Quelle inacceptable prétention, de prendre pour soi cette parole ! Et combien nous paraissent insupportables ceux qui se croient ainsi le sel de la terre ! Pour mieux comprendre ces mots qui chatouillent douloureusement notre modestie vraie ou fausse, mais confortable, voici d’abord un petit détour exotique juste dans l’espoir de découvrir un décalage entre la symbolique du sel d’il y a 2000 ans et la nôtre. On parle à l’époque d’une « alliance de sel », c’est-à-dire d’une alliance durable, puisque le sel conserve, empêche la dégradation, ou de propos « relevés de sel », c’est-à-dire apaisants, pacifiant. Le sel est aussi bien sûr déjà ce qui donne saveur aux aliments. Mais il peut être également porteur de malheur, de stérilité, de mort. Une « terre de sel » est une région dévastée, stérile à jamais. C’est peut-être l’excès de sel qui détruit et qui tue.
Ainsi, alors qu’un peu de sel relève le goût, beaucoup tue la saveur. Ceux qui se croient vraiment sel de la terre, qui pensent que leur vocation est de donner saveur à la vie de leurs semblables, sont « imbuvables », rendent stérile ce qui les entoure, étouffent les richesses des autres. Ceux qui jettent partout leur « grain de sel » se rendent insupportables. Le sel en lui-même est irritant, desséchant, mais possède le pouvoir de donner goût, et de garder le goût, de conserver.
De retour de notre petit parcours salé et son ambivalence, entrons plus avant dans cette image. Parfois la vie semble sans saveur, pas seulement pour ceux qui manquent de ce qui donne goût à l’existence – travail, argent, logement, nourriture, amitié –, mais aussi pour d’autres qui apparemment ont tout le nécessaire. Ce sont souvent les riches, les rassasiés, qui tombent dans cette maladie morale qui leur fait trouver la vie fade. Ils ont parfois l’impression que leur existence se réduit à un régime sans sel, ou que ce qu’ils pensaient donner sens à leur vie a perdu toute valeur. « Si le sel perd sa saveur, comment redeviendra-t-il du sel ? »
Considérons nos vieilles Églises qu’on juge parfois affadies, anémiées. On se souvient que « les sels » étaient aussi ce qu’on faisait respirer pour ranimer les belles dames qui se pâmaient. Quels ingrédients trouver pour rendre nos communautés à nouveau savoureuses, attirantes ? Mais « quand le sel ne vaut plus rien, on le jette dehors ». Et si ce sel n’avait plus de valeur, justement parce qu’enfermé dans un lieu à part, et non répandu partout ? Faut-il que les Églises meurent, se fondent dans le monde, comme le sel dans la nourriture ? Il me semble que nous avons besoin quand même de « greniers à sel », pas pour y attirer des foules, mais pour y retrouver par étapes ce qui donne du sel à l’existence et replonger ensuite dans la fadeur du monde, rendre goût et saveur à la vie. Comment ? Juste avant cette parole, c’est le poème des Béatitudes, et on peut dire alors : pauvres de cœur, doux, pacificateurs, c’est vous le sel de la terre, vous qui êtes à ce point inadaptés que vous ne pouvez que faire rire les autres. C’est cet humour, ce recul créateur par rapport aux évidences sociales et culturelles qui porte sens et saveur. Il existe toujours un décalage comique de ceux qui ont l’esprit de pauvreté quand tous courent après la richesse, des doux et pacifiques là où il faut jouer aux durs et écraser les autres pour survivre et être reconnu, des purs quand tous paraissent blasés, de ceux qui pleurent et ont pitié là où il faut cacher souffrance et tendresse ou les réduire à un spectacle qu’on regarde passivement. Ce bonheur-là, 2000 ans après, ne manque pas de sel !
Mais c’est bien de sel qu’il s’agit, non de sucre. Le rôle difficile et inconfortable du chrétien est « d’avoir un grain », grain de sel, grain de folie, grain d’espérance sans fin qui croit la paix toujours possible, et de tenter de vivre dans le monde la nouveauté toujours savoureuse de l’Évangile.
Pour faire un don, suivez ce lien