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Immorale, la grâce ?

 

À la suite de Paul, les Réformateurs ont insisté sur ce qu’on appelle « la justification gratuite » : nous sommes sauvés par la grâce (par ce que Dieu fait pour nous) et non par nos œuvres (par ce que nous faisons). Nos œuvres ne contribuent en rien à notre salut ; elles ne comptent pas plus qu’« un poil de tête », écrit Calvin.

Cette exclusion des « œuvres » a soulevé une vague d’indignation. Ne favorise-t-elle pas une foi passive (au XVIe siècle, on dit « oisive ») qui se contente de bons sentiments ou de justes doctrines sans se soucier de mettre en pratique l’évangile et de le traduire dans un comportement éthique ?

En 1521, Luther écrit à Melanchthon : « pèche fortement ». Propos choquant, même si adressé à un homme à la conduite irréprochable dans une lettre privée qui n’était pas destinée à être publiée, il n’est guère dangereux. En 1527, l’anabaptiste Hubmaier se plaint que le peuple retienne seulement de la prédication de Luther que « la foi nous sauve » et néglige l’ « amélioration de sa vie ». En 1554, Castellion s’en prend à ceux qui ont plus d’indulgence pour l’immoralité que pour les déviations doctrinales. « Il suffit, écrit-il, qu’on ait la doctrine et qu’on observe les sacrements, mais le péché, pas question de le vaincre : nous sommes chair, n’est-ce pas, et le serons jusqu’à notre mort ». La justification par grâce n’équivaut-elle pas à une autorisation « dérogatoire » de pécher ? N’enlève-telle pas aux impératifs moraux leur poids, puisqu’on peut les violer impunément ? Pourquoi s’imposer des efforts et respecter des contraintes, si les paresses et les dérèglements ne sont pas sanctionnés ? Le catholicisme traditionnel, en combinant grâce et mérite, en demandant au fidèle de contribuer à son salut, ne se montre-t-il pas plus réaliste et plus pédagogique que le protestantisme ?

Pour répondre à ces critiques, il importe de s’interroger sur ce qu’est le « péché » et ce qu’est la « foi ».

Péché et malheur

On assimile souvent le péché à une faute. Il consisterait à faire quelque chose dont nous avons envie et qui enfreint une loi ou une règle. Pour notre agrément ou pour notre bénéfice, nous nous autorisons ce que nous devrions nous interdire. Il y a un attrait du péché. La peur d’une sanction et l’espoir d’une récompense nous aident à résister à sa séduction. Ce sont d’utiles contrepoids qui refrènent des penchants blâmables. Dans le Nouveau Testament, le péché ne relève pas de la morale mais de la religion, autrement dit, du lien avec Dieu et avec le prochain (une étymologie possible rattache le mot « religion » au verbe latin religare « relier »). Nous devenons pécheurs quand nos relations avec Dieu et avec nos prochains se dégradent et se détériorent, même si nous n’avons rien fait de mal d’un point de vue éthique. Dans une famille, dans un groupe, dans une ville ou un pays, les rapports des uns avec les autres peuvent s’envenimer, sans que personne n’ait accompli d’actes délictueux.

Des relations faussées avec Dieu et avec les autres pourrissent la vie. Elles entraînent ennuis et mal-être. « Les démons et les méchants ne sont pas heureux » écrit le pasteur Weigel (1533-1588). Ne voyons pas dans le pécheur un épicurien épanoui ; il est plutôt un mécontent aigri. Loin d’apporter une joie ou une satisfaction coupable, le péché véhicule déconvenues et tracas. Il est pénible et nullement agréable. Il n’est pas un plaisir défendu qu’on s’accorde en contravention avec les normes établies. Il est un malheur subi, une situation douloureuse.

Les récits évangéliques suggèrent d’assimiler le péché aux maladies ou aux infirmités que Jésus guérit. Pour l’apôtre Paul, il représente une captivité dont le Christ nous libère. Dans cette perspective, la justification gratuite n’incite pas au péché ; elle en délivre. Le libéré ne désire pas redevenir esclave ni le guéri malade. Retomber dans le malheur dont on est sorti (ou dont on a été sorti) ne tente personne. Quand on s’est cassé une jambe, écrit Zwingli, on ne va pas se la recasser volontairement parce qu’on connaît un médecin capable de bien soigner ; il ajoute :

« Ceux qui, lorsqu’ils entendent que le Christ a expié les péchés de tous s’exclament triomphalement : “nous pouvons pécher puisque toutes choses sont pardonnées gratuitement au travers du Christ” oublient la souffrance du péché. »

Je ne nie nullement que la Bible et la Réforme présentent aussi le péché comme une faute qui demande pardon ou comme un crime qui exige réparation. Il y a diversité d’images (ce qu’a montré Ricœur dans sa Philosophie de la volonté). Chacune a sa pertinence et aucune ne peut tout dire. Celle de la maladie et de la guérison montre bien que la grâce ne favorise aucun laxisme ni dérèglement moral.

Foi en actes

Quand Jésus dit à quelqu’un « ta foi t’a sauvé », il se réfère à une attitude de confiance et d’amour. Pour le Nouveau Testament, la foi est autre chose qu’un ensemble de croyances. Elle ne consiste pas à adhérer à des doctrines (même si elle s’exprime par des doctrines). Elle est une vie transformée par une rencontre qui noue une relation positive avec Dieu. Ainsi comprise elle comporte évidemment et inévitablement des œuvres. Luther le souligne en 1520 : « Nous ne rejetons pas les bonnes œuvres… mais la pensée impie d’y chercher le salut ». En 1530, Zwingli écrit que la foi est « la source de l’œuvre… plus la foi est grande, plus les œuvres… sont nombreuses et importantes ».

Pour reprendre l’image médicale, la foi se compare à la « bonne santé » qu’on recouvre quand on est guéri ou, plus exactement, quand on entre en convalescence (car comme l’écrit Farel en 1537, nous n’atteignons jamais ici bas « plénitude ni perfection »). Le malade se rétablit grâce au remède que lui prescrit le médecin, et non par une automédication qui empirerait le mal. Dès qu’il va mieux, il agit et travaille parce qu’il a retrouvé, au moins en partie, sa santé. De même, selon les Réformateurs les œuvres du croyant ne décident pas de son salut ; elles ne le procurent pas, elles n’en sont pas la cause ; mais elles en découlent, elles en sont la conséquence. Le chrétien n’agit pas pour être sauvé, afin d’obtenir la bienveillance et la grâce divines. Il fait des efforts, il se mobilise avec ses qualités et ses possibilités parce qu’il est sauvé, parce que Dieu lui a fait grâce.

Quelques théologiens protestants (ainsi Bultmann au XXè siècle) ont distingué les œuvres et les actes. « Œuvre » désigne ce que je produis, ainsi un objet que je fabrique et façonne dans un but précis ; je rédige une thèse parce qu’elle me permettra d’acquérir un diplôme ; je m’applique à un travail pour avoir de l’avancement. L’« acte », au contraire, exprime ma personne, il traduit ce que je suis. Je le fais parce que je suis moi. Je chante parce que j’éprouve le besoin d’exprimer ce que je ressens et non pour avoir du succès et devenir une vedette. Quand j’offre des fleurs à quelqu’un pour qu’il m’accorde une faveur, je me situe dans le domaine des œuvres. Quand je les lui donne par affection, mon geste entre dans la catégorie des actes.

Si on fait quelque chose en vue de mériter son salut, dans l’espoir d’attirer la grâce divine, il s’agit d’une œuvre. Si on le fait par amour et reconnaissance pour Dieu, parce qu’on a été changé et transformé par lui, il s’agit alors d’un acte.

Cette distinction, peut-être trop subtile, n’a guère été reprise. En tout cas, elle indique bien que la vie chrétienne implique un comportement éthique, même si ce comportement ne sert pas à acquérir des mérites en vue du salut.

 

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À propos André Gounelle

est pasteur, professeur honoraire de l’Institut Protestant de Théologie (Montpellier), auteur de nombreux livres, collaborateur depuis 50 ans d’Évangile et liberté.

5 commentaires

  1. f.ecoutin@laposte.net'

    Les oeuvres pour les oeuvres et non pour être sauvé.
    Une mère peut être dans l’effort et la contrainte pour s’occuper de son enfant, pour diverses raisons, mais elle peut aussi faire avec facilité toutes les choses nécessaires à son développement si cela correspond à son envie profonde.
    Lorsqu’une mère (par exemple) fait ainsi ce qu’il faut, c’est sans espèrer une récompense quelconque n’est-ce-pas ? Alors le chrétien , le protestant, peut-il agir gratuitement, faire oeuvre sans penser à un quelconque retour ?
    Monsieur Gounelle rappelle ainsi : « Luther le souligne en 1520 : « Nous ne rejetons pas les bonnes œuvres… mais la pensée impie d’y chercher le salut ». En 1530, Zwingli écrit que la foi est « la source de l’œuvre… plus la foi est grande, plus les œuvres… sont nombreuses et importantes ». » En lisant foi ici, nous pourrions remplacer foi par amour à l’exemple de la Maman décrite ci-dessus qui répond à son envie profonde.
    Ainsi, oui, l’œuvre est le fruit de celui qui est sauvé, c’est-à-dire celui qui a ouvert sa porte; car celui qui écoute son cœur, n’adhère-t-il pas naturellement à la conclusion qu’il est bon et satisfaisant de « faire à l’autre comme à nous » ? Et qu’ainsi une œuvre est dans la nature des choses humaines, enfin à partir donc d’un certain éclairage divin, d’une certaine grâce, et donc l’œuvre est bien autre que  » s’imposer des efforts et respecter des contraintes »; ça devient un acte alors d’après le texte; l’acte serait une œuvre désintéressée… (spontanément j’aurais dit l’inverse).
    Voyons Jésus qui répond à ses disciples lorsque ceux ci lui demandent si cet aveugle de naissance a péché ou si ce sont ses parents : « ni l’un ni l’autre, c’est pour que les œuvres de Dieu s’accomplissent », « Ce n’est pas que lui ou ses parents aient péché; mais c’est afin que les œuvres de Dieu soient manifestées en lui. » (https://www.info-bible.org) « ni lui ni ses parents n’ont péché, mais c’est afin que soient manifestées en lui les œuvres de Dieu » (BJ Jean 9, 1-3) et,
    « Tant qu’il fait jour,
    il nous faut travailler aux œuvres
    de celui qui m’a envoyé » (BJ Jean 9, 4)
    Pour Jean le péché n’est donc pas assimilé à l’infirmité, l’infirmité permet aux œuvres de Dieu de se manifester « en soi », quelles œuvres ?
    Peut être la plus importante est-elle la prise de conscience de sa propre infirmité, résultant de sa condition humaine; conscience de ses limites appelant l’abandon et la soumission, l’humilité de la foi.
    Et Jésus « tant qu’il fait jour » « travaille aux œuvres » en guérissant : « ta foi (ton amour) te sauvera / t’a sauvé ».
    La foi est bien source de guérison, d’humilité, de pardon, œuvre de Dieu en l’homme.

  2. malimalika_one@yahoo.fr'

    il est aussi écrit que tout est permis mais tout n’est pas utile….ça complète la chose première

  3. c.fanara@outlook.com'

    « La justification par grâce n’équivaut-elle pas à une autorisation « dérogatoire » de pécher ? N’enlève-telle pas aux impératifs moraux leur poids, puisqu’on peut les violer impunément ? » –> On pourrait le penser si Paul n’avait pas écrit l’épître aux Galates, chapitre 5, entre autre… Il n’y est nullement question de déroger à l’impératif de la sanctification, « sans laquelle personne ne verra le Seigneur », écrira plus loin l’auteur aux Hébreux. Il ne me semble pas non plus que Luther, Calvin et les autres réformateurs aient négligé l’aspect indissociable de vivre une vie morale digne du nom que l’on porte d’avec la justification par la foi seule. Nous n’avons certes aucun mérite dans notre salut mais la responsabilité de vivre une vie sainte qui plaise à notre Créateur demeure toujours. Justement parce que nous avons été sauvés! Cette conversion porte toujours du fruit. Galates 5 en donne d’ailleurs les détails.

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