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Petite musique de la foi

Dans les récits évangéliques, d’infimes détails donnent parfois à penser et à prier. Et peu importe, finalement, qu’ils soient authentiques ou imaginaires, que ce soient des bribes de souvenirs authentifiés, ou les détails d’un roman théologique, voire d’une méditation pieuse élaborés par les rédacteurs ou les communautés auxquelles ils appartenaient. Comme dit Bultmann, l’essentiel c’est que chaque lecteur trouve dans ces textes une interpellation personnelle, un appel existentiel à construire ou à reconstruire sa vie.

Dans la scène des « deux qui se rendent vers un village du nom d’Emmaüs » (Lc 24,13-35), j’aime imaginer – à tort ou à raison (mais c’est la raison du coeur !) – que le disciple anonyme qui fait route avec le brave Cléophas (v. 18) n’est autre que Mme Cléophas : cette « Marie de Clopas » (Jn 19,25) qui se tient au pied de la Croix. En tout cas, ils sont deux, comme l’exige la législation mosaïque pour qu’un témoignage puisse être reçu. Ils sont deux et ils affirment avoir rencontré le Ressuscité. « Était-ce dans leur corps ; était-ce sans leur corps, qui le sait ? » (2 Co 12,3) Mais qu’importe ! Comme tels, réels ou imaginaires, ils sont une image de l’Église. Et un couple croyant est déjà une Église dans laquelle chacun est appelé à soutenir l’autre dans la rude tentative d’évangéliser sa vie.

Cette « affaire » des disciples d’Emmaüs est de plus en plus lue aujourd’hui dans sa dimension symbolique. Certains repèrent dans la structure du récit les deux temps des liturgies chrétiennes primitives (et de toujours) : lire ensemble les Écritures en s’efforçant d’en ouvrir le sens au nom de Jésus le Christ (v. 32), avant de faire la « fraction du pain ». Même (!) le pape Jean-Paul II, dans son encyclique sur l’eucharistie, adopte cette lecture : qu’il y ait eu réellement ou non apparition sur la route d’Emmaüs, Luc raconte la scène comme une liturgie. D’autres voient dans l’épisode une allégorie de la vie chrétienne dans tout son déroulement : lent cheminement, avec pour compagnon le Christ qui nous « ouvre les Écritures » et interpelle nos vies (« De quoi parliez-vous en chemin ? » v. 17). Et, lorsqu’au souper, nos yeux enfin le reconnaissent à la fraction du pain, c’est la fin du monde ou celle de chacun de nous : la parousie universelle où la mort individuelle et le passage à la Vie.

Autant de lectures bien connues de la scène ; mais son final est trop souvent mis entre parenthèses, considéré comme anecdotique : les deux disciples repartent vers Jérusalem : deux heures de marche en perspective, alors qu’ils ont déjà autant dans les jambes ! Et (c’est implicite mais évident), cette nouvelle étape ne peut être qu’une marche de nuit : le jour baisse quand les deux disciples invitent leur mystérieux compagnon à rester avec eux (v. 29). Le temps de partager le souper et de refaire la longue route dans l’autre sens, ils ne peuvent arriver à Jérusalem et retrouver les autres disciples qu’à la nuit noire. Ce long cheminement à tâtons  ne peut manquer d’avoir également pour le croyant une dimension symbolique.

Que peuvent se dire, que peuvent penser les deux compagnons, avant de rencontrer les autres disciples qui affirment qu’eux aussi ont vu le Seigneur (v. 34) ? Cela tient en une phrase : « Tandis qu’il nous expliquait les Écritures, notre cœur n’était-il pas tout brûlant ? » (v. 32). Tout brûlant de joie ? d’émotion religieuse ? de bonheur croyant ? d’autre chose encore ? En tout cas, à la fraction du pain, ils ont eu l’évidence de la foi, mais une évidence aussi fulgurante que fugitive. Le ressuscité disparaît à leurs regards aussitôt que reconnu. Cependant, pendant une seconde, ils l’ont vu. Comme Jacob à Bethel, ils pourraient dire : « Jusqu’ici, Dieu était là et nous ne le savions pas ! » (Gn 28,16) Nous l’avons perçu juste au moment où il était déjà presque trop tard ! Nous avions pris le rabbi Jésus pour un leader politique (v. 21) et quand, enfin, nous avons compris qui il était vraiment, il n’avait plus besoin d’être là physiquement : désormais, il sera « toujours avec nous jusqu’à la fin des temps » (Mt 28,20). Autre lecture possible : « Nous avons compris en cet instant qu’il était présent dans tout être rencontré, même et surtout celui dont il est le plus difficile de faire son prochain. Même le plus désastreux de tous les humains, c’est lui ! »

Dans un cas comme dans l’autre, la certitude de l’esprit et des sens n’est plus là, dès lors qu’elle se manifeste ! La seule chose qui leur reste, aux deux qui cheminent dans la nuit, jusqu’à Jérusalem, c’est le souvenir de cette bouffée de bonheur fugitif qui les a traversés. La foi serait-elle un éclair inhabituel de lumière au milieu de la nuit habituelle du doute ? Perspective bien consolante pour le croyant qui s’estime un « chercheur de Dieu », bien plus qu’un « ayant-trouvé Dieu », au sens où l’on parle d’un « ayant-droit » !

Perspective bien « questionnante » pour qui, au contraire, par tempérament ou grâce à un formatage religieux « réussi », considère qu’il a la foi, définitivement peut-être ! La longue marche dans les ténèbres de Cléophas et de son ou sa compagne les interroge : cette impression de permanence, d’évidence de la foi n’est-elle pas un mirage ? La nature même de la foi n’est-elle pas d’être éphémère, évanescente, aussitôt dissipée que perçue ? Et le sentiment d’avoir la foi ne serait-il pas une illusion, une façon de croire davantage en sa foi (c’est-à-dire en soi-même), qu’en un Dieu qui sans cesse appelle le croyant, comme Abraham (Gn 12,1) à se mettre en route, à quitter ses habitudes (fût-ce son habitude de croire) ? Un Dieu qui est l’horizon de notre croissance spirituelle et humaine. Et bien fou, celui qui s’imaginerait toucher l’horizon où le considérer comme sa propriété privée, son pré carré entouré de barbelés ou de champs de mines antipersonnelles pour la défendre contre les incroyants et les mal-croyants (c’est-à-dire les croyants différents de lui-même) !

Pour les uns comme pour les autres, le message d’Emmaüs, c’est que la foi ne peut être une certitude immobile, mais le mouvement, parfois désespéré parfois désespérant, pour évangéliser sa vie, sans se lasser ou du moins sans se lasser trop longtemps – et avec l’étonnement de constater souvent que bien des prétendus « incroyants » y parviennent mieux que soi-même !

« Si vous ne devenez comme des enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume de Dieu » (Mt 18,3) : celui de la foi ! Vous n’entrerez pas dans le Royaume de Dieu si vous ne chancelez pas sur les jambes incertaines de vos convictions et de vos doutes, comme un marmot qui ne sait pas encore bien marcher et tangue comme un château branlant… Mais du moins, ce marmot hésitant n’entend pas obliger les autres à marcher au pas, en rangs serrés selon un cheminement obligatoire sous peine de damnation éternelle !

Vous n’entrerez pas dans le Royaume de Dieu si vous ne gesticulez pas de bonheur comme un bébé dans son landau, heureux de remuer ses membres en tous sens mais sans prétendre défendre l’honneur de Dieu avec ses ridicules petits poings potelés : Dieu n’a pas besoin de nous pour défendre son honneur !

Vous n’entrerez pas dans le Royaume de Dieu si vous ne balbutiez pas comme un bébé qui ne sait pas encore bien parler et savoure « le cœur brûlant » chaque mot prononcé avec une vraie sensualité de bouche et de gorge, mais sans trop savoir ce qu’il dit, à proprement parler. Et cependant, il faut croire, sans certitude, sans raisonnement, sans théologiser ni dogmatiser, que ce qu’il mâchouille avec un tel bonheur, c’est le Verbe, ce Verbe qui « était tourné vers Dieu, qui était Dieu » (Jn 1,1) !

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À propos Michel Barlow

Michel Barlow, essayiste, romancier et théologien, est universitaire retraité (Lettres et sciences de l'éducation). Auteur de Pour un christianisme de liberté et Le bonheur d'être protestant.

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