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Comment penser les rapports entre Bible et archéologie ?

 

Une consultation quelque peu superficielle des médias, spécialement sur Internet, laisse penser que les fouilles archéologiques au Proche-Orient ont récemment permis de retrouver le palais de David, une empreinte du sceau du prophète Ésaïe, ou encore un anneau appartenant à Ponce Pilate. Il n’est guère besoin de s’aventurer loin sur les moteurs de recherche pour découvrir des images supposées des vestiges de l’arche de Noé ou des roues de char égyptien englouti dans la mer Rouge… Décidément, l’archéologie, envisagée dans ses liens avec la Bible, soulève des passions et alimente bien des spéculations. Mais que peut-on réellement attendre des rapprochements entre les pierres et les mots ?

 La confrontation entre Bible et archéologie

Les rapports entre l’archéologie et l’étude de la Bible sont le plus souvent envisagés sous l’angle de la confrontation directe entre des données matérielles d’une part, des affirmations de nature historique contenues dans les textes, de l’autre. La comparaison débouche sur une discussion concernant l’historicité éventuelle d’éléments mentionnés par les livres bibliques et requiert généralement un rapprochement terme à terme : les vestiges d’un bâtiment sont mis en rapport avec une habitation, un palais, un temple évoqués dans un passage ; l’occurrence d’un nom propre sur une inscription ancienne, avec un personnage biblique ; des traces de destruction, avec une bataille rapportée dans un récit ; et ainsi de suite.

À titre d’illustration, peu d’historiens doutent aujourd’hui de l’existence du roi David, puisque l’expression « maison de David » apparaît sur la stèle de Dan (voir photo en page de droite). Dans la mesure où ce syntagme y désigne le royaume de Juda, il apparaît clairement, de surcroît, que le roi araméen ayant fait graver le texte à la fin du IXe siècle avant notre ère considérait David comme le fondateur d’une dynastie régnant à Jérusalem. De manière analogue, la découverte d’une empreinte de sceau contenant le nom du roi Ézéchias lors de fouilles officielles à Jérusalem en 2009 confirme l’existence de ce personnage mentionné notamment en 2 Rois 16-21, et ce d’autant que l’écriture du sceau correspond bien à l’époque attendue (vers 700 avant notre ère). D’autres empreintes analogues, dont au moins une identique, avaient déjà surgi sur le marché des antiquités mais leur authenticité était douteuse tant les faux abondent de nos jours. S’il s’agit de la preuve la plus spectaculaire de l’historicité d’Ézéchias, elle n’est toutefois pas la seule : on savait depuis longtemps que les annales assyriennes évoquent ce roi. Les exemples de ce type pourraient être multipliés.

Cette manière d’aborder les liens entre résultats des fouilles et étude de l’Ancien ou du Nouveau Testament – sous le rapport, donc, de la vérification éventuelle de l’historicité de ces derniers – s’impose dans les débats publics pour au moins trois raisons. D’abord, le sol du Proche-Orient livre régulièrement aux archéologues des objets et vestiges qui se prêtent par nature au jeu d’une mise en correspondance avec des éléments des textes, spécialement lorsqu’une inscription mentionnant une personne est exhumée. Pour prendre un exemple récent, la découverte, en 2018, de l’empreinte d’un sceau au nom d’un certain « Ésaïe », datant approximativement de 700 avant notre ère, suscite inévitablement, et légitimement, la question de savoir s’il s’agit de la même personne que le prophète biblique (en l’occurrence, il est impossible de le savoir car l’empreinte est incomplète). Ensuite, bien des croyants et des exégètes considèrent que la véracité même de la Bible tient ou tombe avec l’historicité des faits qui y sont rapportés ; il y a donc là, à leurs yeux, un enjeu théologique et apologétique. La possibilité d’une corroboration par des faits matériels crée chez eux l’espoir que cette crédibilité des textes soit vérifiable. Enfin, les deux raisons qui précèdent en favorisent naturellement une troisième : les médias sont friands de découvertes spectaculaires (avérées ou non) et les publient aussitôt, de telles annonces étant ensuite répercutées par mille échos sur la Toile.

Or il est saisissant de constater que cette façon de confronter la Bible et l’archéologie se voit adoptée aussi bien par des défenseurs de l’historicité des textes bibliques que par des historiens très critiques à ce sujet. Les premiers, on vient de le dire, perçoivent souvent les recherches archéologiques comme autant d’occasions potentielles de corroborer les affirmations scripturaires ; lorsque, au contraire, des tensions se font jour entre les résultats des recherches et les textes, l’attitude se mue en posture défensive, à la recherche d’explications alternatives. Ainsi, le site web des « Associates for Biblical Research » (https://biblearchaeology. org/) se définit comme un « ministère d’apologétique chrétienne dédiée à la démonstration de la fiabilité historique de la Bible par la recherche archéologique et biblique ». Il s’y trouve des articles et vidéos se proposant de démontrer la véracité des textes, souvent lus de manière littérale, sur le Déluge, la conquête de  Canaan ou encore la chronologie des Patriarches. Dans ce type d’approche, chaque découverte peut être saisie comme une confirmation possible de la Bible et s’ajouter à une longue liste d’indices en faveur de la crédibilité des textes sacrés. Mais chaque trouvaille constitue également une menace potentielle puisque les chercheurs affirment, de temps à autre, que leurs travaux aboutissent à un démenti de telle ou telle affirmation des auteurs bibliques. L’archéologie devient ainsi un « lieu » apologétique, un formidable terrain de bataille pour établir et défendre la valeur même de la Bible.

De manière diamétralement opposée, certains archéologues de renom tiennent leur discipline pour une instance critique apte à évaluer l’historicité des récits bibliques et ainsi à faire le départ entre réalité et fiction, entre histoire et mythe. William Dever, de l’université de l’Arizona, bien connu pour ses fouilles à Tel Guézer, revendique pour l’archéologie un statut de source primaire, par opposition au caractère secondaire des textes . Quand ceux-ci se révèlent le fruit de rédactions successives, relativement tardives par rapport aux événements rapportés et idéologiquement orientées, les découvertes matérielles permettent d’atteindre l’époque même des faits – et ne sauraient mentir. En particulier, Dever estime que la Bible hébraïque reflète seulement les convictions religieuses d’une élite, en net décalage par rapport à la piété populaire telle qu’elle se manifeste dans les vestiges archéologiques. Se fier aux textes pour reconstituer l’histoire d’Israël et de Juda reviendrait à adopter le point de vue d’une part infime de leurs populations, à majorer considérablement l’importance d’idées telles que le monothéisme et à surévaluer le rôle joué par le culte célébré à Jérusalem. Par contraste, les trouvailles matérielles donnent un accès privilégié à la vie réelle, quotidienne, du peuple, ainsi qu’à ses pratiques religieuses concrètes. Il faudrait donc envisager l’archéologie en surplomb à l’égard des textes, comme source à la fois première et ultime d’information pour les historiens responsables. Dans son dernier ouvrage, Beyond the Texts. An Archaeological Portrait of Ancient Israel and Judah, Dever entreprend sur cette base une reconstitution de l’histoire d’Israël et de Juda. Il y évalue, pour différentes périodes, la teneur historique des textes bibliques. Ainsi, tel ou tel trait des récits (par exemple la mention d’un coup d’État ou d’une réforme religieuse) se voit classé parmi trois catégories : probable, possible ou démenti.

Pour sa part, Israel Finkelstein, de l’université de Tel Aviv, est devenu célèbre grâce à son best-seller La Bible dévoilée, coécrit avec N.A. Silberman. Il mobilise régulièrement les données matérielles afin d’évaluer la part de réalité au sein des textes. Cela le conduit parfois à reléguer des événements bibliques au rang de fictions. Dans cette optique, les données scientifiques accumulées grâce aux découvertes matérielles permettent de passer au tamis les récits afin de n’en retenir que les éléments historiques à proprement parler, autrement dit à y discerner un noyau d’historicité. Dans d’autres situations, le spécialiste israélien propose un nouvel horizon historique pour des situations auxquelles la chronologie biblique attribue une date plus haute. À la manière des hellénistes qui lisent dans les textes homériques des rétroprojections au IIe millénaire de réalités du Ier millénaire avant notre ère, Finkelstein, comme bien d’autres, discerne au sein des récits bibliques des reflets du VIIe siècle avant notre ère antidatés au Xe afin de donner du lustre aux règnes de David et Salomon. Ou encore, le livre de Néhémie situerait à l’époque du personnage éponyme (Ve siècle) des réalités correspondant, dans les faits, à l’époque hasmonéenne (IIe-Ier siècle).

Les deux pôles précédents – apologètes défendant la véracité historique de la Bible, archéologues triant dans cette dernière à l’aide de leur discipline – ont en commun de miser sur les découvertes matérielles pour évaluer la valeur historique des textes. La part de vérité de cette approche réside dans le fait que l’archéologie fournit bel et bien des résultats que l’historien peut tenir pour suffisamment assurés, selon les normes scientifiques en vigueur, pour parvenir à des conclusions solides sur l’historicité ou non d’un élément biblique. De fait, il ne peut être nié qu’un certain nombre d’affirmations contenues dans la Bible, qu’elles concernent des personnes, des lieux ou des événements, sont aujourd’hui tenues pour « validées » par l’ensemble des historiens au vu des trouvailles archéologiques. Inversement, il existe des cas où de telles affirmations sont problématiques dans la mesure où on ne voit pas comment elles pourraient concorder avec les données matérielles. Certains cherchent des explications alternatives, mais l’avis majoritaire des historiens est que l’on a affaire à des fictions. En d’autres termes, les deux approches (apologétique et critique) évoquées plus haut rejoignent chacune, dans un certain nombre de cas, l’opinion de la plupart des historiens.

De ce fait, cette logique de confrontation directe entre textes et vestiges fait figure d’« horizon indépassable » des discussions sur les rapports entre Bible et archéologie. Pourtant, si cette approche a ses vertus, elle possède aussi ses limites, comme nous allons le voir à présent.

 L’herméneutique des pierres

En premier lieu, la mise en rapport immédiate des découvertes archéologiques avec des éléments du discours biblique se fait trop souvent au détriment d’une étude suffisamment précise des deux termes de cette comparaison. Or la précipitation et les simplifications propres aux médias ne sont pas seules en cause. C’est avant tout une façon naïve, voire positiviste, d’appréhender les données matérielles comme les textes, de la part même des spécialistes, qui crée des difficultés.

Il faut ainsi, d’un côté, souligner les limites de l’archéologie. Cela paraît d’autant plus important que les annonces diffusées par les médias ne s’embarrassent pas toujours de nuances, et ne reflètent alors ni les incertitudes des scientifiques, ni leurs désaccords. Il en résulte l’image d’une science qui met au jour des faits bruts et conduit à des constats indéniables et définitifs. En réalité, les découvertes matérielles font systématiquement l’objet d’une interprétation, inévitablement frappée des incertitudes propres aux analyses subjectives des chercheurs. À titre d’illustration, les fouilles ont exhumé de nombreuses figurines féminines dans des habitations judéennes datant des VIIIe et VIIE siècles avant notre ère. Pour William Dever, il ne fait aucun doute qu’il s’agit de représentations de la déesse Ashéra, qui fut l’objet d’un culte dans plusieurs pays du Proche-Orient et que la Bible mentionne à quelques reprises (par exemple en 2 Rois 23,4). Il s’agirait donc d’un témoignage précieux de la piété des habitants de Juda à l’époque monarchique. De surcroît, on tiendrait là un indice fort de la prégnance du polythéisme parmi la population : la vénération de Yahvé n’était pas exclusive. Précisément, on a retrouvé sur les sites de Kuntillet Ajrud, en bordure du Sinaï, et de Khirbet el-Qom, à l’ouest de Hébron, des inscriptions du VIIIe siècle évoquant à la fois Yahvé et « son Ashéra ». En particulier, on rencontre la formule : « Je te bénis par Yahvé et son Ashéra. » Il semble, dès lors, que cette dernière ait constitué la déesse parèdre de Yahvé. Malheureusement, rien de tout cela n’est assuré. Les figurines ne portent aucune inscription ni aucun trait distinctif qui permettrait d’être certain qu’elles représentent Ashéra. Plusieurs autres interprétations en ont été proposées. Comme elles figurent des femmes à la poitrine proéminente, certains chercheurs pensent qu’il s’agit de « statuettes » votives, offertes à une divinité (laquelle ?) par des femmes enceintes ou allaitant. Quelques-uns y voient des talismans associés à un désir de fertilité, ou des sortes de « prières matérialisées ». D’autres enfin, notant qu’on découvre aussi beaucoup de figurines d’autres types (animaux, hommes montés sur des chevaux), prétendent qu’il s’agit tout simplement de jouets ! Quant aux inscriptions contenant une bénédiction liée à Yahvé et à « son Ashéra », elles posent difficulté car il est anormal, en gram-maire hébraïque, de marquer un nom propre d’un tel possessif (concrétisé ici par un suffixe accolé au nom « Ashéra »). D’où une multiplicité d’autres interprétations : selon les plus répandues, le mot ashéra désignerait un poteau cultuel (comme souvent dans la Bible) ou un sanctuaire.

Ainsi, les deux types de découvertes potentiellement liées à la déesse Ashéra se prêtent en réalité à des analyses diverses ; il ne s’agit pas de « faits bruts » à la signification immédiatement perceptible. Or cette situation est fréquente. On ne compte plus les bâtiments, pièces ou objets que les fouilleurs ont interprétés comme possédant une fonction cultuelle, alors que cela est loin d’être établi. On pense généralement que les pierres dressées mises au jour sur différents sites correspondent aux massèbes bibliques, et l’on suppose que ces pierres représentent la présence d’une divinité. À défaut d’alternative, cette hypothèse paraît s’imposer, mais elle n’est pas prouvée. On présente généralement de grands bâtiments découverts à Mégiddo comme des écuries royales, mais cela demeure conjectural et d’autres théories existent. En un mot, les découvertes archéologiques, qui portent sur des vestiges matériels, font inévitablement l’objet d’une interprétation. D’où la nécessité d’une « herméneutique » appropriée, c’est-à-dire d’une réflexion sur ce qu’est l’interprétation des données archéologiques et sur quels fondements et normes elle repose.

L’autre limite majeure de l’archéologie concerne les datations des vestiges. Le principe de base des fouilles est simple : comme en géologie, les sites se présentent sous la forme de couches superposées et les plus basses sont les plus anciennes. Cela permet aux archéologues d’établir une chronologie relative, ce qui se traduit par une numérotation des strates : on parlera de Lakish I, Lakish II, Lakish III, et ainsi de suite. Bien plus difficile est l’élaboration d’une chronologie absolue, consistant à situer chaque couche sur la flèche du temps, en disant par exemple que Lakish V date du Xe siècle. L’outil principal à cet effet est l’évolution de la céramique au fil des siècles. À l’aide de quelques repères servant d’étalons, les spécialistes sont capables de dire que telle forme de cruche d’argile était en usage à telle époque. Bien entendu, cela ne donne que des résultats approximatifs : des périodes plutôt que des dates exactes. Il arrive parfois que la céramique n’ait guère changé pendant une longue période, ce qui ne permet pas de détermination précise. Ce fut le cas pendant l’essentiel des Xe et IXe siècles avant notre ère dans les territoires d’Israël et de Juda, et c’est ce qui explique les débats liés à David et Salomon. Pendant longtemps, les archéologues ont situé au Xe siècle, et attribué au règne de Salomon, des constructions impressionnantes à Mégiddo, Hatsor et Guézer, non sans lien avec un verset qui prête à ce roi des travaux dans ces villes (1 R 9,15). Toutefois, du point de vue de la céramique, il est aussi théoriquement possible de proposer une date au siècle suivant et d’attribuer ces édifices à la dynastie des Omrides. C’est précisément la théorie avancée par Finkelstein. Bien d’autres facteurs interviennent dans ce débat, mais l’imprécision des datations permises par la céramique est à la source des difficultés

Les datations au carbone 14 permettraient-elles de trancher ? Il faut d’abord savoir que cette technique n’est utilisée que depuis peu pour les fouilles effectuées en Israël. Ensuite, les résultats ne sont pas des dates exactes mais des fourchettes de temps ; dans le cas de l’époque de Salomon, les intervalles d’incertitude sont du même ordre que l’écart chronologique débattu… Des résultats importants ont toutefois été obtenus ces dernières années. Ainsi, on sait que le site de Khirbet Qeiyafa, dans la région des basses collines (Shéphélah) située entre la plaine côtière et les hautes collines de Juda, était une ville fortifiée vers le début du XE siècle, époque de David selon la chronologie biblique. Les archéologues qui ont fouillé ce site ont proclamé avoir trouvé la preuve que le royaume de David était bien développé et assez puissant pour être protégé à sa frontière occidentale par une telle cité. Pourtant, tous les archéologues n’ont pas été convaincus : certains pensent, en effet, que Qeiyafa était en réalité contrôlée par les Philistins, d’autres l’associent plutôt à ce qui deviendra le royaume du Nord, d’autres encore à une puissance locale « cananéenne »… On retrouve ici le problème de l’interprétation ! Cette même difficulté concerne parfois l’origine de l’échantillon daté. En témoigne le cas des fortifications de l’unique source d’eau de Jérusalem, la source de Gihon, qui se trouve sur la pente orientale de la cité de David. En 2004, des fouilles ont mis au jour une impressionnante tour qui faisait partie d’un système fortifié visant à protéger cette source. Les archéologues Ronny Reich et Eli Shukron ont alors proposé de dater ces constructions du Bronze moyen II, période correspondant à 1750-1550 avant notre ère environ. Cette hypothèse a été ensuite largement adoptée par les historiens. En 2016, toutefois, un de leurs collègues, David Ussiskhin, a souligné le manque d’éléments pour assurer une telle datation ; lui-même préférait une date au VIIIE siècle, soit environ un millénaire plus tard que la date devenue conventionnelle ! L’année suivante, des sédiments situés sous les fondations de la tour ont été datés au carbone 14 de la fin du IXE siècle, ce qui suggère que la tour a été bâtie à cette époque. Reich et Shukron se sont-ils trompés d’un millénaire dans leur datation ? C’est possible, mais le premier a maintenu son hypothèse en répondant que certains sédiments s’étaient déposés là longtemps après la construction de la tour, à l’occasion d’une inondation. Le débat se poursuit…

  L’archéologie des textes

Il n’aura pas échappé à la sagacité du lecteur que les deux aspects précédents – interprétation et datation – correspondent exactement aux problèmes majeurs qui se présentent aux exégètes des textes bibliques. C’est dire qu’avant même de chercher à établir un lien entre un passage de l’Ancien ou du Nouveau Testament et une découverte archéologique, il convient d’analyser le texte, et qu’ensuite, il faut garder à l’esprit les incertitudes des résultats obtenus. Si les archéologues hésitent parfois entre plusieurs interprétations d’un artefact, il en est de même pour les exégètes. Les écarts entre les datations proposées par ces derniers pour un même texte se comptent souvent en siècles.

Et pourtant, les discussions portant sur le lien éventuel entre une découverte archéologique et un passage biblique se font souvent sur la base d’une lecture simpliste de ce dernier, comme si son sens et sa date étaient de l’ordre de l’évidence. Ce déficit d’analyse peut prendre plusieurs formes. Souvent, les archéologues publient les résultats de leurs fouilles et de leur interprétation des vestiges dans des ouvrages détaillés et techniques qui s’achèvent sur un chapitre de synthèse historique. Ils y mettent en rapport leurs trouvailles avec des versets bibliques généralement cités comme des données brutes, sans faire état des problèmes éventuels d’établissement du texte, de traduction, d’interprétation et de datation.

En ce qui concerne le premier point, rares sont les spécialistes conscients de l’importance des divergences entre traditions manuscrites. Au regard des débats concernant David et Salomon, il est intéressant de noter, par exemple, que l’un des passages décrivant la grandeur du royaume du second (1 R 4,20-5,7) est considérablement plus court dans la Septante. Or on sait que le traducteur suivait scrupuleusement le texte hébreu qu’il avait sous les yeux : il n’a pas abrégé le passage. C’est plutôt un interpolateur qui a ajouté plusieurs phrases afin de souligner la gloire de Salomon, et le résultat se lit dans le texte hébreu traditionnel (texte massorétique) qui est à la base de nos traductions modernes. Le texte le plus ancien était plus « modeste » sur ce sujet. De manière plus spéculative mais très intéressante, la critique rédactionnellecherche à discerner les différentes strates du texte même quand cela ne se traduit pas par des divergences entre manuscrits. Il en va de la datation des versets, de leur mise en contexte, de l’identification des motifs qui les sous-tendent.

Parmi les questions à se poser en ce qui concerne l’interprétation figure, au premier chef, celle du genre littéraire du texte. Rien ne sert de chercher des traces historiques d’Esther à l’époque perse si le livre qui porte son nom a été composé comme une fiction de l’époque hellénistique. Les conventions littéraires importent également : les rédacteurs bibliques usaient d’hyperboles, de symboles, et seraient consternés de voir que des historiens modernes prennent tout cela au premier degré. Du reste, ces rédacteurs écrivaient pour bien des motifs, mais jamais, semble-t-il, pour produire de l’histoire au sens moderne du terme.

Ces considérations ne conduisent pas à vider le texte biblique de tout contenu historique, loin de là, mais à mieux cerner ce contenu. C’est un préalable nécessaire à la confrontation avec les données matérielles. En somme, de même qu’il est crucial de prendre en compte « l’herméneutique des pierres », il convient de procéder à « l’archéologie des textes ».

De surcroît, même quand toutes les précautions nécessaires ont été prises dans l’étude des vestiges comme des textes, la mise en correspondance des deux domaines comporte ses propres incertitudes. Prenons pour exemple un véritable serpent de mer des discussions sur l’histoire de Juda : les réformes religieuses prêtées par les livres des Rois à Ézéchias (2 R 18,4.22) et Josias (2 R 23), respectivement à la fin du VIIIE siècle et à la fin du VIIE siècle. Selon les textes, ces réformes se seraient notamment traduites par l’élimination de hauts-lieux : concrètement, la mise hors-circuit de lieux de cultes distincts du temple de Jérusalem. De telles actions ont-elles laissé des traces détectables par l’archéologie ? Une partie des chercheurs le pense, surtout dans le cas d’Ézéchias. Les fouilles de Béershéba ont mis au jour un autel sacrificiel à cornes qui avait été démantelé : on a retrouvé des pierres qui le composaient en différents endroits du site. Dans la forteresse d’Arad, au sud-ouest de la mer Morte, les archéologues ont retrouvé un véritable temple, avec notamment un autel à sacrifices et une pièce reculée qui a pu jouer le rôle de « saint des saints ». Or ce temple a été mis hors d’état de fonctionnement : on l’a délibérément enfoui. Certains historiens, comme André Lemaire, y voient des effets possibles de la réforme d’Ézéchias. D’autres ont mis en doute ces analyses ; ils datent le démantèlement de l’autel de Béershéba du siècle suivant et font remarquer qu’enfouir soigneusement un temple n’est pas le détruire. Ce dernier point est intéressant : comment savoir si un tel enfouissement doit ou non être interprété comme un acte de réforme religieuse ? Un article paru en mai 2019 livre une nouvelle pièce au dossier : il fait état de la découverte d’un temple à Lakish, qui a été détruit à la fin du VIIIE siècle : les cornes de l’autel ont été brisées, un siège de latrine a été déposé dans le « saint des saints ». Les archéologues attribuent cela à la réforme d’Ézéchias…

Par ailleurs, la confrontation entre Bible et archéologie ne saurait conduire à des résultats répondant à la dichotomie factuel/fictionnel. Dans bien des cas, les connaissances acquises lors des fouilles rendent plus ou moins plausible, voire plus ou moins probable, tel ou tel élément d’un récit biblique.

En conclusion : pour une critique de la raison archéologique

En raison des difficultés qui viennent d’être signalées, et qui portent à la fois sur les limites de l’archéologie, sur celles de l’exégèse, et sur la recherche de corrélations entre les résultats des deux disciplines, un bon degré d’humilité s’impose, en dépit des annonces sensationnalistes qu’on trouve dans certains médias. En histoire ancienne, la certitude est rarement atteinte : souvent, il est plutôt question de probabilités, d’hypothèses plus ou moins plausibles. La sagesse impose d’attendre avant qu’une affirmation émise par un archéologue se voie éventuellement remise en question par d’autres, ou au contraire s’impose à la communauté scientifique… du moins pendant un certain temps. Il faut savoir se réjouir de découvertes indubitables, mais se garder d’une forme de naïveté devant les résultats de certaines disciplines scientifiques.

Au-delà de ces éléments de prudence, ce sont à d’autres questions, plus profondes, que l’on est renvoyé. D’une part, l’intersection entre les deux domaines que sont l’archéologie et la Bible se révèle fort réduite. La plus grande partie des récits ne livre aucune prise aux vérifications matérielles : personne ne découvrira jamais d’enregistrement des discussions entre David et Jonathan pour en établir le verbatim, par exemple ! Et bien des trouvailles archéologiques ne trouvent aucune correspondance dans la Bible, laquelle est loin de tout raconter. Dans de nombreux cas, les découvertes illustrent la vie quotidienne des gens dans l’Israël ancien, et, partant, le cadre dans lequel l’on peut se représenter les récits, qu’ils possèdent un noyau historique ou non.

D’autre part, le contenu intellectuel et spirituel des Psaumes, ou de Job, pour ne prendre que deux illustrations, est tout simplement d’une autre nature qu’un ensemble d’affirmations historiques. De manière générale, les livres bibliques ne sauraient se réduire à des séries de « propositions de vérité » dont l’exactitude factuelle serait à évaluer. Au plan théologique, la vérité d’un texte se réduit-elle à l’historicité des événements qui y sont évoqués ?

 

 À lire l’article de James Woody « L’archéologie pour sauver la Bible de la pensée unique »

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À propos Matthieu Richelle

est professeur d’Ancien Testament à la Faculté libre de théologie évangélique et chargé de cours à l’École Pratique des Hautes Études ainsi qu’au Theologicum (Institut Catholique de Paris). Il est membre de l’unité de recherches « Proche-Orient, Caucase – langues, archéologie, cultures ».

Un commentaire

  1. constans.pierre1@gmail.com'

    Bonjour,
    Permettez-moi de faire 1 peu de  » pub  » pour une de mes lectures actuelles :
     » Vie & destin de Jésus de Nazareth  » /Daniel MARGUERAT/SEUIL
    Fraternellement.

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