Que penser du Christ ? Qui est-il pour vous et moi ? Cette vie au premier siècle a-t-elle encore quelque pertinence pour ceux qui vivent aujourd’hui ? En quel sens, s’il y en a un, pouvons-nous l’appeler Sauveur ? Est-il un exemple qu’il nous plairait de suivre ? Y a-t-il autre chose ?
Pouvons-nous enlever du Christ l’ossature théiste du passé, qui le présentait, soit comme une divinité céleste descendue sur terre, à la manière d’un visiteur divin, soit comme un être humain, doté en quelque sorte de la puissance d’un Dieu surnaturel ? Peut-on encore parler de lui, dans un sens ou un autre, comme le « fils unique » du père céleste ?
Si tout cela ne représente plus une option pour notre temps, reste-t-il quelque chose qui permette au monde moderne de louer la personne de Jésus, pas seulement son enseignement ? Comment parler aujourd’hui du sens de la croix, sinon en considérant sa mort comme une espèce de sacrifice ? Peut-on trouver dans le symbole de la croix, quelque chose de plus qu’une tragédie humaine ? Porte-t-elle une signification de salut ? S’il en est ainsi, quelle est-elle ?
Je ne peux ni abandonner le Christ, ni vivre à l’aise avec son interprétation traditionnelle. Je ne suis pas disposé à conclure que cette façon de faire ait épuisé toutes les possibilités. Il ne m’est pas difficile d’écarter ces interprétations, mais je ne peux écarter l’expérience du Christ qui a créé le besoin de ces interprétations théistes d’hier. Je trouve toujours irrésistible la puissance du Christ.
Je suis touché par ces générations de croyants dont Jésus a enrichi et même transformé la vie. Je sens bien qu’au fil des jours, ma relation à Jésus m’a fait avancer et franchir les barrières qui limitent. Alors je le retiens jusqu’à ce que j’aie cherché de toutes mes forces, le sens de sa vie. On ne me détournera pas de cette quête, avant d’avoir atteint un niveau de vérité, situé au-delà des défenses apeurées de l’établissement théologique actuel. Je ferai bon et franc accueil à toute éventualité susceptible d’expliquer ce Jésus, de manière plus adéquate. N’était-il après tout qu’un fanatique mal compris, une victime malheureuse, ou un fou plein d’illusions ? Non, je ne le pense pas. Sans cesse quelque chose me ramène à lui. Il a pu être aussi une présence de Dieu qui se perpétue, si j’arrivais seulement à discerner un moyen de le dire dans un langage libéré des modèles théistes de Dieu dans le passé.
La seule route à suivre, à ma connaissance, pour cette recherche, c’est considérer l’humanité de Jésus, cette présence derrière les explications théistes.
Si l’amour est partie de Dieu, alors on peut certainement dire que ce Jésus vivait le sens de Dieu. Selon les évangiles, il vécut avec une constante intensité, comme si sa source d’amour s’étendait au-delà de toute limite humaine. Elle était inépuisable. C’était le don de la vie. Enfin, quand on s’en rendit compte, on pensa qu’il incarnait si profondément le sens de Dieu, qu’on affirma que l’amour présent dans sa vie était en quelque sorte, la conséquence de l’entrée en lui d’une divinité extérieure.
Quand on raconta l’histoire de sa vie, dans la première tradition évangélique, un autre aspect de son humanité retint l’attention des gens. Il possédait une capacité inouïe d’être présent, totalement présent à l’autre. Les gens qui ont partagé sa vie, ont fait l’expérience de ce que Paul Tillich appela, bien après, « l’éternel maintenant ». C’était comme si le temps s’arrêtait dans l’attention totale de ce Jésus. Il pouvait se donner aux autres à un point extraordinaire. On en voit un exemple dans son entretien avec le jeune homme riche (Mc 10,17) et avec la femme adultère (Jn 8,1-11). Il faut être en pleine possession de soi-même pour se donner ainsi à l’autre, si profondément et si totalement.
Il y a encore un autre aspect de son humanité qui n’a pas échappé à l’attention.
On a dépeint son humanité comme capable de manifester cette qualité essentielle, mais rare, de vraie liberté, la liberté d’être soi-même, en toutes circonstances. Les évangiles montrent un Jésus remarquablement libre. Il était libre de pardonner, libre de souffrir, libre d’être et libre de mourir. Les circonstances extérieures n’entamaient pas son être. C’était et c’est là un portrait étonnant. Peu importe si ces descriptions furent ou non exactes d’un point de vue littéral. En fait, elles furent un écho des impressions que fit cette personne sur les gens, et quand les évangélistes les ont rédigées, elles ont formé un rare aperçu, inoubliable et attachant, dans les profondeurs de l’humanité de Jésus. Il y avait, c’est évident, une puissance énorme présente dans sa vie.
Observons, enfin, le portrait que tracent les évangiles de ses relations avec ses disciples. Il les choisit, dit un texte, dans un groupe, après avoir passé toute la nuit en prière ou méditation (Lc 6,12-16). Il investit une grande part de sa vie sur ces douze. Les évangiles le montrent se détournant des foules, pour se concentrer sur ce groupe de disciples. Quand ils ne saisissaient pas le sens d’une parabole, il les instruisait personnellement (Mc 4,10-20). Quand ses disciples l’abandonnèrent, il aima ces déserteurs. Quand l’un d’entre eux, dit-on, le renia, quand un autre le trahit, il aima le renégat et le traître. Quand des ennemis l’insultèrent, il aima ses détracteurs. Quand ils le tuèrent, il aima ses assassins. Que peut-on faire de plus pour conformer sa vie à la signification de Dieu qui est amour ?
Voilà un être humain dans sa plénitude, qui vécut pleinement, qui aima sans compter, qui eut le courage d’être lui-même en toutes circonstances. C’était le visage humain de la signification de Dieu, compris comme source de vie, source d’amour et fondement de l’être.
Quand nous nous débarrassons de l’ossature surnaturelle théiste, à l’intérieur de laquelle on a compris cette vie à travers les siècles, il nous reste encore en vérité un extraordinaire portrait, doté d’une humanité qui semble échapper aux limites de l’humain.
À l’examen de ces données, une autre question se pose à nous, qui n’aurait jamais surgi dans l’univers théiste d’hier. Ces qualités que nous disons humaines et divines s’excluent-elles les unes les autres ? S’interpénètrent-elle ? Le divin n’est-il que la dimension des profondeurs de l’homme ? Ces deux entités seraient-elles les deux faces d’une même pièce de monnaie ? Voici une nouvelle frontière théologique, cela mérite de continuer.
La transcendance selon les conservateurs, n’est pour moi qu’un aspect de la pensée théiste du passé, qui a perdu son sens premier. Je ne crois pas, par exemple, qu’on puisse épuiser cette transcendance avec le concept d’un Dieu extérieur à ce monde, qui agit sur ce dernier grâce à son pouvoir surnaturel. Je vois plutôt la transcendance comme une dimension supplémentaire du sacré. L’immanence de Dieu pourrait être identifiée à des qualités humaines, telles que la présence d’amour, la qualité de vie et l’affirmation d’être. C’est d’abord dans cette expérience même qu’on touche Dieu. L’immanence signifie point de contact entre l’humain et le divin. La transcendance signifie l’inépuisable profondeur du divin, une fois ce contact établi. La vie humaine peut pénétrer l’infini de Dieu parce qu’on peut découvrir cet infini au cœur de toute vie humaine. Les deux ne sont pas distincts. L’humanité et la divinité vont de concert. C’est ce que voulait dire Tillich, lorsqu’il appelait Dieu « le fondement infini et inépuisable de tout être ». C’est aussi, je crois, ce que l’écrivain johannique voulait dire quand il affirmait « Dieu est amour, celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu » (1 Jn 4,16). C’est ce que les mystiques, de Maître Eckhart à John A. T. Robinson ont cherché à communiquer, quand ils ont suggéré qu’il n’y avait pas de différence spécifique entre Jésus, vous ou moi. Il était différent seulement en intensité, cette intensité de plénitude de la conscience de Dieu en Lui. Selon les mots de Robinson, il était à la fois « l’homme pour les autres », et « le visage humain de Dieu ».
Dans son être, nous voyons une révélation du Fondement de l’être. Dans sa vie, nous voyons une révélation de la Source de Vie. Dans son amour, nous voyons une révélation de la Source d’Amour. Ce sont ces aspects de sa présence humaine qui ont rendu sa vie si impressionnante et si irrésistible qu’on a été amené à parler de lui en employant les images théistes de l’antiquité. Aussi fut-il proclamé « Fils de Dieu », Verbe incarné et même deuxième personne de la sainte Trinité. C’était la seule façon, pour les chrétiens d’origine juive du premier siècle, qui ont écrit la Bible, et les chrétiens des quatrième et cinquième siècles qui ont écrit les credo, de rendre compte de leur expérience, étant donné leurs présuppositions et leur conception du monde.
Oui, Dieu est réel, intensément réel, pour moi, mais ce n’est pas un être – extérieur, surnaturel ou théiste – dont j’essaie de m’approcher. C’est plutôt une présence, qui se découvre dans les profondeurs mêmes de ma vie, dans la capacité de vivre, d’aimer, et le courage d’être. Jésus, le vivant, celui qui aime, celui qui eut le courage d’être lui-même en toutes circonstances, était, et est la vie où l’on a vu Dieu et où l’on peut toujours le voir, sous forme humaine, avec les limites de notre finitude.
Être disciple de ce Jésus n’exige pas de moi que je mette sous forme de propositions, des actes de foi littéraux en la réalité du Dieu théiste, qui est soi-disant venu sur terre et qui a vécu parmi nous, en la personne de Jésus. Cela demande seulement qu’il me donne la capacité d’imiter la présence de Dieu en lui, en vivant pleinement, en aimant sans compter, en ayant le courage d’être tout ce pour quoi Dieu m’a créé. Cela ne signifie nullement que je doive me détourner de la vie, pour entrer en contact avec le sacré, car celui-ci est en moi. Cela ne signifie pas que je doive donner ma vie, mon amour et mon être si je veux être uni à Dieu. On ne peut adorer le Dieu que je commence à comprendre, sans être en même temps un agent de vie pour les autres. Ce chemin vers Dieu m’ouvre aussi à la vérité de la sagesse d’antan qui disait : c’est en donnant qu’on reçoit, c’est en pardonnant qu’on nous pardonne, c’est en aimant qu’on est aimé, et, enfin, c’est dans la mort qu’on trouve la plénitude de la vie. Je ne peux servir le Dieu non théiste, ou ce Christ de la révélation, qu’en cherchant à construire un monde où seront ôtées toutes les barrières empêchant les hommes d’accéder à une totale humanité.
Est-ce donc un Christ divin ? Est-ce un portrait suffisant de la signification de Jésus, pour établir une continuité avec la tradition historique du Christianisme ? Je le crois, mais, en fin de compte, ce n’est pas à moi de le dire. Ce n’est peut-être pas si important que cela. Mais, à cette époque de ma vie, c’est tout au moins entrapercevoir une voie, par delà la mort du théisme et dans la compréhension du Christianisme et de la vie chrétienne, susceptible de survivre à l’exil. C’est peut-être découvrir, très superficiellement seulement, un début de réponse à la question : « Qui est le Christ pour moi ? ».
Quand je cherche les mots pour faire connaître cette conviction avec des concepts compréhensibles, c’est invariablement vers le corpus johannique que je me tourne, pour découvrir des termes utilisables. On y relève ces paroles de Jésus : « Je suis la voie, la vérité et la vie » (Jn 14,6). Jésus est, pour moi, la vérité grâce à laquelle je peux vivre avec une intégrité théologique et humaine. Jésus est, pour moi, la vie qui nous a fait connaître le sens de la vie. C’est pour cela que je l’appelle « Seigneur », que je l’appelle « Christ » et que j’affirme que c’est en lui que je rencontre Dieu.
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