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Le charbonnier n’existe pas

 

Abigaïl BassacJ’ai assez souvent entendu des paroissiens, plutôt des paroissiennes d’ailleurs, dire à l’étudiante en théologie que je suis : « Moi, je ne fais pas de théologie, je n’y comprends rien, j’ai la foi du charbonnier. » Derrière cette affirmation, n’y a-t-il pas un sentiment d’incapacité ou d’imposture face au travail théologique ? Cela suppose une vision de la théologie qui est à des lieues de celle que je défendrais volontiers. La théologie n’est pas une activité pour intellectuel accrédité.

 

Faire de la théologie, c’est quoi ? On peut proposer des définitions larges ou étroites mais, pour le cas présent, je me contenterai de donner des exemples de ce que la théologie peut recouvrir. Dans une perspective protestante, l’étude de la Bible a une place de choix dans la réflexion théologique. Certes, il est rarissime qu’un texte biblique ait du sens pour nous immédiatement. Et c’est bien normal ! Quelle autre œuvre antique nous est immédiatement accessible ? Un travail d’interprétation est nécessaire, mais il est à la portée de chaque personne motivée. Le charbonnier et sa foi sont tout à fait capables d’ouvrir une bible et d’essayer de trouver les trésors que les auteurs y ont placés.

 Interpréter

Sa bible en main, le charbonnier peut d’abord repenser l’héritage que lui ont laissé les chrétiens qui l’ont précédé. Prenons un exemple concret : que faire de la « vierge » Marie ? Avoir la « foi du charbonnier » reviendrait à accepter l’idée qu’une femme peut concevoir un enfant seule, ou avec l’aide de l’agent magique que serait l’Esprit Saint, parce qu’on a entendu d’autres nous dire qu’ils le croyaient, ou que l’on pense que c’est cela que la Bible « dit ». Invitons alors le charbonnier à interroger cette croyance à la lumière de ce que la vie lui apprend. A-t-il déjà vu une femme tomber enceinte sans qu’un ovule ait rencontré un spermatozoïde ? Lire la Bible en ayant présente à l’esprit notre expérience est crucial, lui faire droit dans notre interprétation est légitime : le monde biblique est mythologique mais pas magique. Invitons maintenant le charbonnier à ouvrir les généalogies de Jésus dans Matthieu et dans Luc, seuls textes du Nouveau Testament qui s’intéressent à la naissance de Jésus. Si l’on veut bien confronter ces généalogies, les incohérences sautent aux yeux. Luc ne donne que des noms d’hommes (ce qui est habituel), Matthieu évoque cinq femmes. Que viennent faire là Tamar, Rahab, Ruth, Bethsabée et Marie ? Les quatre premières sont des personnages de la Bible hébraïque. Tamar se déguise en prostituée et couche avec le père de son mari pour assurer sa descendance (Gn 38). Rahab est une vraie prostituée qui aide les espions de Josué (Jos 2). Ruth, une Moabite, se couche auprès de Boaz après qu’il se soit enivré afin de le convaincre de l’épouser (Rt 3), se montrant ainsi entreprenante. Quant à Bethsabée, Matthieu y fait référence ainsi : « Le roi David, avec la femme d’Urie, engendra Salomon » (Mt 1,6 évoquant 2 S 11). Il y a au moins adultère, peut-être viol si l’on émet l’hypothèse non farfelue qu’une femme convoquée par le roi n’ait guère son mot à dire sur le sort qu’il lui réserve. À la suite de ces femmes, se trouve Marie, enceinte sans être mariée.

On peut croire que si Marie est enceinte par le fait de l’Esprit Saint, cela signifie qu’elle a été inséminée par magie. Même si cette idée me semble absurde, donnons- lui une chance et disons : pourquoi pas ? Mais en quoi cette fécondation magique est-elle une bonne nouvelle pour qui que ce soit ? Elle ne l’est certainement pas pour toutes les femmes qui souffrent de ne pas pouvoir tomber enceintes. Testons une autre lecture. Ces cinq personnages féminins sont condamnables pour une société dans laquelle la pureté sexuelle, pensée par les hommes, fait la respectabilité. Oui mais voilà, c’est grâce à elles que le Christ vient au monde. Et si Marie avait été violée par un soldat romain comme tant d’autres l’ont été en Palestine à cette époque ? (*) Violée, et cependant porteuse du Christ ? Dans ce cas, Matthieu nous annonce, à ses premiers auditeurs, à vous, à moi, à toutes les femmes qui ont été victimes de la prostitution, des viols qui leur ont été infligés, que le Christ, le divin parmi les hommes, peut venir d’elles. Plus largement, Matthieu affirmerait alors ici que personne ne peut jamais nous réduire à ce qu’il souhaite faire de nous, que le mal subi n’est pas insurmontable, que la vie et le divin se fraient ensemble un chemin, même dans l’horreur. Si ça, ce n’est pas une Bonne Nouvelle adressée à l’être humain…

 Se sentir autorisé

Quelles connaissances le charbonnier doit-il mobiliser pour interpréter ce texte ? Il lui faut certes un bagage biblique pour identifier les personnages féminins évoqués par Matthieu mais une simple lecture de la Bible hébraïque suffit pour se familiariser avec ces grandes figures. Il faut aussi que le charbonnier sache que la prostitution, l’adultère, l’initiative féminine dans la séduction ou le viol dégradent les femmes aux yeux de la société palestinienne antique. Nul doute que cette réflexion soit à portée de tout charbonnier, même aujourd’hui, tant les préjugés ont la peau dure. Il faut surtout, et c’est là la réelle difficulté, que le charbonnier se sente autorisé à prendre en compte son expérience et à avoir une interprétation de la Bible qui ait du sens pour lui.

La force de la Bible ne réside pas dans les dogmes qu’elle imposerait à tous mais dans la transformation que sa lecture provoque chez chaque lecteur lorsqu’il s’y risque. Penser notre vie devant Dieu, voilà ce que les textes bibliques nous aident à faire, voilà ce que nous sommes tous autorisés à faire.

Diplômés en théologie ou non, pasteurs ou paroissiens, fins connaisseurs de la Bible ou débutants, tous nous sommes autorisés à nous laisser lire par elle et à entendre la Bonne Nouvelle qu’elle annonce pour nous, ici et maintenant.

Charbonniers, on vous a dit que Marie était enceinte du fait de l’Esprit Saint ? Devant Dieu, demandez-vous quel sens peut avoir cette affirmation et en quoi elle constitue une Bonne Nouvelle pour vous. On vous a dit que Jésus vous sauve ? Devant Dieu, demandez-vous si vous avez besoin d’être sauvé et si oui, de quoi. On vous a dit que Jésus était vrai Dieu et vrai homme ? Devant Dieu, demandez-vous ce que sont le divin et l’humain. On vous a dit d’aimer votre prochain ? Devant Dieu, demandez-vous ce que c’est qu’aimer et qui est votre prochain. On vous a dit que la vie est plus forte que la mort ? Devant Dieu, demandez-vous ce que sont la vie et la mort.

La théologie, c’est aussi cela. Interprétez votre vie. Personne n’est plus à même de le faire que vous. Le langage chrétien fournit des termes, des concepts, qui attendent un interprète qui leur donne vie. Plus le langage est riche, plus le monde dont il rend compte est affiné, subtil, plus il est compréhensible, plus il est supportable, plus il est jouissif. Loin d’être une occupation pour quelques intellos, la théologie est un travail d’interprétation de nos vies devant Dieu. Car, en vérité, tout peut être pensé théologiquement. Nous avons reçu le langage chrétien, avec lui il nous faut faire et nous laisser faire par le travail théologique. Chacun a sa vocation propre, tout le monde n’est pas fait pour être pasteur ou professeur de dogmatique ; on peut avoir un vague intérêt, un goût pour la théologie, ou être totalement obsédé au point d’y consacrer sa vie professionnelle. Mais le « charbonnier » n’est qu’un théologien qui s’ignore. J’ai la conviction que, comme l’écrivait Raphaël Picon (Tous théologiens, Paris, van Dieren, 2001), nous sommes « tous théologiens ».

 

(*) L’article de Louis Pernot dans la rubrique « repenser » du numéro de décembre dernier est consacré aux interprétations de la naissance de Jésus telle que racontée dans l’évangile de Matthieu.

 

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À propos Abigaïl Bassac

est titulaire d’un master de l’École Pratique des Hautes Études (section des sciences religieuses) et étudiante en master de théologie à Genève. Elle est assistante des enseignants à l’Institut Protestant de Théologie et directrice de la rédaction d’Évangile et liberté.

2 commentaires

  1. rn.kerpedron@wanadoo.fr'
    Raymond KERPEDRON

    Je n’ai jamais eu de religion donc ce n’est pas à mon âge que je vais changer mes habitudes de penser par moi-même et uniquement cela mais je lis volontiers vos analyses, vous avez raison de rejeter l’argument du charbonnier qui encourage cette paresse intellectuelle pour ne pas comprendre et progresser davantage comme disait Jacques Brel; l’argument du charbonnier était celui de Goebbels: charbonnier est maître chez soi et nous faisons de nos juifs ce que bon nous semble. Terrible. Cordialement

  2. nathan.andiran@gmail.com'

    Oui, vous avez raison, essayer de comprendre ce que peut vouloir dire le texte biblique est nécéssaire pour chacun. Je crois ne signifie pas que je rejette la raison. Le christianisme n’est pas une religion déraisonnable. Mais, je citerais Blaise Pascal: « La dernière démarche de la raison est de reconnaitre qu’une infinité de choses la dépasse ». Ainsi les pouvoirs de Dieu et ses pensées ne peuvent être tous apréhendés par notre intelligence limitée. Et là où je diverge avec certains libéraux, c’est exactement sur cette problèmatique: réduire la Bible à un livre profane, réduire Dieu à notre entendement. Comme si nous pouvions enfermer Dieu dans l’étroitesse de notre esprit ! « Si une infinité de choses du domaine naturel échappe à notre entendement, que faut-il penser des choses du domaine surnaturel ?_B Pascal. Je pense donc qu’il faut être prudent quand on extrapole et prendre la précaution de dire que ce n’est qu’une hypothèse et non une vérité absolue. De même pour les dogmes.

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