Il était courant dans les années 1950-1970 de reprocher aux protestants libéraux de défendre une théologie sentimentale incompatible avec les exigences d’une réflexion doctrinale et théologique structurée. Ce blâme provenait du fait que Schleiermacher, dans la pensée duquel les libéraux se reconnaissaient en voyant en lui le « père de la théologie protestante moderne » (P. Tillich *, 1886-1965), était de fait le père de la notion du sentiment religieux. Ses fameux Discours sur la religion de 1799, traduits pour la première fois en 1944 (remarquablement retraduits en 2004 par Bernard Reymond, Van Dieren Éditeur), étaient en effet habités par cette idée du sentiment religieux figurant au centre de sa pensée. Mais qui parmi les adversaires et moqueurs des libéraux avait véritablement lu cet ouvrage ? On se contentait d’incriminer paresseusement, en quelque sorte par ouï-dire, l’expression du sentiment religieux sans l’avoir véritablement comprise.
Or le sentiment religieux n’est précisément pas une émotion facile et purement subjective. La religion que défend Schleiermacher n’est pas sentimentale et émotionnelle. Elle n’est pas un sentiment au sens psychologique du terme.
Il insiste même pour dire que la religion ne va pas de soi, est coûteuse, exigeante, qu’elle ne peut pas être vécue sans un effort. Toute religion appelle et implique, après une véritable quête, un choix, une « libre résolution ». On ne saurait se contenter pour la vivre d’émois fugitifs, de velléités superficielles, d’un « vernis mystique ». Elle correspond au contraire à une ascèse, alors que certains se contentent, comme on le constate souvent aujourd’hui, d’élans religieux passagers comme d’autres ont des accès de fièvre.
En parlant du sentiment religieux, Schleiermacher veut éviter une approche purement rationnelle de la religion. Dieu ne saurait être objectivé et traité comme un être parmi les autres. Dieu n’est pas celui de nos explications et définitions. La Transcendance est au-delà de cette divinité que nous prétendons atteindre par nous-même sans vivre la religion en profondeur. Dieu est plus que « Dieu ». Le but ultime de la religion est de découvrir Dieu qui est « au-delà et au-dessus de l’humanité », écrit Schleiermacher. La raison raisonnante, la métaphysique, l’intellectualisme ne peuvent que nous éloigner de la religion dont la patrie profonde est dans notre cœur ou dans l’âme, dans notre for intérieur.
Mais Schleiermacher veut aussi éviter une approche de la religion par la morale qui la réduit souvent à une fonction utilitaire. Or, écrit-il magnifiquement, en récusant cette approche utilitariste, « l’homme doit tout faire avec religion, rien par religion ». Cette pratique désintéressée de la religion sauvegarde en fait la reconnaissance pleine et entière de ce que la Réforme a désigné par le sola gratia (la grâce seule).
Il n’y a donc rien de facilement sentimental dans une foi opposée à ce qui fait de Dieu le résultat d’un savoir. Parler de sentiment religieux, c’est en réalité refuser toute mainmise sur Dieu. La foi est inséparable d’une attitude de réceptivité. Quand Auguste Sabatier (1839-1901) écrira « comprendre, c’est dominer », c’est bien cela qu’il fera entendre en insistant sur le caractère forcément symbolique du langage théologique.
En fait, j’ai été trop vite en besogne ; Schleiermacher en effet n’utilise quasiment jamais le mot « Dieu » quand il en parle dans ses Discours sur la religion. Lorsque nous disons « Dieu », c’est presque toujours et sans nous en rendre compte dans des catégories philosophiques que Schleiermacher estime précisément déformantes et infidèles par rapport à la réalité divine. Or le sentiment religieux inscrit la religion dans un tout autre registre. Il s’agit bien plutôt avec cette dernière d’une « contemplation », d’une « adoration » qui disent à leur manière un soli Deo gloria (à Dieu seul la gloire). Cette contemplation correspond à une intuition de l’Univers. Avec cette intuition, mot décisif, Schleiermacher condense et rassemble ce qu’il estime être le pivot de sa réflexion. Cette intuition est absolument essentielle dans sa démarche. L’expression Univers l’est tout autant. Elle est, elle aussi, tout à fait capitale. Mais de quel univers s’agit-il ?
De manière très significative, Schleiermacher n’utilise pas le mot allemand Weltall, mais celui d’Universum quand il parle de cet Univers. Il ne s’agit pas pour lui de désigner le cosmos. Il utilise ce mot latin Universum pour nous faire entendre avec lui l’Universel et l’universalité, à savoir un Dieu qui est l’Infini par rapport au fini, l’Un par rapport au multiple. Et si l’être humain est sentiment et goût de l’infini, c’est précisément parce qu’il est fini ; comment pourrions-nous en effet être ce qui précisément nous manque ? Dieu, comme on l’a vu plus haut, est plus que Dieu, le Dieu que nous pouvons appréhender par ce que nous appelons sa Révélation. Dieu nous échappe et son essence nous dépasse. Aller au-delà de ce que Dieu nous révèle est, affirmait Calvin, une vaine prétention. C’est parce que Schleiermacher parle ainsi de l’Universel en estimant que cela doit nous remplir d’une « humilité vraie et sincère » que Tillich affirme qu’il est « un bon disciple » du Réformateur de Genève. Si j’ai plus haut pu parler de notre être intérieur comme patrie de la religion véritable, c’est bien parce que l’Univers ne renvoie pas à l’ensemble du monde apparent, mais désigne son principe et la réalité profonde qui lui est sous-jacente. Schleiermacher parle alors de « l’Esprit du monde ».
Dans la pensée ultérieure de Schleiermacher, le sentiment religieux sera défini comme un « sentiment de dépendance inconditionnelle » par rapport à Dieu. Tillich verra là un parallèle avec sa notion de « souci ultime » par lequel il caractérise la foi.
* Nous reviendrons à Tillich dans le dernier article de la présente « série ».
Pour faire un don, suivez ce lien