Certains ont transformé le lien entre les hommes qui se vivait à travers la convivialité en un rapport au monde et à nos semblables que l’on pourrait qualifier d’ « économique ». À quoi l’autre peut-il me servir pour m’accomplir, réaliser mes ambitions, réussir mon implantation dans la société, me rendre heureux ? On a remplacé le bonheur de la découverte et de la rencontre par l’échange comptable et marchand. C’est un peu le constat d’Ivan Illich, l’auteur d’une analyse critique de la société industrielle parue en 1973 sous le titre La convivialité. Il y dénonce un asservissement des hommes coincés et broyés par la course à la productivité, créant sans cesse de nouveaux besoins, fabriquant une société frustrée de ne jamais pouvoir satisfaire ces derniers, tout en reléguant l’humain au second plan. Qu’avons-nous oublié ? Que manque-t-il tant pour que les hommes se soient exclus les uns les autres, se soient enfermés derrière les murs de leurs propriétés, regardant l’étranger avec méfiance et hostilité ? Que craint-on de perdre, de mettre en danger ? Dans les temps immémoriaux, on expérimentait l’accueil de l’hôte de passage pour éviter de s’en faire un ennemi et l’on travaillait l’appartenance à un clan, à un peuple, une communauté, au travers de rites de passages, qu’ils soient religieux ou sociaux. Ces derniers occasionnaient des rassemblements autour de festins, de banquets. On a nommé ces mouvements d’accueil et de partage « la convivialité ». La Bible elle-même relate ces occasions de rencontres même si le terme n’est pas un mot proprement biblique. On peut en retrouver trace dans les récits relatant les mariages, le sevrage des tout petits, ou encore l’accueil des hôtes de passage comme Abraham qui Retrouver la convivialité Anne Heimerdinger Le pasteur Anne Heimerdinger nous propose une réflexion sur la convivialité, qui nous a beaucoup manqué ces derniers mois. conviction accueille trois étranges visiteurs en Genèse 18. La convivialité ainsi vécue rythmait la vie du peuple hébreu. Les familles se réunissaient et retissaient des relations, chacun trouvant sa place au milieu des autres. Et tout cela finissait à table. C’est tellement vrai que dans l’Ancien Testament, la Vulgate a usé des termes « convivium » (banquet) et « conviva » (convive) pour parler des festins solennels et des banquets.
Une image
Cette image de festin est d’ailleurs plébiscitée aussi bien dans le discours qu’à travers les rencontres de Jésus. Ce dernier l’emploie pour parler de l’invitation à prendre part au royaume des cieux, comme dans Matthieu 22, 1-14 (les invités à la Noce), ou encore en Matthieu 8,11 : « je vous déclare que plusieurs viendront de l’orient et de l’occident, et seront à table avec Abraham, Isaac et Jacob, dans le royaume des cieux ». On pourrait en rester à ce sens premier du terme : « manger ensemble et s’en trouver bien ». Depuis, notre réalité de vie s’est inscrite au milieu d’une évolution sociétale constante, de traditions mouvantes et dans le cadre d’une société développée et individualiste, ce qui a profondément bousculé notre rapport à l’autre. À tel point d’ailleurs qu’Ivan Illich propose de rafraîchir ce terme de convivialité. Pour lui, il désigne « la capacité d’une société à favoriser la tolérance et les échanges réciproques entre les personnes et les groupes qui la composent ». Pour « sauver notre humanité », dit-il, il est urgent de redécouvrir la convivialité. Dans son raisonnement, il faut que « nos outils de développement », comme toute institution ayant un lien avec les relations humaines, respectent l’autonomie personnelle des hommes, ne rendent personne ni maître ni esclave et surtout permettent à chacun d’agir de manière personnelle et réfléchie. Il a donc le mérite de poser notre rapport au système auquel nous appartenons et participons, notre rapport au monde, à l’autre et à l’existence.
Convivialité symbolique
En remontant aux racines de la convivialité et en interrogeant sa place dans notre société, nous constatons qu’elle se métamorphose sans arrêt. La convivialité n’a pas disparu, elle se transforme au gré du temps, des situations, des éléments culturels, de l’espace qu’on lui attribue et des outils technologiques disponibles. Elle reste néanmoins fondée sur l’échange, le partage et le simple plaisir de côtoyer ses semblables. Pour Jean-Anthelme Brillat-Savarin, illustre gastronome français (1755 – 1826), la convivialité n’est pas le simple plaisir de manger. Il est question du statut du convive qui se risque au milieu des autres. Le moment convivial partagé ouvre aussi à la lecture des comportements convoqués lors de ce moment particulier : l’empathie, le sensoriel, le verbal. Il y a donc l’ouverture « d’un espace dialogique, de conversation » analyse Roland Barthes. Et cet espace a le pouvoir de donner une place et de valoriser chaque convive. La convivialité invite donc « à sa table » tout autant l’élan vers l’autre, la liberté d’inscrire « qui on est » au cœur des échanges, des relations qui nous lient aux autres et au monde du sensible. Vivre avec convivialité rappelle la noblesse de l’homme qui, par son choix personnel et engagé, ne se fait pas tout seul, n’existe pas seul et surtout ne survit pas seul.
Convivialité « pratique » En 2018, alors que le phénomène des « gilets jaunes » tenait les carrefours des métropoles jusqu’aux ronds-points des zones rurales, certains observateurs ont considéré que le succès persistant de ces rassemblements était lié à la redécouverte d’une convivialité perdue et vécue avec le peu de moyens du bord. Il y était question d’accueil, de rencontres, de partage. Femmes, hommes, jeunes et moins jeunes sont sortis de leur enfermement, du rejet, parce qu’au chômage pour beaucoup, ils ont abandonné leur « pré carré » pour partager nourriture, abri, rêves. Ils ont redécouvert le bien fou de pouvoir parler, de se faire entendre et de monter des projets avec de nombreux autres. Ils ont échangé avec des partenaires de l’autre sexe, d’autres générations.
Prendre soin les uns des autres
La convivialité est un thermomètre qui mesure la santé de nos relations. Manger, parler, échanger semblent aller de soi dans un discours classique, mais représentent un défi aujourd’hui dans une société informée, éduquée, cadrée par un temps vécu rapide et court. On se lie encore facilement par le biais du mode virtuel et furtif. Cela suffit-il pour se sentir convié ? Il semble que la convivialité retrouve des couleurs lorsque nos espaces de vie communs « crisent » et dénoncent la perte du sens du vivre ensemble. S’exposer en vérité au regard d’autrui, accueillir la vie des autres ne sont pas dans l’air du temps. Il est vrai que toute rencontre dévoile, positionne, révolutionne, occasionne un déplacement, ne laisse personne indemne. N’est-il pas plus facile et plus rapide de cliquer pour se connecter aux autres à bonne distance de leur intrusion, à bonne distance du danger potentiel qu’ils représentent ? … Mais quid de la convivialité ?
Du « je » au « nous »
La convivialité, qu’il s’agisse de celle que transpirent les textes bibliques ou de celle analysée, pensée politiquement, est possible dans les lieux où une forme de rapport direct et de confiance résiste encore. Le goût de l’autre est toujours au prix d’une démarche de bonne volonté, d’ouverture, de don de soi. Il rejoint même la dimension spirituelle lorsqu’il devient lieu d’échanges, de mémoire de ce qui nous est commun à nous les hommes, de tissage relationnel, et j’oserais le dire ainsi, il nous convie aux prémices d’une communion les uns avec les autres… « Puisqu’il y a un seul pain, nous qui sommes plusieurs, nous formons un seul corps ; car nous participons tous à un même pain. »
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