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Musique et silence, et mort

 

De chaque côté de la musique, de chaque côté d’une pièce de musique se trouve le silence. Le silence est la condition d’existence de toute musique, de même que la seule définition acceptable de la musique est qu’elle est son et non point silence. Sans silence, la musique n’existerait pas en tant que telle. À maints égards, le silence entoure la musique comme la mort entoure la vie. De même que la mort, d’ailleurs, peut surgir dans la vie sans l’interrompre tout à fait, le silence surgit dans la musique. Cette dernière peut certes l’effacer de son horizon, comme dans certaines fugues de Bach, elle peut en jouer, comme parfois Beethoven ou d’autres compositeurs le font, elle ne parviendra jamais à effacer le silence de son horizon, qu’il soit immédiat ou lointain. Toute œuvre musicale surgit au milieu d’un silence et s’achève sur un silence – suivi ou non d’applaudissements : le silence est l’horizon d’être et de sens de toute musique. Il en est exactement de même de la vie : celle-ci ne prend sens que face à la mort. Comme œuvre humaine, la musique est entourée de mort, mais en elle, pour elle-même, elle est vie, désir de vie et d’éternité. Comme la musique, pour faire sens, a besoin du silence, la vie a besoin de la mort pour faire sens. Il n’y a rien de plus absurde, de plus inhumain, à cet égard, que l’éternité, elle qui est, dit-on, sans commencement ni sans fin – au double sens du terme latin finis : point final et but.

On prétend que la musique réveille les passions. Cela n’est sans doute pas entièrement faux, mais c’est aussi une affirmation bien en deçà de la réalité. Surtout, et avant tout, la musique déplace, engendre et crée. Comme expérience de la vie prise de tous côtés par la mort, la musique n’est pas qu’appel à la vie. Elle l’est, certes, mais elle est bien plutôt désir de vie et, en un sens, face au réel de la mort, œuvre de résistance de l’être. Et cela n’est nullement contradictoire avec l’idée que la musique provoque du plaisir à son écoute. Edward Said l’a bien montré en parlant de l’opéra Così fan tutte de Mozart : la mort y est sous-jacente, en même temps que la joie et le plaisir y sont omniprésents. On pourrait donc dire que pour Mozart pressentant la mort (il le compose moins de deux ans avant son décès), la joie et le plaisir musicaux sont des formes de résistance de notre être face à la mort.

Freud a donc tort, je crois, de prétendre que toutes nos activités humaines, nos passions, nos rêves, sont des sortes d’anti-douleurs contre l’absurde de la vie. C’est en tout cas faux en ce qui concerne la musique. Car au moment où la musique retentit, nous savons qu’elle surgit dans un horizon de silence, exactement comme la vie surgit sur un horizon de mort. Mais au cœur de son expression, la musique existe bel et bien. Elle n’est pas oubli du silence, elle n’est pas une façon de le cacher, de le nier. Elle se dresse, à proprement parler, face au silence – elle est, au sens premier du terme. Certes, elle n’est pas celle qui aura le dernier mot. Mais, à côté du silence et, face au silence, elle est vie face à la mort, être face au non-être. De ce point de vue, la musique est courage d’être. Elle est donc, en fin de compte, acte de foi.

 

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À propos Pierre-Olivier Léchot

est docteur en théologie et professeur d’histoire moderne à l’Institut Protestant de Théologie (faculté de Paris). Il est également membre associé du Laboratoire d’Études sur les Monothéismes (CNRS EPHE) et du comité de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français (SHPF).

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