Défense de Saint Luc

J’ai appris que Jean-Paul II avait démis Saint Luc de ses fonctions de patron des artistes peintres pour nommer à sa place Fra Angelico. Cette décision peut laisser certains indifférents, mais rappelons-nous que l’art et le sacré sont nés siamois et donc difficilement séparables et que Nietzsche s’était donné la peine de préciser que l’art est la seule activité véritablement métaphysique de l’homme.

On dit que ce sont les qualités descriptives du texte de Luc qui lui ont valu cette noble charge. Je pense, pour ma part, que cela est dû plutôt à des raisons plus subtiles liées à son évocation de la scène de l’Annonciation. Aucun autre évangéliste n’en propose une version plus saisissante.

San Bernardino de Sienne, au milieu du XVe, disait de l’acte de Création qu’est l’Incarnation – dont procède l’Annonciation – qu’il s’agit du moment où « l’éternité vient dans le temps […], la vie dans la mort […], l’infigurable dans la figure […], l’invisible dans la vision […]. » Or, n’est-ce pas ce que tout artiste aspire à réussir en entreprenant la réalisation d’une œuvre ? Ce parallélisme entre incarnation divine et gestation artistique met à jour le vœu qui anime toute véritable vocation artistique et confère de facto à Saint Luc sa fonction intangible de patron des peintres. Cette répandue, de Saint Luc peignant la Vierge avec ou sans Enfant, vision qui offre, à mes yeux, une double possibilité de lecture : celle, immédiate, où la Vierge apparaît comme modèle du peintre Saint Luc, illustrant ainsi l’activité ordinaire de l’atelier, et celle, plus secrète, où le modèle intérieur proposé en fait au peintre est l’œuvre d’incarnation que l’Esprit a conduit au sein de la Vierge et que l’artiste se doit d’imiter, afin de faire advenir à son tour l’œuvre et la vie sur la toile vierge.

Connaissez-vous l’histoire de l’enfant qui s’approche d’un sculpteur qui taille, dans un grand bloc de marbre, un cheval au milieu d’une place, et lui demande : « Dis-moi, comment savais-tu qu’il y avait un cheval à l’intérieur de ce bloc ? » L’histoire s’arrête là, mais elle pourrait se prolonger avec une réponse du sculpteur : « Je savais que ce cheval était là car c’est moi qui, avec mon esprit, l’y ai conçu. Je ne l’ai qu’aidé à se dégager de la pierre, à naître ». Leon Battista Alberti ne dit pas autre chose au sujet de la formation du peintre : « Il nous reste […] à rechercher comment il rendra avec la main ce que son esprit aura conçu ». L’œuvre de l’Esprit et celle de l’artiste partagent ainsi une même conception d’ordre spirituel.

On pourrait illustrer ces propos avec une des magnifiques versions de Saint Luc portraiturant la Vierge mais il m’a paru préférable de proposer cette Apparition de Chagall qui met en scène un peintre et son modèle occupant curieusement les places de Gabriel et de Marie dans une disposition du thème chère au Greco. L’essentiel ici est de souligner l’originalité, l’intimité et l’actualité de cette expression spontanée d’un peintre vis-à-vis d’une problématique aussi byzantine. Vous avez reconnu sans doute Chagall dans la figure de l’artiste et Bella, sa chère épouse, dans celle de l’ange. Manière de souligner, au passage, combien tout cela touche intimement à leurs vies et ainsi, à la Vie.

Fra Angelico est un peintre admirable, auteur, par ailleurs, de magnifiques Annonciations visibles à Florence et à Madrid, mais ni lui ni aucun autre artiste ne peut incarner à lui seul le symbole que représente la figure emblématique de Luc. C’est pourquoi, tout en étant de sensibilité protestante, je soutiens Saint Luc comme unique et véritable patron de la bien nébuleuse confrérie des artistes peintres

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