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Les religions comme acteurs publics

I. Introduction

Permettez-moi de concentrer mon discours sur le sens qu'il peut avoir pour nous, enfants de sociétés marquées par la philosophie des Lumières. Après tout, cette philosophie ne continue pas seulement d’imprégner les cultures politiques de l'Europe et de l'Amérique ; elle marque aussi beaucoup d’autres Etats-nations autour du globe, sans parler de l'horizon intellectuel d’institutions internationales comme les Nations Unies.

J’estime que, ramené à l’essentiel, ce projet de coopération entre les religions leur fournit une voie privilégiée pour “réintégrer la sphère publique”, pour “revenir sans risque dans le domaine public". En coopérant entre elles, les communautés religieuses peuvent revenir dans le domaine public précisément en tant qu' “agents publics" ou qu’ "acteurs publics". A travers leur collaboration , les religions pourront pénétrer à nouveau et enrichir le domaine public grâce aux extraordinaires atouts que constituent leur mémoire morale collective et leurs structures sociales si remarquablement développées.

Je soutiens également, même si je n'ai pas le temps de la développer, l'idée que la collaboration pour le bien commun est d’une grande importance pour les religions elles-mêmes. La créativité requise pour établir une coopération authentique entre les communautés religieuses peut leur faire découvrir de nouvelles possibilités de développement de leurs traditions toujours fécondes. Et elles découvriront d’une nouvelle manière, en collaborant pour le bien commun, la valeur publique de ce qu’elles représentent.

Que veux-je donc dire par l'expression "revenir sans risque dans la sphère publique en tant qu'acteurs publics" ?

Parler de "revenir dans la sphère publique" donne tout d'abord à penser que les religions ne sont plus aujourd'hui présentes dans celle-ci. Sous des aspects importants, c’est un fait dans les sociétés marquées par le siècle des Lumières. Nous savons tous qu'avant cette époque, les religions étaient des acteurs majeurs de la sphère publique. L’existence d’une forme quelconque d’association étroite entre l'Eglise et l'Etat était alors la norme. Une religion particulière bénéficiait du statut politiquement reconnu de religion d’Etat. Typiquement, les religions d'Etat fournissaient le fondement moral de ce que nous appellerions aujourd'hui "l'ordre institué".

Avec le siècle des Lumières est venue la séparation de l'Eglise (de la religion) et de l'Etat. Aucune religion n'est plus désignée comme religion d'Etat. Le fondement moral de l’ordre politique n'est plus formellement basé sur une religion, mais sur l'accord des Lumières avec certaines formes publiques de rationalité. Bref, la religion a été officiellement éliminée de la sphère publique. Les engagements religieux, la caution intellectuelle donnée aux croyances sont tenus à l’écart de la vie publique et de la prise de décision politique. On peut croire à sa religion si on le veut, mais cela devient de plus en plus une affaire personnelle et privée. La philosophie des Lumières est un solvant. Elle dissout, tantôt doucement, tantôt brutalement, la cohésion de la communauté religieuse et remodèle ses membres en individus, "libres" de croire en ce qui leur convient.

Bien que les raisons pour lesquelles le siècle des Lumières a banni la religion du domaine public soient nombreuses, nous, croyants, devons reconnaître qu'on abusait souvent de la religion quand elle se confondait avec l'Etat. L'intolérance religieuse, le rejet du pluralisme, n'était que l'une des manifestations du désordre engendré par la confusion de la religion et de l'Etat.

Mais qu’en serait-il si les religions pouvaient trouver un moyen sans risque de revenir dans l’arène publique ! Cela signifierait que la façon dont le siècle des Lumières a placé effectivement la religion en dehors de la sphère publique pourrait avoir été plutôt” un "intermède créatif" qu'un point final de l' histoire. Dans ce cas, les atouts extraordinaires que possède la religion pourraient être remobilisés pour un retour dans la vie publique.

Veuillez considérer avec moi les deux branches de l'alternative. Dans une première hypothèse, la religion reste formellement bannie du domaine public. Des formes limitées de rationalité, principalement la rationalité technique, règnent comme fondement de l'ordre politique et économique. Le monde vaste et subtil de la mémoire humaine contenu spécialement dans les religions du monde reste officiellement mis de côté. Une forme singulière d'amnésie règle la vie publique, dès lors que ces immenses réceptacles de la mémoire communautaire que sont les religions sont réputés inapplicables à la vie en commun actuelle et aux défis du monde d'aujourd'hui. On essaye de faire face à l'avenir en s'entendant pour oublier officiellement le passé, dans la mesure où celui-ci réside dans les véhicules religieux du sens utilisés jusqu'ici qui ont, en fait, défini la majeure partie de l'histoire humaine.

Considérez avec moi l'autre hypothèse, celle où les religions trouvent le moyen de revenir dans la sphère publique. Bien entendu, aucune religion ne peut plus dominer les autres comme la tentation en existait dans le passé. Bien entendu, le domaine public exigera toujours des formes publiques de rationalité, mais faut-il nécessairement qu’elles soient réductrices ? Le langage public doit-il nécessairement être fermé aux mondes du sens auxquels renvoie le langage religieux ? Le langage public lui-même ne peut-il pas être interpellé de manière créative et transformé par les religions ? Cette transformation du langage public ne pourrait-elle à la fois respecter son caractère non-confessionnel et cependant l'aider à mieux s’approcher de la portée morale reconnue par les discours religieux comme essentielle pour l'humanité ? Si les religions peuvent trouver ensemble un moyen de revenir dans la sphère publique, celle-ci deviendra elle-même lieu de mémoire historique, lieu de rencontre historique. Tout ce qui était bon dans les expériences humaines du passé peut désormais inspirer la créativité spirituelle dont nous avons besoin aujourd'hui si nous voulons vraiment faire face à nos avenirs communs. Si cela est possible, c’est la mémoire et non pas l'amnésie publique, c’est le souvenir profond de ce que signifie être un homme vivant en communauté qui deviendra l’une des sources de notre créativité collective.

J'aimerais étudier avec vous cette perspective d'un retour des religions dans la sphère publique. Pour ce faire, j'aimerais commencer en en citant brièvement un exemple. Ensuite j'utiliserai ce précédent pour inventorier certains des "atouts" remarquables que les religions ont à apporter au domaine de la vie publique en vue du bien commun. Enfin, j'aborderai la question de la "créativité religieuse". J'aimerais, en particulier, m'arrêter sur une forme spéciale de créativité religieuse qui me paraît essentielle pour la coopération multireligieuse. Cette forme de créativité constitue, je pense, une clef privilégiée pour permettre aux religions de revenir sans risque dans la sphère publique. Dans ce chapitre je suggérerai que nous pouvons comprendre cette créativité comme le fait, pour les religions, de devenir vraiment "bilingues", d'apprendre à parler non seulement leurs langages respectifs mais aussi un langage secondaire, ce que j'appellerais une langue “publique". J'aimerais suggérer, pour finir, que dans ce qu'elle a de mieux, la Conférence Mondiale des Religions pour la Paix pourrait devenir servante de cette forme impressionnante de créativité qui se développe actuellement.

Tout d'abord un exemple.

II. La Sierra Leone

L'Agence France-Presse a rapporté le 9 mars un événement singulier survenu dans le cadre du drame atroce que vit la Sierra Leone, le pays le plus pauvre du monde. Les précédentes dépêches que vous avez pu lire décrivaient la lutte pour la liberté menée par les habitants de la Sierra Leone depuis plus de dix ans, le courage dont ils ont fait preuve lors de la mise en place réussie d'élections démocratiques, la déception cinglante qu'ils ont connue lors du coup d'Etat militaire de l'année dernière, la chute vertigineuse vers le chaos provoquée par la guerre civile et, l'an dernier, ces affreux récits d'enfants-soldats drogués, tranchant les mains et les pieds des paysans qu'ils soupçonnaient d'aider le gouvernement.

La dépêche de l'AFP du 9 mars décrit ce qui pourrait être un tournant décisif. Elle expliquait comment le leader politique rebelle de la Sierra Leone, Foday Sankoh, avait commandé à ses soldats d'observer un cessez-le-feu et de commencer à libérer les otages. L'AFP ajoutait de façon assez obscure, que "Sankoh était entouré des leaders religieux du Conseil interreligieux". D'autres agences de presse ont complété cette indication un peu énigmatique. Ainsi avons-nous appris que le Conseil interreligieux avait déjà eu des consultations avec le président Kabba, et obtenu de lui qu’il se dise prêt à engager des négociations pour la paix.

En creusant davantage, nous apprendrions que le Conseil interreligieux était en contact dans la brousse avec les rebelles, que ceux-ci allaient libérer trente-et-un enfants (ce qu'ils ont fait la semaine dernière) comme preuve de leur bonne volonté, enfin qu'ils étaient prêts à négocier avec le gouvernement si le Conseil interreligieux prenait l'initiative des pourparlers de paix, s'il aidait leur déroulement, et s'il s'en portait garant.

Un extrait que j'ai pu lire d’un télégramme adressé au Secrétaire général des Nations Unies par son représentant personnel en Sierra Leone, l'ambassadeur Okello, contenait une appréciation de ces événements. Il y était clairement écrit que le processus de paix en Sierra Leone ne pourrait exister en l'absence du Conseil interreligieux et de son organisation mère, la Conférence Mondiale des Religions pour la Paix.

Il est clair que les autorités religieuses sierra-léonaises ne sont nullement exclues de la sphère publique. Elles y jouent un rôle majeur.

Ma thèse est que c'est précisément la collaboration multireligieuse qui a, de façon décisive, permis aux communautés religieuses de Sierra Leone de peser de toutes leurs forces sur la crise actuelle, en agissant au centre même de la sphère publique. Je puis d'autant mieux en témoigner que j'ai eu le privilège d'assister personnellement à la naissance du Conseil interreligieux en Sierra Leone.

Mais quelles sont donc les forces, quels sont les atouts que les communautés religieuses peuvent apporter à la sphère publique?

III. Capacités religieuses utiles au bien commun. (1)

Les communautés religieuses possèdent des atouts moraux et des atouts sociaux qui, s'ils sont mobilisés efficacement et déployés avec imagination, les dotent d’instruments incomparables pour agir de façon constructive en vue du bien commun. Étudier brièvement ces atouts moraux et sociaux est utile car les uns et les autres existent dans virtuellement chaque contexte national.

A. Capacités morales applicables au bien commun

Une clé de la compréhension du caractère moral de la religion est la reconnaissance des fonctions constitutives du discours religieux.

Chaque communauté religieuse possède sa propre "langue primaire" (ou confessionnelle) Ce que j'appelle ici "langue primaire"(2), c'est le langage qui fonde et définit une communauté religieuse, en ce sens qu’il est utilisé pour exprimer et interpréter l'expérience fondatrice de cette communauté. La "langue primaire" est le véhicule du récit profond ou des récits qui donnent à une communauté religieuse son identité spécifique. Elle constitue sa mémoire vivante. Elle lui fournit la grammaire de son identité. Elle rend possible de partager les expériences et l'interprétation de ces expériences. Elle donne une base féconde au passage de la communauté à travers le temps, en l'orientant vers le passé, le présent et l'avenir (3). Avant tout, la "langue primaire" religieuse a un caractère normatif : elle installe une communauté dans un espace moral partagé.

D’un point de vue pratique, les atouts moraux cruciaux des communautés religieuses en Sierra Leone, enracinés dans leurs "langues primaires" mais pertinents quant au bien commun, comprennent l’aptitude qu’elles ont à :

  • - Fonder et inculquer des visions éthiques, souvent développées et clarifiées au cours de nombreuses générations.
  • - Appeler ceux qui croient en une vision religieuse à des formes puissantes d'action engagée et imaginative. (En Sierra Leone, ce sont les groupes religieux qui ont plaidé les premiers pour la démocratie, et qui se sont opposés avec constance à toute tentative de la renverser.)
  • - Fournir un langage explicatif, pouvant servir à examiner ce qui ne va pas (ou ce qui a échoué) dans la situation du moment et à définir par quels moyens religieux (incluant particulièrement une réorientation de la praxis humaine) les désordres actuels pourraient être corrigés. (En Sierra Leone, aussi bien les chrétiens que les musulmans ont des notions profondes du péché qui apportent une grande richesse d'interprétation à leurs analyses des méfaits politiques et des possibilités de réconciliation.)
  • - Donner une caution religieuse aux normes et aux pratiques sociales justes. (Les chrétiens et les musulmans de Sierra Leone enracinent leurs notions des droits et des responsabilités de l'être humain dans leurs conceptions respectives de la révélation.)
  • - Donner une caution morale à la résistance contre des situations sociales injustes - y compris celles qui sont à l'origine de conflits - et proposer des modèles donnant l’exemple du courage en réponse à des menaces ou dans des moments de crise. (Ici encore, les deux groupes religieux de Sierra Leone ont été à l'avant-garde. Par exemple, au premier moment du coup d’Etat, les leaders religieux ont marché la main dans la main jusqu'à la place principale de la capitale, au moment même où l'on incendiait leurs mosquées et leurs églises.)
  • - Fournir une base pour l'autocritique, la reconnaissance de ses fautes et l'engagement d'un processus de transformation. (Ce sont les communautés religieuses qui, en Sierra Leone, ont constamment dénoncé les milices privées. Ce sont elles qui ont appelé à la vérité et à l'engagement pour la justice, mais en laissant place aussi à la repentance, au pardon et à la conversion.)

Je pourrais développer cette liste d’atouts moraux en l’illustrant d’exemples extraordinaires prouvant leur pertinence dans le cas de la Sierra Leone. Ce que j'ai dit suffit sans doute à montrer que les ressources morales dont disposent les traditions religieuses ne se limitent pas à ce qui peut servir à bâtir un code d’éthique. Elles comprennent aussi les mécanismes extraordinaires par lesquels sont inculquées des visions morales, grâce à la grammaire intime de l'identité religieuse. Il faudrait citer encore ce que les religions proposent pour faire face à la tragédie, à la souffrance et à l'échec, tout autant qu'aux moments de réussite et d'authenticité humaines, et aussi le contexte dynamique qu'elles offrent pour s'en prendre, au niveau moral, à de nouveaux défis sociaux. Dans ce cas, d'ailleurs, les religions ont l'avantage de pouvoir examiner ces défis à la lumière de la mémoire de la communauté, telle qu'elle est conservée par des traditions variées.

B. Capacités sociales applicables au bien commun

Qu'en est-il des capacités sociales complétant les ressources morales que je viens de mentionner ? Encore une fois, le cas de la Sierra Leone n'est qu'un exemple de ce qui est vrai aussi dans la plupart des autres pays.

Une clé de la compréhension des atouts sociaux des religions est l'omniprésence des institutions religieuses. En Sierra Leone, il s’en trouve pratiquement dans chaque village, dans chaque ville, grande ou petite, à tous les niveaux de la société. Ces institutions vont des assemblées convoquées de façon régulière et fréquente pour le culte et la réflexion, aux établissements dédiés spécialement à des tâches éducatives, humanitaires, de santé ou de communication. Cette remarquable panoplie d'institutions est englobée dans un réseau de communication et d'action qui, dans certains cas, relie une assemblée de village à une structure religieuse nationale ou internationale.

Me plaçant encore une fois du point de vue pratique, je dirais que les atouts sociaux essentiels dont disposent les communautés religieuses de Sierra Leone et qui sont pertinents du point de vue du bien public comprennent :

  • - Des structures institutionnelles à tous les niveaux de la société, diverses et souvent reliées entre elles, y compris des institutions spécifiquement constituées en vue d'aider les communautés et de les mobiliser pour faire face à des problèmes sociaux.
  • - Des traditions et des capacités de formation de divers types
  • - Des responsables souvent bien instruits, ayant accès à des personnes et à des institutions influentes à tous les niveaux de la société, et jouissant de niveaux élevés de confiance et de respect à l’intérieur de leurs communautés respectives.
  • - Des associations pour les femmes, les jeunes et d'autres catégories particulières.
  • - L'expérience de la fourniture de services d'assistance, de santé et d'enseignement, donc une compétence incontestable pour la mise en œuvre pratique de projets variés.
  • - L'expérience de la mise en place d'initiatives communautaires dans des groupes divers, ces groupes eux-mêmes en étant en charge, ce qui promeut le développement de la société civile sur une base très· large.
  • - L’établissement de liens entre des groupes sociaux différents au sein d'une même société.
  • - Un rôle de réseau pour la dissémination de l'information et d'autres matériaux relatifs à des problèmes ou des préoccupations dans le domaine social.
  • - La capacité de mobiliser des bénévoles, notamment pour s'occuper des groupes vulnérables ou désavantagés.
  • - Des ressources financières et des membres aisés disposés à donner pour des causes valables en rapport avec la bonne santé de la société civile.
  • - L’existence d’institutions capables de transcender les différences raciales, culturelles ou ethniques.
  • - Un personnel religieux engagé à long terme, venant généralement du milieu dans lequel il travaille ou se consacrant pour longtemps à la même population..

Au total, ces structures sociales religieuses constituent des moyens de canaliser la communication et l'action d'une importance extraordinaire. Dans la mesure où elles ont pu être mobilisées et équipées, elles ont permis aux croyants de Sierra Leone de jouer le rôle de puissants agents du changement en présence des défis posés à leur société.

IV. Une créativité fidèle : mobiliser les atouts moraux et sociaux de la religion en vue du bien commun.

Comment ces atouts moraux et sociaux remarquables ont-ils pu rentrer sans risque dans l'arène publique en Sierra Leone ? Comment ces ressources religieuses (aussi bien morales que sociales) ont-elles pu, à la fois, d’une part rester fidèles aux expériences originelles respectives qui ont mis en route leur développement à travers les siècles, d’autre part revenir dans la sphère publique en s'engageant pour le bien commun ?

Je pense que la créativité en a été la clef, une forme très particulière de créativité qui a demandé que chacune des communautés religieuses de Sierra Leone apprenne à exprimer ses préoccupations dans deux langages. Et ce qui s'est passé en Sierra Leone est, à mon avis, instructif pour nous tous.

Posons nous d’abord la question de la créativité en général. Le développement dans le temps de traditions religieuses élaborées témoigne d'une créativité incontestable dans ce domaine. Une notion générale de la façon dont les communautés ont répondu créativement aux défis rencontrés au fil des ans peut donner une idée ce qui est attendu aujourd'hui de la créativité religieuse.

Quand elles ont à faire face à de nouveaux défis, les communautés religieuses (4) réagissent souvent en s'engageant dans deux séries d'activités hautement créatives (5). D'une part, elles sont renvoyées aux racines de leur propre histoire, à leurs récits religieux centraux. Pour être appréhendée par une communauté religieuse donnée, l'expérience nouvelle doit être interprétée en référence à la "langue primaire" de cette communauté. Il peut se faire que tous les récits de la langue primaire ne soient pas immédiatement utiles, en ce sens sens qu'on ne peut les mettre facilement en rapport avec le nouveau problème à résoudre. La communauté est alors conduite à chercher en arrière un "passé utilisable". Quel récit, quel chapitre d'un récit, quel enseignement, quelle pratique présente dans au moins un épisode de l'histoire où se reconnaît une tradition donnée, peuvent-ils aider les croyants d'aujourd'hui à s'orienter dans la nouvelle situation ? Ce "retour au passé" pour écouter, pour "entendre" le discours narratif d'une tradition religieuse dans la perspective d'un nouveau problème ou d'une situation nouvelle constitue, en lui-même, une activité extrêmement créative. La communauté religieuse doit élaborer un lien, découvrir une corrélation entre des éléments pertinents de son stock de récits religieux et la nouvelle situation (6).

Chaque communauté religieuse doit, d'autre part, également aller vers l'avant par rapport au nouveau défi. Elle doit essayer de "dire à nouveau" ce qu'elle a "entendu" de la tradition par rapport à la crise à laquelle elle doit faire face. Dire à nouveau en vérité, vraiment ce que signifie être un croyant fidèle face à un nouveau défi nécessite un ensemble dynamiquement créatif d'actes qui orientent les croyants sur les plans affectif, cognitif, moral et spirituel face à la nouvelle crise. Ce que j'appelle "dire à nouveau" ne recouvre pas que des mots, mais la réponse religieuse dans son intégralité, en paroles et en actions multiples, parmi lesquelles devra figurer une réorientation des ressources institutionnelles sollicitées par les dimensions multiples du problème à traiter.

Comment une communauté religieuse peut-elle dire à nouveau ce que signifie être fidèle à sa religion en présence d’une crise nouvelle et grave ? Aujourd'hui, il y a deux ensembles distincts de réponses, correspondant aux deux types de langage que j'ai distingués, la "langue primaire" (confessionnelle) et la "langue secondaire" (celle de la sphère publique). Chacun d'eux se prête à une action religieuse créative.

Créativité dans la "langue primaire"

Les membres d'une communauté religieuse se parlent entre eux. Sans cesse, la langue primaire religieuse est utilisée pour dire à nouveau, dans le cercle de croyants auquel on appartient, ce que signifie être un croyant. A travers le temps et l'espace, les croyants ont à faire correspondre leur langue primaire aux événements du moment de façon à percevoir le sens de ce que peut être un croyant responsable en présence d'un nouveau défi. Ce que se disent les croyants les aide à clarifier leurs sensibilités morales et les guide vers des formes d'action commune responsable où ils s'engagent ensemble précisément en tant que croyants.

La grande force qui vient de "dire à nouveau" sa propre identité dans sa propre "langue primaire", réside dans la puissance primordiale et dans la fécondité extraordinaire de cette langue primaire, mises en évidence par la capacité qu'elle a d'assurer en permanence l'identité religieuse des croyants et de les réorienter moralement face aux vicissitudes incessantes de l'histoire.

D'un autre côté, parler dans sa "langue primaire", quelle que soit la force et la richesse de celle-ci, limite le discours, pour l'essentiel, au cercle des croyants qui partagent ce même langage. La "langue primaire" n'est pas un langage qui convienne à la coopération multireligieuse ou à la participation à la vie publique.

Créativité dans la langue secondaire

Aujourd'hui, les communautés religieuses ne restreignent plus à leurs seuls membres l'expression de ce qui les préoccupe le plus. La pression des pluralismes laïcs et religieux et l'apparition de problèmes urgents concernant plus d'une communauté, obligent les représentants de ces communautés à apprendre à parler une "langue secondaire", non-confessionnelle, pour partager leur souci moral au-delà du cercle de leurs coreligionnaires.. Poussées par leur sens de la vérité et par la portée universelle de leur discours central, les communautés religieuses sont nombreuses à éprouver le besoin de "dire leurs soucis" dans l'arène publique en traduisant, mieux encore en ´"transposant" dans une langue secondaire publique les sensibilités éthiques enracinées dans leurs langues primaires respectives (7).

Parler une "langue publique" requiert des communautés religieuses bien davantage qu’exprimer leurs soucis moraux sous une nouvelle forme. Il leur faut étayer leurs positions morales par des arguments publics. Dans l'arène publique, à propos de problèmes fondamentaux, les communautés religieuses peuvent faire valoir leurs revendications en les présentant comme rationnelles et adaptées aux besoins de la société. En employant la "langue publique", les hommes et les femmes religieux peuvent s'engager publiquement en vue du bien commun et donner à leur engagement une caution publique, même si les motivations initiales de ces engagements et les rationalités qui les fondent respectivement restent ancrées dans le fonds religieux de chacun.

Les communautés religieuses ont un énorme avantage à savoir parler une "langue secondaire" publique. Tout d'abord, quand elles sont plusieurs à dire ce qui leur tient le plus à cœur en utilisant un tel langage, elles peuvent souvent trouver entre elles, au-delà de leurs différences, de nombreux domaines de souci moral partagé. Une "langue secondaire" commune habilement utilisée par des communautés religieuses différentes peut leur servir à clarifier leurs points d'accord sur des questions morales et à définir les bases d'une action commune. De façon tout aussi importante, une "langue secondaire" partagée permet aussi à des communautés religieuses différentes de préciser leurs points de désaccord sur des questions morales importantes. Cette "langue secondaire" commune donne aux communautés religieuses la liberté de se mettre d'accord sur certaines questions et de constater leur désaccord sur d'autres, sans violer le caractère religieusement normatif de leurs “langues primaires” respectives (8).

La "langue secondaire publique" fournit un médium de communication qui constitue à sa manière une condition formelle de la coopération multireligieuse; Elle fournit aux communautés religieuses le moyen de travailler ensemble au bien commun d'une façon pleinement publique, en partenariat avec tous les hommes de bonne volonté qui sont mus par des valeurs similaires.

La créativité qu'implique l'apprentissage d'une "langue publique" est d’une utilité sans égale pour aider les religions à collaborer en vue du bien commun. Une créativité du même ordre doit être consacrée à "ré-imaginer" la panoplie des institutions religieuses pour qu’elles puissent être mobilisées autour d'un effort public en vue du bien commun. Car de même que chaque communauté religieuse doit aujourd'hui devenir "bilingue" afin, d'une part, de conserver son identité grâce à la langue qui unit ses croyants mais aussi, d'autre part, de redire ses préoccupations morales et sociales dans le langage public, de même, bien des institutions religieuses doivent être réadaptées en vue d'un double rôle : continuer à couvrir les besoins spécifiques de la communauté concernée, et mettre leurs ressources au service du bien commun de la société tout entière.

IV. Retour en Sierra Leone

Voyons maintenant comment les communautés religieuses de Sierra Leone sont rentrées dans l'arène publique sans crainte et même héroïquement.

Elles ont tout d'abord revendiqué leur propre identité religieuse ; elles ont revendiqué leur propre mémoire. Il y a en Sierra Leone environ 50 % de musulmans et 40 % de chrétiens. Chaque communauté a été appelée fondamentalement, par les exigences de sa propre tradition, à réécouter celle-ci d'une manière créative dans le contexte de la crise sociale qui se développait. Il s'agissait de savoir comment les traditions musulmanes et chrétiennes pourraient fournir à chacune des communautés un point d'ancrage, un repère de corrélation, une relation dynamique avec cette crise. Il fallait que cette ré-écoute se fasse de façon radicale et complète. Elle devait prendre en compte les "atouts", les ressources morales et sociales de chaque communauté. Chacune d'elle était mise au défi de passer en revue ses atouts institutionnels, moraux et sociaux, au regard de cette exceptionnelle situation d'urgence.

Mais ce n'était là qu'une première étape. Après avoir ré-écouté sa propre tradition dans un esprit créatif, chaque communauté a dû "re-dire", re-formuler ce qu'elle signifiait par rapport à la crise. Je le répète, il fallait aussi "re-dire", re-définir les ressources morales et sociales de chacune. Chaque communauté fut mise au défi de re-déployer de façon créative son héritage moral et ses institutions sociales, afin d'apporter une réponse fidèle et authentique au drame que traversait le pays.

Mais voilà où l'histoire devient intéressante. Cette re-formulation créative a été menée en deux langues. D'une part, chaque communauté a dû se re-défini„r dans sa propre "langue primaire" : chacune a dû déterminer pour elle-même ce que signifiait être un musulman ou un chrétien engagé dans la communauté formée par l'ensemble des musulmans et des chrétiens dans le contexte de la guerre civile.

Mais, d'autre part, cet effort n'a pas épuisé leur créativité. Chaque communauté s'est engagée dans d'autres actes de créativité d'une importance décisive. Chacune s'est attachée à traduire, ou mieux à transposer, ses préoccupations en “langage public”, en langage non-confessionnel. C’est dans ce langage que les préoccupations communes ont été identifiées et inventoriées par les différentes communautés religieuses. Les points fortement ressentis et largement partagés par elles dans le contexte de la guerre civile ont été exprimés dans des déclarations du Conseil interreligieux. Ces déclarations sont devenues un programme commun.

C'est sur la base de ce programme commun - exprimé, bien entendu, en langue publique, mais trouvant sa source dans plusieurs "langues primaires" - que les communautés religieuses sont revenues dans la sphère publique. Il n'y a eu aucune crainte de voir l'un des groupes s'emparer du pouvoir religieux. Chaque communauté avait mobilisé ses ressources morales en fonction de la crise. Chacune a apporté sa propre contribution à la sphère publique en s'engageant pour le bien commun.

Dans chaque communauté, la "langue primaire" a joué un rôle irremplaçable à l'intérieur. Mais chacune a découvert aussi que dans une société pluraliste aux prises avec une vraie crise, chacune devait traduire ses préoccupations dans une langue publique partagée qui servirait de moyen de communication en vue d'une collaboration appropriée à une sphère publique pluraliste.

Je pense aujourd'hui que nos frères et nos sœurs merveilleux de la Sierra Leone, le plus pauvre de tous les pays du monde, ont découvert un instrument créatif. La clef en est la collaboration multireligieuse et le "bilinguisme" religieux qui la rend possible.. Cet instrument a d'immenses possibilités pratiques. A sa façon, il m'instruit et me touche, moi qui, comme vous, suis un enfant du siècle des Lumières. Grâce à cette clef, les communautés religieuses peuvent revenir - et reviennent en fait - dans la sphère publique pluraliste, au service du bien commun.

Il est intéressant, n'est-ce-pas, de constater que, comme il arrive souvent dans le monde religieux, c'est le plus pauvre qui montre le chemin. Je voudrais exprimer mon admiration pour la nouvelle section de la Conférence mondiale qui s'est créée en Sierra Leone. Elle a beaucoup à nous apprendre.

Dr. William F. Vendley,
Secrétaire général international
de la Conférence Mondiale des Religions pour la Paix

  • (1) Dans ce chapitre, nous citons des éléments d’un ensemble idéal d’ “atouts” des religions qui, à condition d’être interpellés, transformés créativement et mobilisés, pourraient fournir une immense ressource pour une action constructive en faveur d’une société civile saine. Beaucoup de ces atouts, en fait, ne sont pas utilisés ou le sont de façon néfaste. Le lecteur est donc prié d’examiner ce chapitre en liaison avec le suivant où sont exposés quelques uns des blocages qui empêchent un déploiement créatif de ces atouts.
  • (2) Par contraste avec leurs langages primaires (confessionnels) respectifs, les communautés religieuses sont aujourd’hui mises au défi d’exprimer leurs préoccupations morales également dans ce qui est, pour chacune d’elles, un langage secondaire (public). Voir plus loin le chapitre IV où il est question de tendances anachroniques et de la nécessité de la créativité. Pour un exposé plus complet de cette thèse, le lecteur est renvoyé à Vendley, “Différence religieuse et souci partagé : la nécessité d’une langue primaire et d’une langue secondaire” (Church and Society, septembre/octobre 1992, pp.16-29).
  • (3) Paul Ricœur remarque que notre expérience du temps a une structure narrative. Nous vivons le temps comme une histoire ayant un passé, un présent et un avenir. Cf. dans sa version anglaise, Paul Ricœur, Time and Narrative, vol. 1 (Chicago, University of Chicago Press, 1984, p. 52)
  • (4) Nous présentons ici une description générale. En fait, les communautés religieuses ne s’expriment généralement pas d’une seule voix. Les avancées créatives sont souvent accompagnées de tensions considérables entre divers courants dans la communauté.
  • (5) Ces deux types d’activités ne sont pas nécessairement distingués par toutes les communautés religieuses conformément à notre analyse. En examinant toutefois leur comportement effectif, on constate qu’elles se livrent aux deux activités, quelque interprétation qu’on leur donne, au moins jusqu’à un certain point si leur fonctionnement n’est pas totalement isolé des problèmes contemporains.
  • (6) Le fait que les communautés religieuses sont appelées à chercher un passé utilisable, quelque chose qui, dans leur réserve collective de récits peut se relier au défi du moment, suggère comment les religions peuvent changer subtilement leur sujets de concentration avec le temps. Ce qui, dans une tradition religieuse, pouvait avoir été un récit relativement mineur peut, grâce à son applicabilité à un défi historique majeur, commencer à revêtir une importance de plus en plus grande dans cette tradition
  • (7) Il y a une longue tradition, dans certaines sociétés et dans certaines communautés religieuses, de recours à la notion de droit naturel. C’était une tentative de rendre le domaine moral intelligible sans l’aide directe de la religion. Ce domaine moral intelligible a été reconnu comme base constitutive d’une compréhension non-confessionnelle de l’ordre politique. Aujourd’hui, toutefois, il n’existe pas de consensus suffisamment large à propos du droit naturel. A sa place, les droits humains, tels qu’ils sont énoncés dans des conventions et des déclarations internationales fournissent une base étroite, mais essentielle, de consensus moral, donc social et politique, exprimée en langage public. De plus en plus, les religions du monde apprennent à enraciner la notion des droits de l’homme dans leur propre riche langage primaire.
  • (8) D’une manière plus générale, l’utilisation religieuse du langage secondaire permet de comprendre comment des croyances communes, religieuses ou non, peuvent être mises en rapport avec la vie publique dans des sociétés sécularisées. L’emploi de la langue publique secondaire permet aux religions ou à d’autres communautés idéologiques d’exprimer leurs préoccupations dans la sphère publique côte à côte avec d’autres hommes ou femmes de bonne volonté, quelles que soient leurs convictions religieuses ou idéologiques particulières.

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