Trois apparitions de Nicodème jalonnent l’évangile selon Jean, du presque début jusqu’à la presque fin du récit. L’homme avance à l’ombre de l’évangile, d’une rencontre clandestine avec Jésus à l’ensevelissement royal du crucifié. Entre nuit et jour, l’évangile porte sur Nicodème un éclairage certes intermittent et un peu oblique mais néanmoins révélateur.
C’est de nuit que Nicodème le pharisien vient rencontrer Jésus. Heureusement qu’il y a la nuit. Pour ne plus être absorbé par ce qui se voit, pour que les représentations s’interrompent, pour que l’invisible le soit moins et que le sensible le soit plus. Ainsi Nicodème est-il un travaillé nocturne. Il avance dans l’ombre, celle de la nuit, et celle de son savoir : nous savons que tu es un maître qui vient de la part de Dieu… Pas de question directe, pas d’éclairage sur ce qui pousse Nicodème vers Jésus. Alors c’est Jésus qui l’oblige à sortir de l’obscurité, avec une image aussi lumineuse que provoquante : si un homme ne naît de nouveau (d’en haut)...
Comment cela peut-il se faire ? La question doublement répétée de Nicodème est souvent comprise dans le cadre de l’ironie dont le quatrième évangile est coutumier. Une ironie qui invite le lecteur plus à l’attention qu’à la moquerie envers celui qui semble n’avoir pas compris. N’est-il pas difficile parfois, souvent, de parler ouvertement et clairement de ce qui tient le plus à coeur : qui suis-je ? Qui es-tu ? Qu’y a-t-il entre toi et moi ? Ces questions qui habitent ou hantent les jours et les nuits, surtout les nuits…
Comment cela peut-il se faire ? La question semble naïve. Nicodème est un maître. Il a appris à réfléchir, à penser. Mais voici qu’il se trouve démuni, incapable d’interpréter cette image de naissance de nouveau, d’en haut, d’eau et d’Esprit. Ce qu’il sait et croit sur Dieu, sur l’humain, sur la vie, ne l’éclaire pas. Délesté de son savoir, Nicodème se trouve naïf, mais cette naïveté n’est ni crédulité ni stupidité. Elle est la place laissée en lui à une parole neuve et féconde, une forme donnée à ce quelque chose, peut-être un presque rien, qui l’avait fait sortir, la nuit.
Naïf, c’est bien ce qu’il fallait que Nicodème soit, puisque Jésus lui parle de naître et que naïf signifie d’abord natif. Devenir naïf, devenir natif du Souffle, dans un instant d’ignorance, d’innocence, un instant suspendu qui fait entrevoir qu’on peut encore naître à un autre monde que celui des représentations déjà là, simplement et sans aigreur.
Cette naïveté ne le quittera plus. S’il ne devient pas disciple de Jésus comme le sont Pierre ou le disciple bien-aimé, Nicodème voit désormais autrement, audelà du visible, des représentations et des savoirs.
C’est certainement ce qui lui permettra plus tard de poser une vraie question à ses pairs qui veulent faire arrêter Jésus : notre Loi condamnerait-elle un homme sans l’entendre, sans savoir ce qu’il a fait ? Incapables de répondre sans se condamner eux-mêmes, ils se réfugieront dans le mépris.
Cette vision renouvelée, c’est certainement aussi ce qui permettra à Nicodème d’ensevelir, avec Joseph d’Arimathée, le corps de Jésus en le préparant comme le corps d’un roi – le roi des Juifs ? –, quand les autres disciples seront tous partis.
Est-ce la foi ? Est-ce croire ?
Faut-il répondre immédiatement, définitivement ? Ou reprendre à nouveau la longue marche de Nicodème, dans l’ombre des chapitres de l’évangile…
Ses trois apparitions confèrent à son nom une petite musique, de nuit bien sûr, qui reste au coeur, discrète, modeste, pour demeurer aussi à l’écoute de ceux qui, comme lui, sont en quête, dans l’ombre. Une petite musique pour demeurer dans la reconnaissance et la bienveillance envers ceux que leurs failles intérieures, leurs fragilités intimes, leurs contradictions internes, leurs ambiguïtés constitutives font cheminer furtivement, lentement.
Qui leur jetterait la pierre ?
Pour faire un don, suivez ce lien