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Y a-t-il des théologiens libéraux en Afrique ?

 

On entend souvent dire que les théologiens africains sont plutôt conservateurs et que cela serait dû davantage à la culture africaine qu’à leur réflexion théologique. Tant sur les questions d’éthique (points de vue sur les questions de genre, homosexualité, etc.) que du point de vue dogmatique (rapport à l’Écriture, point de vue sur les dogmes traditionnels comme la trinité, etc.), les théologies africaines semblent souvent plutôt traditionalistes voire fondamentalistes. Mais la réalité est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Si on y regarde de plus près, l’Afrique protestante a bel et bien ses théologiens libéraux, mais qui travaillent dans un contexte bien particulier qu’il s’agit de comprendre.

Une petite mise en contexte

Trois remarques s’imposent avant de pouvoir considérer notre sujet. Premièrement, il n’est pas facile, à l’heure actuelle, d’appréhender la situation du libéralisme dans la théologie africaine, non pas parce que ce libéralisme n’existe pas, mais plutôt parce qu’il existe dans une réalité contextuelle différente de l’Occident. En effet, la théologie africaine est une réalité variée et parfois fuyante. Comment rendre compte du développement des activités théologiques dans chaque pays ou dans chaque grande aire de l’Afrique, sans être obligé de faire des raccourcis, de schématiser, et finalement de simplifier ? De plus, comme ne cesse de le répéter Laurent Gagnebin, « il est difficile de définir le protestantisme libéral, parce qu’il comporte plusieurs formes spirituelles et théologiques différentes, parfois même très différentes. On devrait presque toujours en parler au pluriel : les protestantismes libéraux. » Concernant l’Afrique c’est encore plus complexe. Le contexte africain est très particulier dans bien des domaines, y compris celui de la théologie. Cette particularité tient singulièrement à l’histoire politique, économique, sociale et culturelle de ce continent. Lorsqu’on parcourt les nombreuses publications sur le sujet, il y a lieu d’affirmer d’emblée la diversité des expressions, des courants et des tendances dans la théologie africaine.

Deuxièmement, un autre niveau de difficulté concerne le type de théologie qu’il s’agit d’examiner. Les théologiens latino-américains distinguent trois types de théologie : la théologie professionnelle, la théologie pastorale et la théologie populaire. Pour la théologie africaine, faut-il avant tout parler de la théologie universitaire et de celle qui se pratique dans les Facultés, Instituts et Centres théologiques ou devra-ton faire plutôt cas de la théologie qui émerge des communautés ecclésiales ? La théologie étant un discours, un logos, faut-il s’en tenir au discours publié, édité, ou prêter également oreille au discours oral, qu’il soit public ou privé, qu’il émane des pasteurs ou du peuple, même celui de la marge ?

Et troisièmement, poser la question de savoir s’il existe des théologiens libéraux africains, suppose la non connaissance soit de ces théologiens soit de la théologie libérale africaine, soit des deux à la fois. Cette question témoigne donc d’une certaine ignorance au sujet non seulement de l’existence du libéralisme théologique sur le continent africain, mais aussi de sa nature et de son contenu. Contrairement à ceux qui condamnent cette ignorance et qui l’expliquent par une volonté délibérée de certains théologiens de l’hémisphère nord qui considéreraient avec dédain les théologies de l’hémisphère sud comme étant des théologies « exotiques » sans pertinence, je crois que la question posée suppose une ignorance plutôt positive, car elle implique en fait une vraie curiosité, une envie de savoir et de comprendre. D’où ma motivation à tenter d’y répondre, tout en reconnaissant les difficultés de trouver une réponse toute faite ou complète.

Une théologie libérale à caractère révolutionnaire

La théologie libérale africaine est doublement particulière dans la mesure où, d’une part, qui dit théologie libérale dit liberté de penser théologiquement et, d’autre part, pour être libéral il faut d’abord être libre. Il ne faut pas oublier d’ailleurs qu’entre l’acquisition de la liberté tout court et l’acquisition de la liberté théologique, les théologiens libéraux africains ont dû mener et mènent encore des combats pour la dignité de leurs concitoyens et pour la spécificité de leur discours théologique. Pour cette raison, la théologie libérale africaine est avant tout une théologie à caractère « révolutionnaire ». Pourquoi ce caractère révolutionnaire même au niveau théologique ? Professeur de dogmatique et de missiologie à l’École réformée de théologie de Lubumbashi (République démocratique du Congo), Matthis J.-C. Blok l’explique en ces termes : « […] le nœud du problème que nous osons croire à la base de la théologie africaine, est le fait que, pendant la période de la traite des Noirs et la période de la colonisation, les Africains ont été dépouillés de leur âme et, donc, de leur identité par des Européens. S’il y avait eu un vrai respect vis-à-vis du peuple africain et un comportement fraternel entre les Africains et les Européens, la théologie africaine n’aurait pas un caractère aussi révolutionnaire ». En d’autres termes, pour connaître les tenants et les aboutissants de la théologie libérale africaine, il faut d’abord comprendre le combat que mènent les théologiens africains depuis plus d’un demi-siècle pour affirmer l’existence et la spécificité de la théologie africaine. Sur le continent africain, il existe en réalité beaucoup de théologies. L’expression « théologie africaine » s’appliquait dans les années 1960 et 1970 aux théologies africaines à la fois noires et subsahariennes (à l’exception de l’Afrique du Sud) au sein des traditions ecclésiales catholiques romaines et protestantes ; celles-ci exigeaient une « théologie africaine » adaptée aux traditions culturelles et religieuses africaines. C’est ainsi que nous considérons la théologie africaine dans le présent article. Depuis les années 1980, l’expression « théologie africaine » a un sens plus général qui englobe toutes les pensées et toutes les expressions théologiques des chrétiens africains.

Malgré cette spécificité « contextuelle », la théologie africaine n’est rien d’autre que l’expression africaine de l’Évangile, comme il existe une expression ou mieux des expressions occidentales de l’Évangile avec leurs spécificités – nul n’ignore en effet l’impact culturel de la culture gréco-romaine sur le christianisme par exemple. Après les « aventures missionnaires » d’évangélisation de l’Afrique avec tout ce qu’on a connu comme préjugés négatifs sur les Africains, leurs religions et leurs cultures, et après avoir compris l’Évangile, il n’y a rien d’anormal au fait que les Africains cherchent à le vivre et à l’exprimer dans leur contexte. Ainsi que l’écrit Jean-Paul Messina citant Paul VI, « l’expression, c’est-à-dire le langage, la façon de manifester l’unique foi, peut être multiple et par conséquent originale, conforme à la langue, au style, au tempérament, au génie, à la culture de qui professe cette unique foi ».

La théologie africaine comme lieu de la théologie libérale africaine

Le libéralisme théologique n’étant ni unicolore ni uniforme mais bien pluriel et multiforme, c’est précisément dans ce pluralisme théologique africain qu’il faut voir un certain libéralisme théologique, notamment dans le fait que certains théologiens africains osent s’interroger constamment sur la pertinence de la foi chrétienne vécue en contexte africain. Car le libéralisme théologique africain est essentiellement caractérisé par de constantes interrogations et orientations sur le discours théologique par rapport à la foi et à l’Évangile.

D’après ce que j’entends souvent, très peu de théologiens occidentaux liraient la littérature théologique africaine. Faut-il le déplorer ? Probablement, dans la mesure où ils se priveraient ainsi d’une richesse théologique passionnante, le libéralisme théologique africain se situant dans le cadre de la définition qu’André Gounelle donne de ce mot :

« Le libéralisme me semble se définir par des interrogations et des orientations plus que par des réponses ou des positions… Quand on s’arrête de chercher parce qu’on croit avoir trouvé, quand les réponses font disparaître la question, quand la certitude étouffe inquiétudes et insatisfactions, quand on est tellement sûr d’avoir raison qu’on n’écoute plus les autres, alors on cesse d’être libéral, même si ses convictions sont classées “libérales” dans l’éventail ecclésiastique… le protestantisme libéral se veut en quête d’une foi intelligente ou d’une intelligence croyante. Il refuse tout divorce entre la religion et la réflexion. On rencontre dans le christianisme quantité de courants, au demeurant tout à fait respectables, qui voient dans la foi une rupture avec les logiques humaines, un saut dans l’irrationnel, une acceptation d’un mystère indépassable. Ces courants opposent, comme le faisait Pascal, le Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, au Dieu des philosophes et des savants. Dans leur perspective, la révélation biblique n’a rien de commun avec la pensée philosophique, et la foi demande qu’on impose silence à la raison, qu’on s’abêtisse, comme dit encore Pascal dans un mot terrible, ou que l’intelligence se soumette. Le protestantisme libéral se soucie, au contraire, de continuité, de cohérence, de corrélations et de correspondances. Il dialogue avec la culture… » (Évangile et liberté n° 134, octobre 1994).

Ces interrogations, d’orientations nouvelles, ces remises en cause de certaines convictions, cette quête d’une certaine intelligence théologique, ce refus du divorce entre la religion et la réflexion, cette recherche constante de cohérence et surtout cette importance du dialogue entre théologie et culture sont bien, en effet, les caractéristiques principales de la théologie libérale africaine.

En Afrique, le libéralisme théologique peut se lire également à travers les questionnements de certains théologiens africains. Ceux-ci ont été bien présentés par le théologien catholique Bède Ukwuije dans son article « Dix livres récents de la théologie africaine francophone » (www.catho-theo.net). Pour lui, la théologie africaine en milieu francophone connaît trois déplacements majeurs : le combat pour la scientificité de la théologie, le débat sur la visée missiologique de la théologie (l’inculturation, la libération ou la reconstruction) et le moment actuel d’une théologie préoccupée par la nouvelle évangélisation en Afrique, tout en prenant au sérieux la rigueur scientifique.

Les deux premiers déplacements s’entrecroisent et se développent surtout durant les années 1960-1980. D’abord, on débattait des conditions de possibilité d’une théologie africaine. Les premiers grands théologiens francophones, surtout Congolais, Tharcisse Tshibangu, Alphonse Ngindu Mushete et Oscar Bimwenyi-Kweshi, se sont ainsi battus pour doter la théologie africaine d’outils conceptuels et la hisser au niveau scientifique. Pendant que les uns s’occupaient de la scientificité de la théologie africaine, d’autres menaient des débats serrés pour savoir si la théologie africaine devait être une théologie de l’inculturation ou une théologie de la libération. Alors que les tenants de l’inculturation voulaient que la théologie prenne pour point de départ les cultures et les traditions ancestrales africaines, les tenants de la libération voulaient prendre au sérieux le contexte sociopolitique et économique de l’Afrique traversée par la modernité. Un autre courant, la théologie de la reconstruction, née sous la plume du théologien congolais Kä Mana, a tenté d’arbitrer le débat en invitant les Africains à quitter le face à face entre la tradition et la modernité, pour se fier au Christ, mesure de l’humain et Seigneur de nos vies. Ce débat dominera la réflexion théologique en Afrique francophone jusqu’au milieu des années quatre-vingt-dix.

Depuis le synode pour l’Afrique de l’Église catholique de 1994, un troisième déplacement semble s’opérer. Les protagonistes du débat sur l’inculturation, la libération et la reconstruction semblent observer un cessez- le-feu. Même si d’aucuns se définissent plus comme appartenant à un courant qu’à un autre, leurs ouvrages révèlent qu’ils portent tous un souci missiologique : rendre la foi chrétienne pertinente dans l’Afrique d’aujourd’hui. Il faut souligner que le génocide au Rwanda et les conflits de la République démocratique du Congo ont fortement secoué l’irénisme culturel des uns et l’utopie libérationniste des autres. Tous sont d’accord pour dire que toute théologie s’adressant au contexte africain doit prendre au sérieux les traditions culturelles et religieuses africaines ainsi que la crise actuelle que traverse l’Afrique du fait de mutations sociopolitiques et culturelles en contexte de mondialisation.

Il importe par ailleurs de souligner le caractère œcuménique de la théologie libérale africaine. Depuis les premières systématisations de la théologie en Afrique dans les années 1960, les théologiens catholiques et protestants travaillent ensemble et portent le souci de l’évangélisation de l’Afrique. Enfin, si tous les ouvrages recensés s’adressent au contexte africain, leur portée dépasse le cadre de l’Afrique. Les questions soulevées et les pistes de solutions proposées concernent l’ensemble de la théologie contemporaine et de l’Église universelle. Ainsi que l’écrit Bede Ukwuije :

« La théologie africaine n’a jamais été isolée. Les théologiens africains, plus que leurs collègues d’autres continents, ont toujours su croiser leurs réflexions avec les apports des théologiens d’autres continents. Ayant eu la chance d’étudier pour la plupart en Europe, ils se sont rendus compte du fait que les questions qu’ils croyaient être authentiquement africaines sont partagées de manières différenciées par les Églises de tous les continents. S’inscrire dans une filiation de pensée avec de grands théologiens d’autres Églises et continents n’est donc pas un manque d’authenticité, mais un signe et une dynamique de l’universalité de la théologie africaine libérale. »

Une théologie libérale africaine marquée par les questions existentielles du continent africain

Au-delà de cette universalité de la théologie africaine libérale, il ne faut pas minimiser la particularité de cette théologie qui est tout de même marquée par ce que le théologien Kä Mana appelle les questions fondamentales qui sont le lot commun des peuples du continent africain, à savoir « les questions des peuples qui ont longtemps rêvé d’indépendance et qui se retrouvent actuellement dans la condition de mendiants sans force et sans espoir ; les questions des peuples qui ont longtemps rêvé du soleil du développement et se retrouvent aujourd’hui crucifiés à la misère et au sous-développement ; les peuples qui ont longtemps rêvé la libération et ploient encore sous le poids des dépendances mortelles dans un monde dont ils ne parviennent pas à maîtriser l’implacable férocité ; les questions des peuples qui aujourd’hui rêvent de démocratie et risquent de se retrouver, dans les années qui viennent, parmi les peuples les plus opprimés et les plus livrés aux pouvoirs dictatoriaux et cyniques ». Ces questions, conclut Kä Mana, qui désespèrent nos intelligences et interpellent notre organisation, nous devons avoir le courage de les poser clairement, lucidement, sans complaisance ni romantisme, avec l’ardente volonté de les comprendre et de les analyser à la lumière de l’Évangile, de son projet, de son souffle et de sa vision du monde.

Kä Mana démontre bien que la théologie libérale étant une démarche de questions ou d’interrogations, elle ne peut, dans le contexte africain, partir d’autre chose que de questions que le peuple africain se pose au quotidien. Cela se comprend dans la mesure où tout discours théologique valable tient compte de son contexte. Il convient d’ailleurs de souligner ici que la plupart des théologiens libéraux africains ne croient plus au mythe d’une prétendue théologie universelle susceptible d’être tropicalisée en Afrique. Depuis les années 1970, il y a eu une sorte de rupture épistémologique entre théologiens occidentaux et africains. C’est ainsi, par exemple, que lors du colloque de théologiens du Tiers Monde réuni à Dar-es-Salam en 1976, on a beaucoup insisté sur la nécessité d’une rupture épistémologique radicale avec les théologies dominantes euro-nord-américaines, jugées instrumentalisées par les idéologies aliénantes. Ce jugement fut formulé en ces termes : « Les théologies d’Europe et d’Amérique du Nord sont encore dominantes dans nos Églises, elles représentent une forme de domination culturelle. Elles doivent être comprises comme issues des situations particulières de ces pays – elles ne doivent pas être adaptées sans être critiquées ou sans que nous posions la question de leur pertinence dans le contexte de nos pays. En vérité, pour être fidèles à l’Évangile et à nos peuples, nous devons réfléchir sur les réalités de nos propres situations et interpréter la Parole de Dieu en référence à ces réalités. Nous rejetons comme insignifiant un type académique de théologie séparée de l’action. Nous sommes prêts pour une rupture épistémologique radicale qui fasse de l’engagement le premier acte théologique, ouvrant la voie à une réflexion critique sur la praxis historique du Tiers Monde. »

Pour comprendre cette prise de position, il faut savoir que les participants à ce colloque, ainsi que la plupart des théologiens libéraux africains d’aujourd’hui, sont convaincus que les théologies euro-nord-américaines conservatrices servent les intérêts hégémoniques du néolibéralisme économique globalisant. Devenu une véritable religion, la notion de salut développée par ce néolibéralisme correspond ainsi à la visée du profit optimal des pays développés et des entreprises multinationales et s’oppose donc aux masses paysannes et aux intellectuels du Sud (sans oublier les laissés pour compte du Nord !), réduits à un état de clochardisation éhonté. Ces théologies occidentales conservatrices sont donc vues comme des expressions théologiques d’une « théo-idéologie » servant d’assise épistémologique à l’ordre néolibéral et néocolonial actuel.

C’est donc dans ce contexte de rupture épistémologique et d’engagement théologique contextualisé qu’il faut comprendre le lien entre les questions de Kä Mana et la démarche théologique des libéraux africains. Ceux-ci formulent leur discours théologique dans la perspective d’une herméneutique subversive, susceptible de permettre aux pauvres et aux opprimés d’Afrique de s’assumer en tant que porteurs d’une conscience historique critique. Car pour ces pauvres et opprimés, la question principale consiste non pas à savoir qui est Dieu (questionnement sur la nature et les attributs essentiels de Dieu), mais quel est le lieu à partir duquel on peut découvrir Dieu.

En effet, pour un théologien libéral africain, on ne peut trouver Dieu, en Afrique aujourd’hui, que dans le contexte de l’oppression structurelle, la violation systématique des droits de l’homme et la négation ontologique du négro-africain. La tragédie de l’existence humaine des hommes, des femmes et des enfants, dont la vie est devenue synonyme de non-existence et d’anti-vie est le lieu théologique par excellence à partir duquel doit s’élaborer une théologie africaine émancipatrice, une théologie qui lutte pour la promotion humaine et la sauvegarde de l’intégrité de la vie, valeur sacrale par excellence.

En d’autres termes, le peuple de Dieu, en détresse existentielle, constitue le lieu théologique majeur à partir duquel s’élabore et se construit aujourd’hui la théologie libérale africaine. Celle-ci n’est pas dogmatique. Comme l’écrivait l’un de mes anciens professeurs, Mushila Nyamankank, formé à l’école libérale de Hambourg, « c’est une théologie du vécu ». Et pour nous, c’est la meilleure, car la théologie n’est pas seulement un discours cohérent et rationnel sur Dieu révélé dans l’histoire par les Écritures (pôle « théique » du discours théologique), mais elle est aussi enracinée dans les réalités humaines concrètes (pôle « andrique » du discours théologique). Voilà ce qui justifie la nécessité incontournable de l’incarnation du discours théologique dans les réalités existentielles négro-africaines contemporaines !

Deux difficultés actuelles majeures de la théologie africaine

Disons-le clairement : les théologiens libéraux africains existent bel et bien. Ce sont ceux qui mènent des réflexions théologiques en rupture avec les théologies occidentales conservatrices et qui s’engagent radicalement dans un processus de transformation de la pratique socio-ecclésiale africaine contemporaine. Mais ces réflexions et engagements ne se font pas sans difficultés. La première de ces difficultés est qu’actuellement, l’Afrique connaît une prolifération fulgurante d’une spiritualité éthérée qui anesthésie la conscience des masses paysannes africaines, du sous-prolétariat urbain et des intellectuels universitaires chômeurs qui vivent dans les milieux urbains africains. C’est le cas notamment de nouvelles dénominations chrétiennes et des diverses sectes qui prolifèrent comme des champignons et qui véhiculent des tendances eschatologiques aliénantes, qui prônent la fuite du monde en promettant à leurs adeptes une félicité éternelle au ciel. Face à cette situation, l’obstacle à la dynamique d’une théologie émancipatrice devient le fait que le christianisme, au lieu de devenir un ferment de libération, se transforme en un instrument d’aliénation du négro-africain qui est actuellement exclu du banquet de la vie par les forces oppressives de l’anti-vie et par le système néocapitaliste globalisant, véritable machine de mort pour les damnés de la terre qui peuplent « l’Afrique d’en bas ». Ces sectes sont vues dès lors comme des instruments de domination car les dictatures kléptocratiques, les bourgeoisies locales, les puissances hégémoniques qui exploitent honteusement l’Afrique se réjouissent lorsque les Églises africaines véhiculent une liturgie exhibitionniste qui plonge les fidèles chrétiens dans la culture de la résignation et de l’apathie sociale.

La deuxième difficulté est celle de l’exaltation exagérée des coutumes et traditions ancestrales prônée par les religions animistes, les « féticheurs », les sorciers et tous les adeptes des traditions obscurantistes. Il s’agit là d’autres spiritualités africaines que le théologien Kä Mana dénonce dans la mesure où, interprétées d’une certaine manière, elles peuvent se révéler aliénantes : « En réalité, il se développe dans notre continent des spiritualités d’enthousiasme, un fétichisme spirituel délirant et un christianisme de la magie noire, en contradiction flagrante avec la nécessité des batailles pour la reconstruction du continent. Même là où les groupes ecclésiaux structurés et des forces de changement s’organisent pour peser fortement sur les orientations d’ensemble de la société, le poids de la spiritualité d’enthousiasme et du christianisme de la magie est tel que les peuples africains n’arrivent pas encore à comprendre clairement le lien qui devrait exister entre les forces spirituelles dans la vie d’un peuple et les solutions essentielles que ce peuple élabore face aux problèmes économiques, politiques et sociaux. »

Voilà deux des difficultés que les théologiens libéraux africains rencontrent dans leur démarche de questionnement théologique, une démarche à situer et à comprendre dans une perspective de la pertinence contextuelle de l’Évangile et de la relation entre l’Église et la société.

 

Pour aller plus loin : Kä Mana et J. b. Kenmogne, Éthique écologique et reconstruction de l’Afrique, Actes du Colloque international organisé par le CiCPRe, juin 1996 à batié, Yaoundé, CLe, 1996. Kä Mana, Théologie africaine pour temps de crise. Christianisme et reconstruction de l’Afrique, Paris, Karthala, 1993. Kä Mana, La nouvelle évangélisation en Afrique, Paris/Yaoundé, Karthala/Clé, 2000.

 

À lire l’article de Michèle Pourteau «Le libéralisme théologique est-il incompatible avec l’Afrique ? »

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À propos Éléazar Twagirayezu

eleazartwagirayezu@evangile-et-liberte.net'
était un pasteur rwandais qui a exercé son ministère de formation en Belgique. Il est mort en 2010. Il était notamment intéressé par le dialogue théologique entre Africains et Européens.

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