Qui est Jésus ? À cette question, on a donné de multiples réponses. Les uns voient en lui un sage ou un philosophe dont les enseignements ont marqué la pensée et le comportement de nombreux êtres humains. D’autres estiment qu’il est un prophète, quelqu’un qui parle au nom de Dieu et en transmet les messages ; il y a eu de nombreux prophètes et Jésus est l’un des plus grands, c’est ce que pense l’islam. On l’a parfois présenté comme un révolutionnaire, un utopiste ou un romantique. Dans les Églises, on considère souvent qu’il est Dieu ou Dieu-homme, affirmation qui soulève d’immenses difficultés et pose plus de questions qu’elle n’en résout (voir l’article de H. Persoz dans Évangile et liberté n° 317 de mars 2018 et le mien dans le n° 271 d’août-septembre 2013). Pour le Nouveau Testament, Jésus est le christ, comme le déclare, dans un épisode central des évangiles, Pierre. Christ n’est pas un nom propre comme on le croit parfois, c’est un titre. Que signifie-t-il ? À première vue, c’est à l’Ancien ou premier Testament qu’il faut le demander. Christ est, en effet, la traduction grecque d’un mot hébreu (transcrit en français par « messie ») qui veut dire l’oint ; on oignait, en versant de l’huile sur sa tête, celui qui était choisi pour accomplir une mission importante ou pour exercer de hautes responsabilités.
En fait, les écrits de l’Ancien Testament ne nous éclairent que partiellement. S’ils montrent bien que « christ » se rapporte à une fonction, ils n’indiquent pas précisément laquelle. Ils décrivent le christ tantôt comme un nouveau Moïse (quelqu’un qui énonce ou rappelle la loi de Dieu), tantôt comme un nouveau David (un chef politique), tantôt comme un nouvel Élie (un grand prophète), tantôt comme un personnage apocalyptique qui apparaît à la fin des temps, etc. On trouve dans la Bible hébraïque, selon l’expression d’un spécialiste américain, Gregory J. Riley, « plusieurs Christs » (plusieurs images du Christ) qu’il est difficile d’unifier. Il en va de même dans le Nouveau Testament. En appliquant le titre de « christ » à Jésus, les chrétiens en ont modifié et redéfini le sens. Ils ne l’ont pas tous fait de la même manière et aussi bien dans le Nouveau Testament que dans l’histoire du christianisme, on rencontre un éventail assez large de « christologies » (autrement dit de conceptions du christ).
De plus, il ne s’agit pas tant d’enquêter sur ce qu’est le christ aux yeux des Juifs du Ier siècle (disciples ou non de Jésus) que de dire ce qu’il signifie aujourd’hui pour nous, chrétiens du XXIe siècle. En continuité avec la Bible, dans la ligne du Nouveau Testament, mais sans forcément en répéter les termes et expressions, nous devons formuler à notre manière ce que Jésus nous apporte : comment expérimentons-nous sa présence et son action dans notre existence ? Là aussi nous constatons une grande diversité. À la question du sens à donner au mot « christ », il n’y a pas une seule et unique réponse ; même si celle que nous proposons nous tient à cœur et si nous la tenons pour juste, sachons admettre qu’on puisse comprendre autrement ce qu’il signifie. Ces différentes conceptions peuvent d’ailleurs se compléter et se corriger mutuellement ; tout en les respectant, nous avons le droit de les critiquer, d’en montrer les mérites et les insuffisances, sans prétendre pour cela que la nôtre soit parfaite ou que seule elle soit juste.
Dans mon livre Parler du Christ (Van Dieren, 2003), j’ai exposé, détaillé et argumenté ma propre réponse (elle n’a rien de très original) ; je la résume en deux points.
1. Le mot « christ » désigne, me semble-t-il, avant tout un événement (le Nouveau Testament parle de kairos) : celui d’une rencontre avec Dieu. On peut employer un autre mot que Dieu, si on le préfère, pour désigner la réalité ou la vérité ultime, dont le nom surpasse tout nom et que notre langage peut évoquer mais pas capturer.
Quand nous rencontrons Dieu ou, plutôt, quand il se manifeste à nous à travers une personne, une chose, un geste, alors se produit l’événement « christ ». Dieu ne se manifeste pas simplement pour ne pas tomber dans l’oubli, afin qu’on perçoive ou qu’on se rappelle qu’il est là. Il se manifeste pour que les choses bougent et que les gens changent. Il est un « dynamisme » (ce que souligne la théologie du Process) qui vise à nous transformer, qui cherche aussi à engager le monde dans des voies de justice et de paix. Le christ est un acte de Dieu qui entre en relation avec des êtres humains et apporte du nouveau en eux et autour d’eux.
Pierre déclare que Jésus est le christ parce qu’il voit en lui l’acte le plus important et l’intervention la plus marquante de Dieu dans l’histoire humaine. Il exprime là une conviction et une expérience personnelles. Il peut y avoir des manifestations authentiques de Dieu en dehors de Jésus, par exemple, dans l’Ancien Testament et dans d’autres traditions religieuses, spirituelles ou philosophiques. Sans nier ou rejeter cette possibilité, pour chaque chrétien, comme pour Pierre, reconnaître en Jésus le christ c’est affirmer sa conviction que Dieu se rencontre et agit de manière décisive dans l’évangile.
2. Si le mot christ se rapporte à un événement, il s’applique aussi à une personne, à un être humain de chair et de sang qui a vécu au premier siècle en Palestine et qui s’appelait Jésus. Déclarer qu’il est le christ signifie d’abord qu’en lui Dieu s’approche de nous et agit en nous, ensuite et aussi qu’il est l’incarnation de l’humanité que les interventions de Dieu veulent faire surgir. Christ désigne à la fois un acte de Dieu et le résultat visé par cet acte, à savoir un être humain qui soit vraiment à « l’image et à la ressemblance » de Dieu. À mon sens, cette expression de Genèse 1 ne décrit pas ce que l’homme est, mais ce à quoi il est appelé : à vivre en harmonie avec ses semblables, avec lui-même, avec la nature ; à aimer et à secourir ses prochains ; à développer une vérité intérieure et une justice relationnelle.
Jésus est le christ parce qu’il est un homme véritablement humain, alors que nous sommes tous peu ou prou inhumains. L’évangile de Jean, dans le récit de la Passion, raconte que Pilate en montrant Jésus à la foule, dit « voici l’homme ». Beaucoup de commentateurs chrétiens expliquent que, sans en avoir conscience, Pilate exprime une profonde vérité : Jésus est l’homme authentique, sans aucune inhumanité en lui ; il est l’exemple et la figure de ce que nous devrions être et de ce que Dieu veut faire de nous.
L’homme authentique n’est pas, pour moi, une icône ou une statue figées dans une perfection immobile ni un idéal métaphysique inscrit dans un ciel immuable. Il n’est pas quelqu’un qui n’aurait pas à bouger parce qu’il aurait atteint le but. Dans les évangiles, Jésus se déplace constamment, il change, il voyage, il apprend, il découvre, il lutte avec lui-même, il modifie ses attitudes. Il est, l’évangile de Jean le dit, « chemin ». Il n’apporte pas une loi ou une règle statiques, il porte et transmet une exigence dynamique, celle d’aller plus loin. L’homme authentique n’est pas exempt de défaillances et de faiblesses, mais à travers ses manquements et ses réussites, il demeure un voyageur : il tâtonne, explore et avance sur les routes de la vie, en se laissant inspirer par l’esprit de Dieu qui agit en lui.
Un événement, celui de la rencontre avec Dieu, un être humain conforme à la volonté de Dieu, voilà ce que pour moi représente Jésus et ce qui fait de lui, à mes yeux, le christ. Il l’est dans la mesure où il oriente, anime, humanise des existences, la nôtre et bien d’autres.
ERRATUM Dans notre numéro 319 de mai dernier, une erreur s’est glissée dans l’article « Repenser » du professeur Guilhen Antier consacré au fondamentalismes. L’adjectif « catholique » a été ajouté après le mot « Église » lors des corrections des articles, sans que le professeur Antier en soit à l’origine. De fait, le protestantisme n’a pas été unanimement favorable aux Lumières.
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