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L’islam, cet autre nous-mêmes

 

On aime bien rappeler de nos jours l’importance de la colonisation du monde arabo-musulman pour la construction de l’identité européenne. Période de domination, cette colonisation (XIXe-XXe siècles) aurait conduit à concevoir « l’oriental » comme l’autre par définition de l’Européen. L’occidental raisonnable, pragmatique et organisé se serait ainsi construit par opposition à l’oriental mystique, désorganisé et coupé de la réalité. Naturellement, cette construction servait un objectif de domination politique parfaitement transparent : l’oriental a besoin d’être gouverné par l’occidental afin d’accéder à la civilisation – ainsi que l’affirma Lord Balfour dans un célèbre discours devant la Chambre des communes en 1910. C’est là le sens de cet « orientalisme » qu’Edward Saïd a jadis analysé avec finesse et intelligence. Si ce travail de déconstruction d’une identité européenne coloniale bâtie en opposition avec l’Orient et en particulier avec l’islam est fondamental, il tend pourtant à masquer une autre réalité bien plus importante à mon sens : l’appartenance, pleine et entière, de la culture musulmane à la culture européenne. Mais prendre conscience d’une telle réalité nécessite un changement de point de vue : il nous faut regarder d’ailleurs.

Tout d’abord, et contre toute une tradition intellectuelle initiée par des orientalistes comme Bernard Lewis ou des philosophes comme Jacques Ellul, mais aussi certains penseurs postcoloniaux aux tendances culturalistes, il faut reconnaître qu’islam et christianisme ne sont pas des adversaires irréductibles. Ou plutôt que, s’ils le sont devenus, c’est en raison non pas de leur opposition fondamentale, « essentielle » pour ainsi dire, mais bien de leur proximité géographique et de leurs ressemblances intrinsèques. L’Europe et le monde musulman n’ont cessé de se confronter, territorialement mais aussi culturellement parlant, tout en empruntant largement l’un à l’autre dans de nombreux domaines – une relecture du Coran sous l’angle des traces juives et chrétiennes qui s’y trouvent suffit à le montrer. Mais, dans l’autre sens, sait-on encore tout ce que notre culture doit à l’islam ? Qui se souvient que les spaghettis italiens furent inventés par les colons arabes de la Sicile au XIe siècle ? Qui sait encore que la pièce de théâtre de Corneille, Le Cid, doit son nom au surnom donné par les arabes au personnage historique à son origine, sidi Rodrigo Díaz (v. 1043-1099) ? Ou encore que les fameux « algorithmes » de nos ordinateurs tirent leur nom du mathématicien persan Muhammad bin Musa al-Khwarizmi (v. 780-v. 850) – sans parler de notre « algèbre », qui trouve son étymologie dans son « livre des intégrales », en arabe Kitab al-jabr ? Lorsque, de nos jours, certains esprits purs se dressent contre ce qu’ils dénomment avec mépris « l’appropriation culturelle » de ces Européens qui épousent certains codes culturels extra-européens, il n’est sans doute pas inutile de rappeler que toute culture est précisément bâtie sur l’appropriation. L’idéal d’une pureté culturelle, en plus d’être dangereux, est une hérésie historique !

Mais il faut aussi assumer le fait que, sans l’islam, notre culture religieuse occidentale ne serait pas ce qu’elle est. Et cela vaut tout particulièrement pour le protestantisme. Ainsi que certains historiens tendent à l’affirmer, le protestantisme doit en effet sa survie à l’islam : sans la conquête de l’Europe de l’Est par les Turcs et l’énergie que la monarchie Habsbourg, grande opposante au protestantisme, dépensa dans la résistance aux armées de Soliman le Magnifique, la Réforme n’aurait sans doute pas pu se développer comme elle le fit en Allemagne. Qui sait encore que la Confession d’Augsbourg fut rédigée pour une assemblée des États de l’Empire en vue de refaire l’unité chrétienne après le siège de Vienne par les Turcs en 1529 – occasion, d’ailleurs, de la création de nos « croissants » si français ? L’importance de l’islam est d’autant plus grande dans la constitution de l’identité protestante que, dès ses origines, le protestantisme fut accusé de n’être qu’un avatar de la religion de Muhammad. C’est ce qui explique la curiosité des érudits protestants, dès le XVIe siècle, pour cette religion qu’ils considéraient pourtant comme menaçante et dangereuse et dont ils entendaient se distinguer le plus clairement possible. Que l’on ne s’y trompe pas, cependant : les motifs commerciaux et stratégiques jouèrent également un rôle, dès le début de l’ère moderne, dans cette curiosité protestante. C’est tout particulièrement le cas de la couronne anglaise qui, n’étant pas soumise à l’embargo décrété par le pape contre l’empire ottoman, en profita pour développer ses liens économiques avec l’Orient – mais avec des conséquences culturelle et littéraires là aussi remarquables : c’est à ces liens que nous devons l’Othello de Shakespeare ! C’est le mérite de l’anthropologue Jack Goody que de l’avoir souligné : l’islam n’est pas et n’a jamais été « l’Autre » de l’Europe judéo-chrétienne. Il est au contraire partie intégrante de notre histoire, de notre culture et de notre identité, y compris, et peut-être surtout, protestante.

 

 

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À propos Pierre-Olivier Léchot

est docteur en théologie et professeur d’histoire moderne à l’Institut Protestant de Théologie (faculté de Paris). Il est également membre associé du Laboratoire d’Études sur les Monothéismes (CNRS EPHE) et du comité de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français (SHPF).

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