La scène des tentations de Jésus au désert (Mt 4,1-11) a inspiré les interprétations les plus diverses : on peut y voir, avec les accents solennels d’un Victor Hugo, une bataille de titans qui ébranle les bases de l’humanité et de l’histoire : guerre totale entre « le Diable et le Bon Dieu » ! On peut aussi lire cette page comme un conte des mille et une nuits : le diable emporte Jésus (en tapis volant ?) au faîte du temple puis sur une haute montagne (versets 5 et 8). À moins qu’il n’y ait là une discrète allusion aux vols planés d’Élie que l’Esprit emportait dans les endroits les plus inattendus (1 R 8,11).
Les outrances du récit évangélique incitent à en faire une lecture symbolique qui, du reste, implique bien davantage le lecteur qu’un rapport prétendument réaliste. Toutes les Églises et tous les fidèles sans exception ne rencontrent-ils pas, un jour ou l’autre (ou quotidiennement !), la tentation de sauver leur peau à tout prix (changer les pierres en pains) ; la tentation de la puissance politique et économique (dominer les royaumes de la terre) ; ou la tentation d’appuyer leur autorité sur de prétendus « signes et prodiges » (se jeter du haut du temple) ?
Pour ma part, j’aime penser qu’il y a quelque humour, volontaire ou non, à présenter le combat du Fils de Dieu et du Diabolos comme une controverse de rabbins – ou de théologiens, si l’on préfère – sur le problème dogmatique et éthique du « Fils de Dieu » ! Il n’a pas échappé au très catholique G. K. Chesterton (1874- 1936) qu’au verset 6, « le diable, pour tenter, n’hésite pas à citer l’Écriture ». En l’occurrence les versets 11 et 12 du psaume 91 : « Il chargera ses anges de te garder en tous tes chemins. Ils te porteront dans leurs bras pour que ton pied ne heurte une pierre. » Ainsi, le récit interroge aussi notre façon de lire l’Écriture !
Pour Jésus, les citations bibliques sont un bouclier contre chacune des tentatives du Diable (Dt 8,3 au verset 4 ;Dt 6,16 au v. 7 ; Dt 6,13 au v. 10). En revanche, le Diable utilise ce verset de psaume comme une arme offensive : pour amener Jésus à son point de vue (étymologiquement : le sé-duire).
On aurait envie de dire que le Diable fait ici une lecture fondamentaliste du texte biblique ! En effet, il prend la phrase au pied de la lettre et hors contexte : les anges serviront de parachute lorsque Jésus s’élancera du haut du temple. Alors que le psaume 91 est tout entier un hymne de confiance à Dieu : l’action des anges n’est que l’une des métaphores qui y traduisent la sollicitude de Dieu pour les siens.
On note aussi que le Diabolos utilise la citation d’Écriture, non comme une source de réflexion, mais comme une façon d’appuyer des convictions préétablies : c’est dans sa bouche la conclusion d’un raisonnement implicite : «… car, il est écrit… » (v. 6). En cela aussi, il rejoint la lecture biblique de certaines Églises ou hommes d’Église. Au printemps dernier la décision de l’Église protestante unie de France d’autoriser la bénédiction de couples de même sexe a suscité des exemples plus vrais que nature de cette manière d’instrumentaliser l’Écriture !
Quoi qu’il en soit, le Dia-bolos mérite bien son nom de « diviseur » : il excelle à diviser les chrétiens entre eux et à l’intérieur d’eux-mêmes. En sélectionnant dans l’Écriture les mots hors contexte qu’il peut utiliser à l’appui de ses propres idées, il n’en claironne celles-ci qu’avec plus d’assurance ! La scène des tentations au désert a donc entre autres le mérite de nous montrer ce qu’il ne faut surtout pas faire avec la Bible si l’on veut rester fidèle à l’esprit de Jésus le Christ !
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