Accueil / Journal / Obéissance et misère sexuelle

Obéissance et misère sexuelle

 

« La sexualité est le lieu de toutes les difficultés, de tous les tâtonnements, des périls et des impasses, de l’échec et de la joie ». Paul Ricœur

Dans le secret d’un cabinet de sexologie, se dévoilent les difficultés de l’intime. Elles s’incarnent dans les récits des patients, qui butent sur leurs souffrances de ne pas parvenir à « aimer de la tête aux pieds », selon la belle expression de Robert Bober. Or, la corrélation entre troubles sexuels et milieu religieux normatif s’avère suffisamment régulière pour susciter un questionnement à propos de ses ressorts.

Que les normes religieuses traitent de la sexualité n’est pas un scoop, dans la mesure où, tout au long de l’histoire, elles participent de la régulation des passions. « Comment prendre son plaisir “comme il faut” ? » le formula Foucault. Que la sexualité soit affectée au delà des normes que les personnes s’imposent à elles-mêmes, on ne s’en étonnera pas.

Un désarroi abyssal

Parmi les patients concernés, la plupart ont adhéré à l’injonction d’abstinence de relations sexuelles avant le mariage. Le plus souvent, ils ont limité la restriction à la pénétration. Les normes sexuelles émanent soit de la famille, soit de la communauté, au point que, dans le meilleur des cas, y désobéir aurait confronté les intéressés à des conflits de loyauté, et dans le pire des cas, les aurait purement et simplement exclus de la famille, du groupe ou de la communauté religieuse. Or, après le mariage, alors que l’attente a été parfois très longue, les rapports sexuels sont un désastre. Pour telle personne, le désir est devenu muet, et parfois ne laisse même plus de trace dans l’imaginaire. Telle autre se désespère que la pénétration lui soit très douloureuse voire impossible. Abstinence choisie avant le mariage, abstinence relative — la pénétration ne fait pas toute la sexualité — subie après. Le désarroi des personnes concernées est à la mesure de leurs attentes. Abyssal.

Cependant, tenter de comprendre finement les corrélations entre troubles sexuels et normes religieuses, au-delà de la singularité de chaque situation, nécessite de faire appel à d’autres champs disciplinaires, du fait même de la complexité du problème.

Exclure et être exclu

La sociologue Emmanuelle Buchard a remarqué que les normes se transmettent d’autant plus facilement au sein des groupes que leur maillage est plus resserré. Cela favorise « une autorité de tous sur chacun », une « pression latente et invisible », typiques des groupes de jeunes par exemple. L’adhésion à des normes, même très restrictives, est facilitée par des liens affectifs forts, nous indiquent les recherches en psychologie. Les arguments font figure de justification a posteriori, et ne sont donc pas prépondérants dans les choix des individus. En revanche, l’éventualité de déroger aux règles conduit à des abîmes de culpabilité et à la crainte forte — et parfois justifiée — d’être exclu du groupe.

Du point de vue de la sexologue, non pas seulement focalisée sur la fonctionnalité de la sexualité, mais sur ses rouages fins et complexes, voici plusieurs pistes de réflexion non exhaustives. En premier lieu, à l’époque de la culture de l’immédiateté, du présentisme, la suspension volontaire de la sexualité serait plutôt du côté de l’essor du désir. Rappelons que le désir s’entend comme le versant subjectif, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas organique. Octavio Paz nous indique que l’érotisme (ce qui se rapporte au désir) « suspend la finalité de la fonction sexuelle ». Autrement dit, le désir est le versant humanisé de la sexualité. Il se nourrit de l’attente, des souvenirs, et surtout, il est indéfectiblement corrélé à la créativité de l’imaginaire. Toute l’histoire de la littérature et des Arts en général s’en est nourrie. À l’échelle individuelle, cela signifie que le désir se noue au fil de la biographie de chacune et de chacun, de ses expériences, de son contexte culturel, de son univers intérieur, et bien évidemment de ses relations avec autrui. En ce sens, suspendre transitoirement l’activité sexuelle, à l’encontre de l’air du temps, devrait enrichir le désir.

Le désir au rendez-vous

Cependant, Éros et Chronos aiment jouer à cachecache. Le premier se déploie indépendamment de la volonté. Bien précieux et fragile, il se déjoue des prévisions et des tentatives d’enfermement. Autrement dit, dans la rencontre amoureuse, renoncer à toute forme de découverte érotique alors que le désir est à son comble, ne certifie d’aucune manière que le moment requis, le désir soit au rendez-vous. S’ajoute à cela que l’amour ne garantit pas non plus l’épanouissement sexuel ; amour et désir ne répondant pas de la même dynamique.

En outre, le désir qui féconde l’imaginaire a ses conditions psychiques d’existence, parmi lesquelles l’autonomie du sujet. La notion d’autonomie, centrale pour penser l’époque moderne, signifie que la personne se donne elle-même ses propres lois. Le chemin vers l’autonomie peut être l’histoire d’une vie, un parcours parfois semé d’embûches et de traumatismes. Il commence dès le plus jeune âge lorsqu’il s’agit d’apprendre les règles de vie en société. Il passe également par la période emblématique de l’adolescence. L’adulte en devenir se confronte alors aux valeurs parentales, en continuité, en critique, voire en confrontation, justement à l’heure où les désirs prennent une place prépondérante. Ainsi, pour pouvoir développer son propre désir, qui ne soit pas besoin immédiat d’assouvissement, mais qui enrichisse l’existence et se partage avec autrui, faut-il être un tant soit peu maître en sa propre maison. En d’autres termes, le désir est l’autre nom de la liberté ; de cette liberté qui favorise la responsabilité individuelle et la relation avec autrui plutôt que la stricte conformité à des prescriptions. On en déduira facilement que l’obéissance à d’autres lois que la sienne, au « c’est pour ton bien » ne favorise pas l’émergence d’un désir autonome ; même lorsque l’adepte pense adhérer de son propre gré aux injonctions morales du groupe.

Il faut dire que le désir n’a pas la cote. Ce n’est pas nouveau. À cet égard, la sexologie occidentale est emblématique de l’ère du temps. Dès la fin du XIXe siècle, cette nouvelle discipline s’est développée autour de questions médicales concernant la sexualité parmi lesquelles les maladies vénériennes de l’époque, et également la crainte que la pollution de l’ère industrielle ait des conséquences sur la fécondité des hommes ! Ce phénomène de médicalisation de l’intime s’est amplifié au fil du temps. Il est surtout question de santé sexuelle. De désir, rarement, sauf chez quelques grandes figures, comme la gynécologue polonaise Michalina Wisłocka qui fut une remarquable pionnière de la sexologie, dans un contexte politique et religieux d’oppression. Les disciplines contiguës sont par la même, à l’exclusion de la psychanalyse, qui a mis Éros au centre de l’existence humaine, envers et contre tout. Mais hélas, il est d’autres manières de penser la sexualité, par exemple en la concevant exclusivement comme une expérience naturelle. Cette version a le vent en poupe, et se camoufle parfois derrière des locutions banales : « Le sexe, c’est bon pour la santé, non ? ». Ce nouveau naturalisme devient hégémonique lorsqu’il s’agit de répondre à l’impériosité des besoins de l’autre. Mais alors, quelle place pour les variations du désir, pour l’expérience intersubjective, pour la véritable rencontre ? En bref, quelle place pour l’éthique ? La question du consentement est difficilement envisageable sans ces interrogations.

Une délicieuse conversation érotique

À l’ère de la liberté sexuelle, l’abstinence imposée par des normes s’avère parfois un obstacle sur le chemin du respect de soi, de celui d’autrui, et de la découverte toujours renouvelée de la relation intime. Elle ne prémunit pas non plus contre la souffrance. Le passage des normes à l’éthique, c’est-à-dire à cette délicieuse et complexe conversation érotique entre ses propres désirs et ceux d’autrui, est la base fondamentale de la réjouissance partagée. Il est parfois nécessaire d’en passer par une thérapie pour y parvenir ; chemin long, difficile mais passionnant. Je ne résiste pas à l’envie d’évoquer le Cantique des cantiques, magnifique poème d’amour à deux voix, où les amoureux se cherchent et s’invitent, et où se déploient les métaphores érotiques ; le plus ancien texte sur le baiser érotique. L’œuvre éponyme en cinq tableaux de Marc Chagall en offre une magistrale illustration.

www.sexologie-camincher.ch

 

Don

Pour faire un don, suivez ce lien

À propos Agnès Camincher

a commencé sa carrière comme sage-femme. Puis elle a étudié la sexologie clinique à Genève et la sexoanalyse. Son parcours s’est enrichi d’un ma de philosophie et d’un du en éthique de la responsabilité (Institut européen E. Levinas). Elle est sexologue à Neuchâtel (Suisse), chargée de cours en sexologie, et doctorante (Uni. de Neuchâtel). Ses travaux, recherches et conférences portent sur le désir.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

En savoir plus sur Évangile et Liberté

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading