J’ai toujours considéré qu’être électeur n’est pas tant un droit qu’un devoir. Quand je vote, je ne pense pas accomplir un acte de liberté ; je m’acquitte d’une obligation non pas légale mais morale, liée aux exigences d’un contrat social implicite. Je m’estimerais fautif, sauf cas de force majeure, de m’abstenir.
Ce qui relève de ma liberté, c’est le bulletin que je dépose dans l’urne. Ici commence ma perplexité. J’hésite ; le « bon choix » ne m’apparaît pas clairement. Si, en général, je vois vite pour qui je ne voterai pas, en revanche, même après mûre réflexion, j’ai de la peine à me décider entre les autres. Cette incertitude ne date pas du présent scrutin. Jamais dans ma vie d’électeur, commencée sous la Quatrième République, un candidat ou un programme n’a suscité en moi une adhésion sans doutes ni inquiétudes. Les campagnes électorales ne m’éclairent guère : elles s’apparentent à de la publicité et du pugilat plus qu’à de l’information et de la réflexion ; je n’en aime ni les petites manœuvres ni les outrances verbales.
Ma perplexité ne se confond nullement avec le rejet ou le refus qui, nous dit-on, progresse chez les citoyens de notre pays. Chez beaucoup, des déceptions, des illusions perdues (elles étaient souvent passablement utopiques) ont détruit toute confiance en notre démocratie, voire leur en ont donné le dégoût. Ils jugent incompétent, de mauvais vouloir ou corrompu le personnel politique. Ils estiment verrouillé le système qui nous régit. Ils sont convaincus de l’inutilité des votes : ils ne changeront rien. Quand la situation leur paraît intolérable, leur rejet se mue en des haines, des colères et parfois des violences qui nuisent à la convivialité et à la cohésion sociales. Pourquoi discuter et négocier quand on pense que les autres sont ou idiots ou de mauvaise foi ou vendus et que l’organisation de la société la fige et la stérilise ? La force et la brutalité deviennent les seuls recours. Dans ma perplexité, il y a certes un manque de confiance, mais de confiance en moi plutôt que dans les autres. Que les scrutins aient des effets et que des élus puissent mener des actions positives, je ne le nie pas ; mais ai-je les moyens et la capacité de les prévoir et de les évaluer ?
Cette interrogation a des mérites. Elle mine la « témérité de l’affirmation », dénoncée dès le XVIe siècle par Castellion, source de bien de dérives. Elle aide à comprendre des positions différentes des siennes. Elle contribue au respect, à l’écoute et à l’indulgence mutuelles. Elle écarte « l’esprit d’orthodoxie » dont les ravages ne se limitent pas au religieux. Les certitudes massives, même celles négatives de la récusation, rendent fou (Nietzsche l’a bien noté), parfois fou furieux.
Pourtant, je ne peux pas me complaire dans ma perplexité, car j’en perçois les dangers : elle est paralysante ; l’irrésolution et l’inaction la guettent ; elle pousse, en engluant dans des débats et des délibérations sans fin, à renvoyer aux calendes grecques des engagements urgents et des décisions nécessaires. Quand les Athéniens disent à Paul : « nous t’entendrons une autre fois » (Ac 17, 33), ils manquent un kairos, ce moment où on doit sortir du « peut-être » pour dire soit « oui » soit « non ». De même, dans l’isoloir, il faut choisir. Bref, ma perplexité elle-même me rend perplexe. D’un côté, elle m’aide à me libérer d’embrigadements qui emprisonnent. De l’autre, elle risque de m’enfermer dans une passivité qui démissionne et renonce
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