Accueil / Conviction / Notre identité est dynamique

Notre identité est dynamique

 

Est-ce que j’existe dans la durée ? Est-ce que quelque chose demeure à travers le temps que je pourrais appeler « moi » ? Est-ce qu’un lien subsiste dans ma longue trajectoire que je puisse identifier ? Et la réponse à cette question dépend-elle de ma foi ?

Me voici ce matin avec, dans la main, la photo jaunie d’un bébé qui selon la légende n’est autre que moi-même. Quoi de commun avec le vieil homme que je suis devenu, à part le nom ? Proust parlait de personnes différentes, étrangères les unes aux autres, que nous devenons au cours de notre vie. Pourtant j’ai l’envie de croire, peut-être l’intuition, que quelque chose ou quelqu’un se cache sous les multiples apparences, sous les nombreuses expériences qui ne cessent de me changer. Cette unité de vie entre naissance et mort existe-t-elle quelque part, en moi ou hors de moi, en Dieu peut-être ?

Deux chansons me reviennent en mémoire. L’une de l’actrice d’origine danoise Anna Karina, avec ce refrain : « Souviens-toi de moi, petite fille viking ; c’est ta vie que j’ai vécue ; je ne peux pas vivre sans toi ». L’autre d’Anne Sylvestre, « L’enfant qui pleure au fond du puits », avec vers la fin ces paroles : « Nous avons chacun notre puits où meurt un enfant tendre ; nous l’entendons pleurer la nuit sans jamais bien comprendre ». Et pour terminer cet appel douloureux : « Oh ! S’il vous plait, murez le puits, je ne veux plus l’entendre ». Dans les deux chants, un enfant en moi qui n’est plus moi m’appelle, avec dans le premier le désir de renouer, dans le second de rompre avec celui que j’ai été, et que dans les deux cas je ne reconnais pas. Peut-être notre identité originelle, si elle existe, est-elle toujours là, cachée au fond d’un puits, qui nous travaille de l’intérieur sans qu’on le veuille ou qu’on le sache.

Pour ma part, je persiste à tenter de croire à cette identité, à cette unité d’existence. Sur quoi peut-on la fonder ? Le corps ? Non, bien sûr ! Tout ne cesse de s’y transformer ; il ne reste rien physiquement, avec les années, du bébé, de la petite fille, de l’enfant qui pleure, sinon peut-être parfois quelque chose dans le regard, ou ce qu’on nomme l’ADN. La mémoire ? Elle est suspecte et défaillante, même si elle demeure tapie au fond de nous. La personnalité ? Elle aussi change ; elle se construit peu à peu au gré des expériences, avec gains et pertes, et cela jusqu’au bout. Ou est-ce seulement dans l’inconscient que notre identité subsiste ? Elle se cache et se révèle dans les rêves, qui expriment peut-être la vraie unité, la vraie continuité de l’existence, ce qui la fonde, la maintient, la construit, au-delà ou en deçà du moi conscient qu’on voudrait être. Ce qui constitue vraiment un être humain dans la durée est peut-être justement ce à quoi il n’a pas accès.

Ce sont parfois les autres qui nous font croire que nous restons les mêmes. Il est plus facile pour des regards extérieurs de nous définir, de nous identifier. Ce sont eux qui tiennent dans leur main les fils de notre temps. On peut aussi s’auto-construire, à partir d’une image qu’on tente de conserver ou de créer. Celle-ci vient peut-être déjà de nos parents, de ce qu’ils ont projeté sur nous, ou bien d’un modèle réel ou idéal, ou même d’un contre-modèle. Cette auto-invention permanente aide à nous croire exister en tant qu’individu.

Certains encore, pour éviter la tension entre passé et avenir, cherchent leur identité hors d’eux-mêmes, par toutes sortes d’évasions, de jeux ou de rôles. Mais cette quête d’une sorte d’exo-identité n’est pas sans danger quand le réel reprend ses droits.

Une autre solution existe : s’alléger du poids de ce passé, fermer le rideau sur les angoisses du futur, et se plonger en pleine conscience dans le présent. C’est cet appel très à la mode d’habiter totalement l’instant, au lieu de fuir en avant ou en arrière, ou ailleurs dans le virtuel. Ainsi, soit on se retrouve soi-même, car on n’existe vraiment qu’ici et maintenant, soit on est libéré du souci de son identité, au moins pour un temps. Mais quand resurgit d’un coup dans le présent un morceau de passé, nous voilà chassés de nos refuges.

Ne suis-je qu’une illusion née de la peur de n’être rien, ou juste un assemblage fragile d’expériences éparses, enchainées les unes aux autres au gré du hasard, mais sans unité ni résonnance ? Et pourquoi me vient cette question narcissique, qui le plus souvent ne me tracasse pas outre mesure ? En temps normal, les liens avec les autres, avec la nature, avec la beauté, avec tout ce qui tisse la trame du quotidien, me suffisent largement. Que se passe-t-il vraiment en moi quand je regarde le passé et m’interroge sur ce chemin de vie auquel je m’efforce de croire ? Je ne peux bien sûr ici parler que de mon expérience, laisser libre cours à ce que je ressens, à ce qui me vient quand s’impose à moi cette question.

Elle survient quand je me lasse de me perdre, de m’évader loin de moi-même, de foncer sans regard en arrière et d’ignorer ma trajectoire, ou bien quand des éclats tranchants d’un passé refoulé jaillissent sans crier gare et blessent le présent, ou quand une mort brutale emmure l’horizon. C’est alors que je me mets à chercher d’où je viens, où je vais, à désensabler la trace du chemin, à cerner les jours où j’ai perdu ma route, à tenter de me retrouver dans cet agglomérat incertain et fragile que je persiste à nommer moi.

Qui suis-je ? Par moment ce regard en arrière me plonge en inquiétude. Que reste-t-il de mon passé sinon des tranches de vie éparses, des débris de souvenirs flottant dans l’océan d’oubli ? Tous les vieux le savent : des morceaux lointains reviennent avec l’âge, des plus récents s’estompent et se dispersent. Ce n’est plus un chemin que je crois percevoir, plutôt un sillage d’île en île, de rocher en rocher sur la grande mer ; et les ponts que j’invente me semblent bien fragiles. Du lent voyage de mes jours, reste-t-il autre chose que des objets hétéroclites qui surnagent encore avant que tout ne sombre ?

Je connais des personnes âgées dont la quête insatiable est de rassembler des souvenirs lointains, de tenter de revivre des sensations, des saveurs du passé, espérant ainsi reconstruire un socle d’existence, et enjamber les gouffres creusés par l’érosion du temps.

Pourtant cette unité profonde, au delà même de l’oubli, je la crois, je la sens. N’est-elle faite que du vide que mon esprit traverse, de cet espace-temps qui me roule et me change ? Ce qui fait ma vie dans sa durée, n’est-ce pas plutôt le vent qui passe, qui traverse mes heures, mes années, mon existence et ma mort même, cette grande voix venue de si loin, de si profond, qui chante encore en moi et me garde la joie ? Dans ce vent qui m’entraîne, je crois discerner le grand souffle de Dieu qui me lie à tout et à tous, et à la fois fait de moi un être unique à travers le temps et l’espace. Je dois reconnaître humblement que ce que j’appelle mon existence dans son origine, son déroulement et sa destination me restent inconnaissables. Mon acte de foi est qu’elle existe, qu’une force en moi, hors de moi la connaît, une présence mystérieuse qui n’oublie rien et fait de ma vie une trajectoire lancée vers l’avenir. Il me faut accepter une identité mouvante, flottante, indécise, vulnérable à tout ce qui survient. Il me faut dépasser la peur de me perdre en route, et accepter la légèreté, accepter d’être en voyage vers un inconnu, mais porté par la confiance et animé par l’espérance.

 

Don

Pour faire un don, suivez ce lien

À propos Jacques Juillard

est pasteur de l’Église protestante unie de France, en retraite, mais en addiction persistante à creuser l’insondable. Prix Évangile et Liberté 2011.

2 commentaires

  1. feriaud.pierre@gmail.com'

    Très belles réflexions dans cet article qui pose la question : qui est on ?
    J’ aime bien la réponse de Dieu à Moïse : Je suis ce que je suis (ou je serai)
    « Deviens ce que tu es » disait le philosophe.
    En fait on ne peut pas se définir, et les autres n’ont qu’une vision extérieure de ce que nous sommes. Certes le regard de l’autre nous permet d’approcher ce que nous sommes, mais sans jamais le définir vraiment. C’est tout le mystère de la création, de notre création, que nous essayons de connaître. En fait c’est le mystère de la Foi: Je crois donc je suis pour compléter le » je pense donc je suis ».

  2. jcaze99@gmail.com'

    Beau texte qui fait réfléchir pour avancer dans la vie
    Chretienne

Répondre à Joseph CasellesAnnuler la réponse.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

En savoir plus sur Évangile et Liberté

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading