À la différence de son contemporain J.S. Bach qui jamais ne s’aventura hors des territoires germaniques, Haendel tenta sa fortune en Europe : il Caro Sassone (le cher Saxon) en Italie, puis George Frideric Handel, sujet anglais. Le livre biblique d’Esther, point de départ, par une suite de hasards, de son premier oratorio anglais, est en un sens tout aussi cosmopolite. Il raconte, en hébreu mais à la manière grecque, l’histoire d’une juive en Perse. Les noms des protagonistes s’inspirent de la culture mésopotamienne : Esther (Ishtar) et Mardochée (Marduk) en sont les héros, Haman le méchant, et Assuérus (Xerxès en grec), le roi. L’exotisme du livre ne pouvait que séduire Haendel, qui avait mis en musique un Siroe, re di Persia en 1728, et revint à la dynastie des Achéménides avec un Serse en 1738. Il est en cela simplement bien de son temps : on ne compte plus les Serse, Artaserse, Mitridate et Semiramide qui envahissent les scènes d’opéra au XVIIIe siècle.
Ambiguïtés de genre
Le sujet de l’œuvre ne justifie pas, à lui seul, d’en faire un oratorio plutôt qu’un opéra. L’utilisation de la langue anglaise la sort du moule de l’opera seria. La première version de l’œuvre, intitulée en 1720 Haman and Mordecai était un maske, c’est-à-dire une pièce de théâtre anglaise en musique. Pourquoi, cette fois-ci, le compositeur la titre-t-il « oratorio » ? L’interdiction de l’évêque de Londres de faire représenter scéniquement l’œuvre fait pencher la balance de ce côté ; le succès de son audition fera le reste et actera la naissance de l’oratorio anglais.
Un texte pas si sacré
L’histoire d’Esther est peut-être, avec celle de Joseph, l’une des moins religieuses de la Bible. Dans la version hébraïque du texte, Dieu est à peine évoqué. Ceci dit, le livret d’Haendel n’est pas – loin s’en faut ! – fondé sur la Bible hébraïque, mais sur une traduction édulcorée de la tragédie Esther de Racine, elle-même issue de la traduction de la version grecque du livre biblique. Les textes religieux qu’Haendel met en musique sont souvent consensuels, acceptables tant par les déistes que par les rigoristes. Luthérien de naissance, il s’est glissé dans la peau des musiques réformées, catholiques et anglicanes avec la plus grande facilité. Le livre d’Esther est théologiquement sans risque, mais politiquement corrosif, permettant à toute minorité opprimée de s’y projeter.
Pluralité esthétique
La musique ne relève pas davantage d’une esthétique spécifiquement sacrée. Ainsi, l’air «Praise the Paolo Caliari, dit Le Véronèse, Esther couronnée reine par Assuerus. Huile sur toile au plafond de l’église San Sebastiano à Venise (1555). Photo D.R. lord » reprend tous les codes des airs d’opéra : il en épouse la grande virtuosité, les ritournelles instrumentales, la forme – l’aria da capo, où la première partie est entièrement reprise à la fin afin que le chanteur puisse l’orner et faire montre de toute son agilité –, et il innove avec une harpe soliste véloce. Les récitatifs, moments de musique où le chant se fait moins mélodique et prend les inflexions de la voix parlée, ne relèvent pas d’une narration comme dans les oratorios italiens (le testo), latins (l’historicus) ou dans les Passions allemandes (l’évangéliste), mais sont des moments qui font avancer l’action comme dans les opéras. Le beau duo d’amour entre Esther et Assuerus est paradoxalement la copie conforme d’un duo doloriste entre Jésus et Marie composé pour une Passion. Haendel, comme à son habitude, puise allègrement dans la musique qu’il a déjà composée. Le procédé est si commun qu’il ne faudrait pas vouloir en tordre le sens en y recherchant une intertextualité. Cependant, force est de constater que les pièces dans lesquelles il va chercher du matériau pour son Esther sont principalement des œuvres religieuses, Brockes Passion et anthems en tête, dont les chœurs deviendront les pièces maîtresses de tous les oratorios haendéliens à succès.
Pour faire un don, suivez ce lien