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De quoi « libéral » est-il le nom ?

 

Depuis quelque temps, les débats et les actualités qui secouent la Fédération protestante de France, et qui animent çà et là des discussions au sein même de l’EPUdF, semblent tenir pour acquis une sorte de bipolarité, voire d’opposition, entre « évangéliques » et « libéraux ». C’est, en tout cas, ce qu’un lecteur, même distrait, ne manque pas de se voir suggérer par les médias.

Doit-on donc en déduire que nous sommes dans une sorte de match retour du clivage « orthodoxes-libéraux » de la fin du XIXe siècle ayant mené au schisme que l’on sait ? Schisme qui ne connaîtra qu’une réconciliation tardive en 1938 avec la création de l’Église Réformée de France. À la différence près que, cette fois-ci, c’est la (quasi) totalité de la composante luthéro-réformée unifiée dans l’EPUdF qui semble devoir être qualifiée de « libérale ». Ceci, par opposition à tout le reste de la nébuleuse protestante, regroupée derrière le dénominateur, lui aussi supposé commun, du nom « évangélique ».

Or, il n’y a pas à douter que, dans ce contexte précis d’opposition et de comparaison, le qualificatif « libéral » est surtout chargé d’un sens foncièrement péjoratif, désignant une sorte de conformisme moral, ecclésial et théologique. Libéral a, dans cette situation précise, un sens équivalent à relativiste, permissif, indulgent, voire laxiste. En gros, toujours dans cette situation précise, libéral a comme sens celui d’une sorte d’alignement sur le monde et ses dominations.

C’est donc évidemment un qualificatif au plus loin de ce qu’a pu être le sens de ce mot au moment de la fameuse querelle théologique entre orthodoxes et libéraux. Par ailleurs, on n’imagine pas un seul instant que ceux qui font un tel usage de ce nom pour l’opposer, au moins implicitement, à « évangélique » se réfèrent un tant soit peu à Harnack, Tillich ou Cobb.

En revanche, on assiste à un glissement de sens vers ce que le mot « libéral » signifie aujourd’hui sociologiquement dans notre culture : ce dernier est à la fois le nom de la domination (économique et donc aussi politique) et, de ce fait aussi, le nom des méfaits qui en découlent (individualisme forcené, pertes des repères, crises et autres désastres). Le nom « libéral » cache donc plusieurs sens, et il est à craindre que, si certains (comme j’imagine c’est le cas de nombreux lecteurs de ce journal) s’en revendiquent pour quelques bonnes raisons, d’autres au contraire le chargent de grands maux sans se soucier d’honnêteté intellectuelle ni de précision historique et théologique.

Il faut donc craindre que ce nom soit de plus en plus à la fois vidé, ignoré dans son sens (ses sens, devrions-nous dire), dans sa définition, et de plus en plus inexorablement évoqué comme désignant le lieu d’où proviennent les problèmes, en tout cas auquel s’opposer. « Libéral » est devenu, dans cet usage, un synonyme du « monde ». Se trouve alors substituée une histoire par un destin.

Car, après tout, comme c’est le cas pour tout courant de pensée, on n’est probablement plus libéral aujourd’hui comme on a pu l’être il y a un siècle, et a fortiori comme l’étaient les opposants aux orthodoxes. En effet, seule une histoire peut situer les évolutions, les continuités et les inévitables ruptures. La continuité que le nom « libéral » contient ne signifie pas répétition, mais fidélité à une posture qui peut exiger, selon les moments, des positionnements différents et qui, de toute façon, devrait toujours signifier pluralité et diversité, débats voire oppositions.

En faire un destin, à l’inverse, c’est tout figer dans une pseudo-causalité implacable, une sorte de geste qui se répète. Ainsi peut-on entendre dire : « Voyez : l’approche historico-critique a engendré la déconstruction, qui a engendré la postmodernité, qui a engendré la perte des valeurs, qui engendre les crises et problèmes que nous subissons. » Un peu comme il est devenu un exercice répandu, une figure imposée, dont on devrait peut-être mesurer un peu plus les dangers, de chercher dans le passé la cause des malheurs du monde : pour certains ce sera 1968, pour d’autres la révolution, pour d’autres encore le sujet cartésien ou même le monothéisme. Ou, selon une variante inversée : évoquer l’âge d’or de racines chrétiennes perdues. Les causes des malheurs du monde sont certes fruits de l’héritage d’un passé, mais peut-être aussi tout autant fruits d’un avenir qui n’a pas été saisi.

Pour conclure : lorsque les mots en sont arrivés là, à soutenir des bipolarités destinées à justifier des affrontements ou du moins des oppositions binaires, il me semble que le véritable enjeu est de chercher à échapper coûte que coûte à l’effet de miroir ainsi provoqué. Si le libéral se définit en opposition à l’évangélique (et vice-versa), alors il n’est rien d’autre que sa caricature – et ce que chacun pouvait avoir de vérité à faire entendre à tous, risque de devenir uniquement l’insigne de son clan. Il est donc, me semble-t-il, important de brouiller les cartes, de montrer qu’on est suffisamment libre pour se tenir ailleurs, sur d’autres lignes, d’autres fronts, parce que la liberté n’est jamais un territoire occupé, un espace revendiqué, mais qu’on la reconnaît à l’étonnement qu’elle suscite, à l’ouverture dont elle est la fille, à l’avenir dont elle est l’héritière.

 

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À propos Thibaut Delaruelle

est pasteur de l’Église protestante unie de France à Nice.

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