En Suisse comme en France, les migrants sont parqués, puis souvent expulsés comme des délinquants. L’Europe élève ses remparts contre la misère, renvoyant d’un État à l’autre les demandeurs d’asile qui fuient la famine ou la guerre. Qui regardera dans les yeux ces humains qui sollicitent notre aide ?
Ils arrivent par centaines de milliers, le plus souvent tassés dans de mauvaises barques ou cachés dans des camions. Il y a cette jeune Érythréenne, qui refuse de consacrer toute sa jeunesse à servir dans l’armée, et se retrouve donc condamnée à la prison. Il y a ce rescapé des émeutes qui ont ensanglanté Conakry en 2009. Il y a une famille qui peine à reconstruire sa vie en Bosnie, et puis ces jeunes, victimes ou complices de réseaux qui leur ont promis fortune puis les laissent à la rue et à de douteux commerces. Quels que soient les motifs qui poussent à un voyage risqué, il n’y a qu’une façon légale de forcer les barricades d’une Europe qui ne sait imaginer la migration extracommunautaire : demander l’asile politique. En Suisse, les passeurs abandonnent les requérants à proximité de l’un des quatre centres d’enregistrement fédéraux, situés sur les frontières. Ils y demeurent quelques semaines, installés dans de vastes dortoirs et dans un ennui sans fin, pour suivre une procédure dont l’issue est souvent défavorable. Ils sont ensuite transférés dans d’autres centres où, dans le meilleur des cas, l’incertitude se prolonge. Souvent, c’est de là que l’expulsion est orchestrée.
Les pays européens collaborent pour faire face aux statistiques et à la xénophobie à la hausse. Ne pourraiton créer des camps aux limites, en Ukraine ou en Lybie, dans lesquels viendraient s’entasser les misères et les rêves tendus vers l’Occident ? Le projet est emmanché.
Afin de renforcer ses remparts, l’Europe a aussi, dans le cadre des accords de Dublin-Schengen, inventé une nouvelle loi. Un requérant ayant déposé une demande d’asile dans un pays européen (cette « demande d’asile » se résumant parfois à des empreintes digitales laissées lors d’une procédure d’enregistrement aux contours flous), ne peut désormais tenter sa chance ailleurs en Europe, même s’il se trouve dans un pays qui, comme l’Italie et la Grèce – voire parfois la France dont les centres sont débordés – n’offre même pas aux requérants le minimum vital (toit et nourriture) pendant le temps de la procédure. Ceux qui, parmi ces hommes, femmes enfants, tentent malgré tout de frap-per à d’autres portes se retrouvent renvoyés d’un point à l’autre, prisonniers d’un jeu de ping-pong entre États, dans lequel il n’y a plus d’autres acteurs que des lois sans visages, érigées pour lutter contre une migration sans visage elle aussi.
Ce n’est pas notre responsabilité, répondent les instances en charge des renvois lorsqu’on leur rapporte l’histoire de ce mineur somalien renvoyé dans les rues italiennes alors qu’il avait commencé une formation en Suisse ou celle de ces jeunes tchétchènes qui, avec deux bébés, se retrouvent, eux aussi, dans la rue en France, pays qui leur a refusé l’asile, même s’ils y ont trouvé du travail. Non, ce n’est pas notre responsabilité répondent les autorités : c’est la responsabilité d’un autre État ou celle de la législation, acceptée par le Souverain.
Les aumôniers qui travaillent aux côtés des requérants entendent chaque semaine la peine d’humains dont certains viennent à douter d’avoir droit à une place sur la Terre. Bien sûr, il faut prendre ensuite une saine distance pour que la vie reste respirable. Et parce qu’on n’est pas responsable de tous les malheurs, et parce que notre marge d’action est limitée. Mais alors… Qui donc va endosser une responsabilité face à ce qui se joue en Europe, face à cette politique de fermeture cruelle et absurde (cherche-t-elle à protéger de l’inévitable brassage de l’humanité, alors que sur d’autres plans l’Occident ne cesse de prôner la mondialisation) ? Qui va répondre, regarder dans les yeux ces humains en quête qui nous ressemblent ? Une saine distance est peut-être nécessaire. Une sainte distance est impossible. « Devant celui qui est de ta propre chair, tu ne te déroberas pas. » (Ésaïe 58,6-7)
La Conférence des Églises européennes a lancé pour 2010 une année « des Églises européennes face au défi des migrations ». On espère qu’il s’agit là plus que d’un slogan. Il y a urgence absolue. Il est temps que les Églises s’organisent, elles aussi, pour inventer des réseaux de solidarité, de résistance, une Europe d’hommes et de femmes qui se reconnaissent responsables les uns des autres.
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