n'avons pas affaire dans les évangiles seulement à des mots, mais à des témoins, c'est-à-dire à des personnes humaines qui ont voulu communiquer, par ces mots, une impression vécue".

Les milieux orthodoxes, puis les tenants romands de la théologie barthienne, ont longtemps cru pouvoir se gausser des recherches de Berguer. Son livre et d'autres publications de sa plume demeurent considérablement plus intéressants que ses détracteurs ne lui en ont fait la réputation. Il est vrai que Berguer fut un de leurs adversaires les plus résolus, lui qui, en 1942, faisait par exemple imprimer contre eux une petite brochure intitulée avec humour Pour le Dieu qui parle contre ceux qui font parler leur dieu. Les représentants de ces mêmes milieux, s'ils relisaient Berguer, seraient bien surpris de constater que, dans le fond, ce libéral tant décrié anticipait sur ce qui fait maintenant le succès d'un Drewermann, mais en général avec plus de doigté que lui.

Foi et vérité

Dès l'entre-deux-guerres, les théologiens romands ont curieusement hésité à se laisser qualifier de libéraux. Était-ce par crainte que cet adjectif ne les desserve devant l'opinion publique? Plutôt par souci de ne pas se laisser embrigader dans une école de pensée dont ils auraient pu ne pas partager toutes les options - ce qui témoignait en fait d'une attitude éminemment libérale. Cette attitude, nous la retrouvons tout entière et remarquablement assumée par le Genevois Auguste LEMAITRE (1887-1970). En 1924, il publia à Lausanne une étude sur La pensée de Rudolf Otto et le mystère du divin. Le choix d'un tel thème suffit à montrer la perspective large dans laquelle il se situait: respect de la vie spirituelle dans sa spécificité, inclusion de la foi chrétienne dans l'horizon du fait religieux pris dans son ensemble, attention aux exigences d'une pensée animée par le souci de la vérité, mais sans la laisser retomber dans les travers d'un rationalisme religieux. La même année, Lemaître était nommé à la chaire de systématique de la Faculté de théologie de Genève.

En 1928, tandis que la théologie barthienne commençait à faire des adhérents dans la jeune génération des théologiens, Lemaître prononça une leçon de rentrée qui, à elle seule, était déjà tout un programme: L'Évangile et la théologie du Dieu lointain. C'est la première fois qu'un professeur de théologie francophone s'en prenait à la pensée de Karl Barth. Lemaître vit d'emblée dans cette théologie qui se disait dialectique (elle était en réalité plus paradoxale que dialectique) "une démarche de désespoir": "Une théologie qui commence par nier toute trace de la réalité divine dans la conscience ne peut connaître Dieu en Christ que par une démarche purement arbitraire […] Voici la rançon d'une théologie de la pure transcendance: Dieu est si loin qu'il faut entre lui et moi l'intermédiaire d'une autorité qui s'impose par elle-même en dehors de toute justification morale et intellectuelle […] Sans aucun doute la solution la plus parfaite serait d'introduire ici le magistère divin d'une Église infaillible".

Pendant toute une partie de sa vie et jusqu'à sa mort, Lemaître a animé "Foi et Vérité", un groupe de théologiens genevois (Berguer en faisait partie) qui a publié sous ce titre, entre 1943 et 1962, une trentaine de "Cahiers" défendant l'idée d'une "Réforme progressive", par quoi ils entendaient rappeler combien le protestantisme doit sans cesse réviser sa pensée et son action. Foi et vérité est aussi le titre que Lemaître a donné à sa "dogmatique protestante", publiée à Genève en 1954. "Je n'ai jamais prétendu à une originalité de pensée qui m'eût permis d'intervenir avec une autorité particulière dans les débats théologiques contemporains, avertissait-il dans son introduction. Désireux de communiquer à mes chers étudiants un esprit plutôt que de leur proposer un système, je me suis souvent demandé jusqu'à quel point un dogmaticien avait le devoir d'innover. Il rend témoignage à une vérité qu'il n'a pas à réinventer".

Ce qui n'a pas empêché Lemaître d'affirmer tout au long de cet ouvrage des convictions très fermes, par exemple quant à son rapport aux réformateurs: "Les Réformateurs n'ont pas aperçu clairement l'incompatibilité entre leur nouvelle compréhension de la foi et l'idéal d'une orthodoxie doctrinale. Manque de logique ou manque d'audace? Très hardis dans leur offensive contre la hiérarchie et le sacramentalisme romains, les Réformateurs ont prolongé l'empire d'un christianisme dogmatique, que seuls les rationalistes et les sectaires cherchèrent à ébranler". De fait, Lemaître, dans ce livre, n'a pas hésité à reprendre, mais à sa manière fine et élégante, les principales options de la théologie protestante libérale la plus classique: rejet vigoureux du dogme de la trinité, abandon de la notion de sacrement "qui n'est pas un concept nécessaire de la dogmatique chrétienne", affirmation selon laquelle "le protestantisme a raison de dire que rien de juridique, d'institutionnel, de hiérarchique n'appartient à l'essence de l'Église", refus de toute la conceptualité substantialiste dont ne cessent de s'encombrer les théologies orthodoxes, en particulier quand elles parlent du Christ (problème de ses deux "natures" et de sa "divinité"), relativisation de tout le vocabulaire ayant trait à la résurrection, abandon même "de la doctrine paulinienne de la résurrection" pour lui préférer "la doctrine johannique de la vie éternelle".

L'ouvrage prend fin sur un "post-scriptum" dont la tonalité est, somme toute, à quelques exceptions près, très caractéristique des théologies libérales d'expression française et de la manière romande de concevoir le libéralisme théologique jusqu'à la première moitié de notre siècle. En voici les dernières lignes: "Nous avons retrouvé aujourd'hui un sens du mystère qui limite les prétention de notre intelligence, en particulier lorsque, voulant penser religieusement, elle s'enhardit à poser le problème de Dieu, inséparable de celui de notre destinée […| L'étude du dogme chrétien serait stérile et vaine si elle ne contribuait à sa manière à faire de nous des disciples plus fidèles de celui en qui nous avons salué la lumière de la vie".

Bernard Reymond

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