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Le politique dans la Bible

 Politique et religion, voilà un couple inquiétant, mais qu’en est-il des rapports entre le pouvoir et le sacré dans la Bible ? Au travers de siècles d’élaboration, ses textes offrent de multiples pistes. Ils ont utilisé ou subi l’influence des modèles de leur environnement antique, la royauté et l’empire. La question du type d’organisation politique ou du rapport au pouvoir y est donc bien posée, mais la souveraineté ultime revenant à Dieu, ce questionnement y a toujours une dimension théologique.

 1. L’idéologie royale

Évoquons pour commencer l’idéologie royale au Moyen-Orient ancien, arrière-fond historique des traditions bibliques.

 Au sommet de la pyramide

Au Moyen-Orient ancien, l’autorité d’un souverain s’exerce sur toute la vie de la communauté et il assure le lien avec la sphère divine. En haut de la pyramide sociale siège donc un souverain « pontife », médiateur suprême. Il reçoit des dieux mandat et autorité, et s’appuie sur un clergé et une armée. En bas de la pyramide, le peuple travaille la terre, produit et échange des biens, assurant au pays sa subsistance.

Le lien entre le souverain et la divinité s’exprime par différentes métaphores : il est lui-même identifié à un dieu (dans l’ancien empire en Égypte, Horus) ; ou considéré comme fils de dieu, directement engendré ou adopté par un dieu (en Assyrie et en Israël ; 2 S 7,13-14a) ; ou il est encore image de dieu (au nouvel empire en Égypte).

Roi, pharaon ou empereur, il a pour fonctions d’être :

Garant du salut et du bien-être, responsable de la fertilité du sol, de la fécondité du bétail, de la protection contre les maladies et autres calamités… Ainsi David éloignant la peste (2 S 24,18-25).

 Berger, guide et protecteur de son peuple (Ez 34,2).

Juge, garant de l’équilibre en son royaume pour que chacun voie son droit respecté, particulièrement des plus vulnérables (1 R 3,16-28).

Seigneur de la guerre, pour défendre le pays contre ses ennemis extérieurs (1 R 22,46).

 Prêtre, médiateur entre Dieu et les hommes. C’est lui qui reçoit l’oracle et construit le temple (1 R 3,4-15 ; 6,11-13).

Le roi est donc garant de l’ordre et de la justice, de la paix et de l’harmonie en son royaume, de la même façon que le dieu suprême est le garant de l’ordre cosmique. Ainsi, harmonie sociale et ordre cosmique sont intimement liés, et le souverain est littéralement « lieutenant » de Dieu pour son peuple.

 Une royauté d’emblée contestée

De l’Israël d’avant 1000 av. JC, nous ne savons pratiquement rien en-dehors des récits bibliques évoquant une « fédération » assez lâche de tribus nomades issues de l’ancêtre Jacob. Une formule lapidaire résume cette organisation : « En ce temps-là, en Israël, il n’y avait pas de roi. Chacun faisait ce qui lui plaisait » (Jg 17,6). Dans ce système rêvé, Yahwé est seul roi et maître de son peuple. Mais cette image romantique est depuis longtemps mise en doute par l’archéologie et l’étude des textes.

Toujours est-il qu’à l’orée de l’entrée d’Israël dans l’histoire des nations, des communautés tribales sémites semblent s’unir et s’organiser à la manière des petits royaumes environnants. Le premier livre de Samuel raconte et interprète ce changement d’organisation (1 S 8,1-20). Dans ce récit d’instauration de la royauté en Israël, celle-ci est d’emblée considérée de façon critique. C’est sans doute qu’au moment de son écriture, plusieurs siècles de royauté avaient déjà montré les limites et les perversions de ce système politique. Mais plus fondamentalement, ce texte affirme que l’idéologie royale, empruntée aux cultures voisines n’est rien d’autre que la contestation de la souveraineté de Dieu. Bien d’autres textes posent ainsi un regard critique sur l’exercice de la royauté en Israël (Jg 8-9 ; 1 S 9-10 ; 2 S 11-12 ; 24 ; 1 R 11,1-13…). Témoin aussi la longue liste des rois d’Israël et de la plupart de ceux de Juda succombant à l’idolâtrie ou aux abus de pouvoir, et la litanie du bilan de leurs règnes : le roi untel fit ce qui est mal aux yeux du Seigneur comme l’avaient fait ses pères (1 R 14,22…).

Dès l’origine selon la chronologie des récits bibliques, et a posteriori du point de vue historique de leur rédaction, la monarchie israélite est donc l’objet d’un jugement sévère, jugement d’une l’histoire qui a conduit à l’exil. Un pouvoir sous condition Dans le récit de 1 Samuel, Dieu accepte finalement qu’un roi soit désigné. Mais pour que ce système soit viable et légitime, il convient que Dieu demeure le seul souverain suprême auquel tous obéiront, y compris le roi (1 S 12,13-15).

Dans le même sens, quelques versets au milieu de l’imposant dispositif législatif de la Torah concernent la royauté : la « loi royale » (Dt 17,14-20). Le roi devra être choisi par Dieu au sein du peuple, sans aucune idée de dynastie, de rang ni de prestige ; contrairement aux souverains étrangers, le roi d’Israël ne devra pas se distinguer par une richesse démesurée, et déroger à cette limitation serait comme retourner à l’esclavage en Égypte ! Enfin, la condition indispensable pour que la royauté soit durable est sa fidélité à Dieu par l’observation de la Torah.

Bref, le roi biblique idéal ne ressemble en rien aux souverains des autres nations, et finalement Yahwé seul est roi. Dans ce contexte, on ne s’étonnera pas qu’apparaisse le contre-pouvoir des prophètes rappelant aux rois les exigences divines.

 2. Des prophètes indispensables

Même si certains récits bibliques présentent, rétrospectivement, quelques prophètes avant l’apparition de la royauté en Israël (1 S 9,9), le prophétisme est lié à cette forme de régime. Le roi ayant reçu une mission de Dieu, les prophètes ont pour fonction de lui révéler les intentions ou jugements divins. C’est particulièrement vrai dans les périodes de guerre, d’instabilité politique, de cataclysme… Mais c’est aussi souvent un prophète qui, de la part de Dieu, désigne ou oint le futur roi (1 S 10,1 ; 1 R 1,45 ; 19,45 ; 2 R 9,6).

 Les valets du pouvoir et les autres

De nombreux prophètes sont donc au service du roi, et beaucoup semblent le légitimer en toute circonstance. Ces prophètes de cour « professionnels » sont présentés par la Bible hébraïque comme les valets du pouvoir. Pensons au messager du roi Achab, qui, mandaté pour aller chercher un certain Michée, fils de Yimla, ordonne à ce prophète « indépendant » d’aligner ses paroles sur celles de ses confrères de la cour, prédisant unanimement au roi sa victoire sur les Araméens (1 R 22,13). Ce genre de prophètes « officiels » berce d’illusions le peuple et ses dirigeants, et les auteurs bibliques les désignent comme « faux-prophètes » (Jr 6,13-14 ; 8,11 ; 29,23).

Si certains prophètes flattent le roi et le peuple, d’autres contestent au nom de Dieu les abus de pouvoir et les dérives idolâtres des puissants. C’est là un thème récurrent des livres de Samuel et des Rois, et la confrontation d’un prophète avec les pouvoirs de son temps est au point de départ de la plupart des livres prophétiques d’Ésaïe à Malachie. Ainsi, Michée, qui vécut au début du VIIIe s. av. JC dans un village proche de Jérusalem, annonce-t-il que Dieu entre en procès avec son peuple et ses dirigeants accusés de corruption, d’idolâtrie et d’injustice (Mi 1,1-2). La contestation prophétique porte sur trois motifs principaux : l’idolâtrie, les abus de pouvoir et les injustices économiques. Ainsi, Amos associe exploitation éhontée des plus faibles, transgression sexuelle, profanation du nom de Dieu et culte idolâtre (Am 2,6-8). Ces comportements sont intimement liés en ce qu’ils témoignent d’une rupture de l’Alliance fondée sur le respect de Dieu et du prochain. C’est pourquoi les prophètes ne s’arrêtent pas au respect formel du droit, car il arrive que la légalité ne respecte pas la justice. Ainsi, Ésaïe s’enflamme contre une législation inique : Quel malheur pour ceux qui promulguent des décrets malfaisants, qui écrivent des arrêts oppressifs, refusant aux faibles la justice, dépouillant de leur droit les pauvres de mon peuple, faisant des veuves leur butin et pillant les orphelins ! (Es 10,1-2) Le prophète n’est pas dupe d’un système économique qui se donne une façade légale pour mieux dissimuler l’exploitation des plus faibles.

@ Un pouvoir en charge de l’harmonie

Si les prophètes s’élèvent au nom de Dieu face aux rois, ce n’est pas qu’ils rejettent l’idéologie royale. Au contraire, c’est en s’appuyant sur elle qu’ils dénoncent les excès et appellent les puissants au respect de l’idéal de justice, de paix et d’harmonie qui légitime leur charge.

L’harmonie est un thème essentiel de la sagesse qui sous-tend l’idéologie royale : c’est avec sagesse que Dieu a créé l’univers (Pr 8,22-31), avec sagesse les rois doivent donc gouverner (8,14-16). Ordre cosmique et ordre social sont liés l’un à l’autre. Certains prophètes voient même dans les injustices sociales qu’ils dénoncent la cause des désordres cosmiques et climatiques (Jr 5,20-29). Dieu ayant établi et maintenant sa création dans une lutte contre le chaos originel, toute catastrophe est interprétée comme la manifestation de la colère de Dieu contre l’égarement du peuple et de ses dirigeants (Am 4,6-5,17 ; Os 4,1-3).

Dans cette même logique, l’espérance messianique utilise l’image d’un roi plein de sagesse rétablissant la justice et la paix (Es 9,5-6), et celle d’un rétablissement final et définitif de l’harmonie cosmique (Es 65,17).

Le discours prophétique se construit donc sur fond de représentation du monde et de la société en régime de royauté, mais la royauté en Israël et Juda ne dura que quelques siècles. Si le prophète pouvait contester au nom de Yahwé des souverains institués par lui, ce n’est plus le cas sous la domination d’un pouvoir étranger.

 3. La soumission aux autorités

En 722 av. JC le royaume d’Israël est anéanti par les Assyriens. Moins d’un siècle et demi plus tard, en 597 et 587, le petit royaume de Juda connaît le même sort. Jérusalem est prise, le Temple rasé, le roi fait prisonnier et l’intelligentsia judéenne déportée à Babylone.

 Dieu, maître de l’histoire universelle

Fallait-il en conclure que Yahwé était moins puissant que les grands dieux assyriens et babyloniens ? Ou qu’il avait abandonné son peuple ? Ni l’une ni l’autre de ces explications n’étant acceptable, la victoire des puissances étrangères fut donc interprétée autrement : si les empires assyrien puis babylonien avaient vaincu tour à tour Israël puis Juda, ce n’est pas parce que Yahwé était moins puissant qu’Assour et Mardouk ; c’est au contraire parce que lui, le Dieu unique et universel a envoyé les ennemis du peuple hébreu pour le punir de ses fautes. Ainsi, ces puissantes nations étrangères n’étaient que les instruments de la colère divine. Et à ce titre, il convenait se s’y soumettre (Jr 27-28). Désormais, il allait falloir composer avec des pouvoirs étrangers, et même leur reconnaître une légitimité divine. C’est à ce prix que Yahwé, devenu maître de l’histoire universelle, pourra un jour intervenir en faveur de son peuple. Quitte à utiliser pour cela un roi étranger, le perse Cyrus, vainqueur de Babylone et promu messie (Es 45,1-2). En attendant la libération que le Seigneur enverra, Jérémie adresse une lettre aux premiers déportés judéens à Babylone : « Soyez soucieux de la prospérité de la ville où je vous ai déportés, et priez pour elle auprès du Seigneur : sa prospérité est la condition de la vôtre. » (Jr 29,7)

Ce type de positionnement apparaît quand la domination étrangère ne met pas en péril l’essentiel. Pensons à Joseph en Égypte, devenu ministre du pharaon (Gn 41,50), à Néhémie, l’échanson du roi perse Artaxerxès (Ne 2,1). Pensons à Daniel et ses compagnons, de jeunes juifs invités à la table du roi de Babylone et interprètes officiels de ses rêves (Dn 1-2), ou encore à Esther à qui le statut d’épouse du roi perse Xerxès permet de déjouer un complot contre la communauté juive (Est 3-8). Ces récits témoignent d’une attitude ouverte à l’égard de pouvoirs étrangers pour le bien-être de la communauté en diaspora. Mais cette collaboration rencontrera ses limites quand l’identité, voire l’existence même de la communauté, sera mise en péril.

 Une soumission étonnante

Dans le Nouveau Testament, plusieurs textes invitent à la soumission aux autorités politiques : « Que chacun soit soumis aux autorités établies ; car il n’y a pas d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent ont été instituées par Dieu » (lire Rm 13,1-7 ; 1 P 2,13-17 ; Tt 3,1-2). Une telle soumission et un tel optimisme vis-àvis des autorités politiques peuvent nous surprendre. Il faut pourtant regarder de plus près les circonstances historiques et les implications de cette exhortation. Et il convient de le faire indépendamment de son exploitation durant plus d’un millénaire de césaropapisme.

Selon les Actes des apôtres (21,39), Paul serait citoyen romain né à Tarse en Asie mineure. De fait, l’apôtre est citoyen du monde. Toujours selon les Actes, il échappe au lynchage de ses coreligionnaires juifs grâce aux soldats romains (22,25-29). Et il en appelle à l’empereur pour réclamer justice quand il est arrêté (25,8-12). De plus, Paul écrit sa lettre aux Romains au début du règne de Néron (54-68 ap. JC), sous le consulat de Sénèque qui mena une politique éclairée (57-62 ap. JC). Enfin la relative sécurité des voies de circulation terrestres et maritimes dans un grand empire pacifié a largement facilité la mission paulinienne. Paul écrit donc dans des circonstances politiques favorables.

 Au service de Dieu pour le bien commun

Au-delà de ces circonstances particulières, examinons ce passage de la lettre aux Romains :

– D’une part, dans ces versets sur les rapports à l’État, ce qui fonde l’autorité des gouvernants, c’est qu’ils sont au service du bien (13,4). C’est en s’efforçant de réaliser le bien commun que les autorités, même païennes, participent de la volonté de Dieu et reçoivent de lui mandat et autorité. L’apôtre n’ignore pas qu’il arrive souvent aux magistrats de ne pas remplir cette mission, et on peut lire « en creux » que le pouvoir perdrait sa légitimité s’il ne servait plus le bien commun voulu par Dieu, seul fondement de son autorité. À y regarder de plus près ces lignes ne sont peut-être pas aussi conformistes qu’il y parait !

– D’autre part, tous sont invités à se soumettre aux autorités non seulement par crainte d’un châtiment, mais surtout par motif de conscience (13,5). L’obéissance demandée n’est pas la servilité, mais une adhésion positive et lucide au projet du bien commun dont sont chargées les autorités politiques. Or qui dit adhésion par motif de conscience, dit aussi possibilité de distance critique.

L’apôtre ne va pas si loin, mais l’attitude préconisée n’a rien à voir avec une soumission résignée et passive, contrairement à l’usage qu’on a pu faire de ces versets pour justifier l’obéissance à des pouvoirs ayant perdu toute légitimité. Après Paul, d’autres auteurs du Nouveau Testament prônent une attitude à la fois respectueuse et critique face aux autorités. Ainsi, la première lettre de Pierre (2,12-17) exhorte à une libre obéissance afin que le comportement irréprochable du croyant soit à la fois témoignage pour les païens et dissidence à l’égard des logiques du monde (voir aussi Tt 3,1).

Plus radical encore est l’appel évangélique à prier pour ses persécuteurs (Mt 5,44). Ainsi, à la fin du premier siècle, Clément de Rome prie pour les autorités politique : « Dirige, Seigneur, leur conseil dans la voie droite, suivant ce qui est bon et agréable à tes yeux, afin qu’exerçant avec piété, dans la paix et la mansuétude, le pouvoir que tu leur as donné, ils te trouvent propice. » (dans le même sens : 1 Tm 2,1-4).

 4. Les limites de l’autorité temporelle

 Obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes

La déclaration de Pierre devant le sanhédrin de Jérusalem semble fonder l’objection de conscience : « Mieux vaut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Ac 5,29). Mais, Platon faisait déjà dire à Socrate refusant de se soumettre : « J’obéirai au dieu plutôt qu’à vous » (Apologie de Socrate 29d).

L’objection de conscience apparaît aussi déjà dans l’histoire vétérotestamentaire dès le IIe s. av. JC quand les souverains séleucides tentèrent d’imposer la culture grecque par la force. Le livre de Daniel transpose cette crise au temps de l’exil : de jeunes juifs loyaux à l’égard du pouvoir au point d’être devenus ministres risquent pourtant la mort en refusant d’adorer la statue du roi (Dn 3).

De leur côté, les livres des Maccabées ont une approche plus « historique » de cette même crise (1 M 1,54-64 ; 2 M 6,18-7,42), et mettent en avant une autre attitude face à la tyrannie d’Antiochus Épiphane (175- 164) qui avait entrepris d’éradiquer le judaïsme (2 M 6,1s ; 1 M 1,41-53) : des juifs pieux se lancent dans une révolte armée. Après trois années de guérilla acharnée, Jérusalem est finalement reconquise et le Temple est purifié.

La Judée retrouve alors pour un siècle une certaine indépendance. Mais les successeurs de Judas Maccabée cumulent les titres de roi et de grand prêtre, ce que refusent des mouvements juifs comme les pharisiens (= les séparés), opposés à toute confusion entre religion et pouvoir. Ils furent âprement persécutés par les souverains hasmonéens Jean Hyrcan et Alexandre Jannée. Pour les mêmes raisons, les esséniens, convaincus de l’impureté radicale des autorités de Jérusalem, se retirent au désert pour former un peuple de purs. Certains esséniens attendaient, semble-t-il, un messie prêtre et un messie roi. Même à la fin des temps, le religieux et le politique seront séparés !

La crise maccabéenne a profondément déterminé l’attitude juive vis-à-vis des pouvoirs païens, particulièrement face aux Romains occupant la Palestine à partir de 63 av. JC. Toute allégeance formelle à l’Empire – excepté le versement du tribut – étant refusée par de nombreux juifs, ils obtinrent l’exemption des pratiques contraires à la Torah. Néanmoins, en Palestine, certains extrémistes, qu’on qualifierait aujourd’hui de terroristes, hostiles à tout pouvoir étranger, firent le choix de la lutte violente et clandestine contre l’occupant tout au long du Ier siècle. Lors de la première guerre juive (66 à 73), apparut un groupe de zélateurs de Dieu et de la Loi, les zélotes. Flavius Josèphe les décrit ainsi : « … ils ont un invincible amour de la liberté, car ils jugent que Dieu est le seul chef et le seul maître. Les genres de morts les plus extraordinaires, les supplices de leurs parents et amis les laissent indifférents, pourvu qu’ils n’aient à appeler aucun homme du nom de maître. … » (A J, XVIII,4-5).

 Une littérature de résistance spirituelle

Il est des circonstances où la lutte armée est impossible, et l’objection de conscience non-violente suicidaire ou impensable pour le plus grand nombre. Que faire alors pour résister sans disparaître ?

L’Apocalypse, appartient à une littérature de crise qui s’est développée au sein du judaïsme durant les quelques siècles qui ont précédé notre ère. Au lieu d’exprimer explicitement son rejet de l’ordre établi, elle déplace le lecteur dans l’univers mythologique de la fin des temps pour mieux critiquer le monde présent qui, promis à la destruction, fera place un jour à une ère nouvelle. L’Apocalypse témoigne ainsi d’une résistance qui, faute d’être armée, se déploie en une violence littéraire impressionnante.

Dans un langage symbolique emprunté à l’apocalyptique juive, le pouvoir romain de la fin du Ier siècle y est stigmatisé comme l’Antichrist, la bête immonde contre laquelle l’Agneau de Dieu – entendons le Christ crucifié et ressuscité – mène un combat cosmique. Ce combat, dont la victoire est déjà acquise au ciel, se poursuit encore un peu de temps sur terre avec une violence décuplée. Loin d’être le scénario d’une fin des temps lointaine et ouverte à toutes les spéculations, l’Apocalypse peut être lue comme un manifeste d’espérance et de résistance spirituelle au nom de la seigneurie du Christ, contre l’arrogante assurance de la pax romana et la pensée unique d’un empire devenu sa propre idole.

 5. Dieu et César, à chacun son domaine ?

Marc 12,13-17 (et parallèles), un des rares textes évangéliques où le rapport au politique soit explicitement évoqué, semble offrir une dernière façon de l’envisager. La question posée à Jésus porte sur l’impôt dû à César, un sujet brûlant à l’époque, certains juifs radicaux considérant le paiement de l’impôt comme la soumission à un autre maître que Dieu. Des religieux et des politiques que tout oppose s’associent donc pour tendre un piège à Jésus : les pharisiens épris de pureté s’allient aux hérodiens collaborant avec l’occupant. On voit bien comment le piège doit fonctionner : si Jésus refuse le paiement de l’impôt, c’est un rebelle ; s’il le recommande, il reconnaît un pouvoir impie. Il retourne alors la situation en demandant à voir une pièce d’argent. À l’avers de celle-ci figure le portrait de l’empereur entouré de l’inscription« Tibère, César, Fils du divin Auguste », et au revers celui-ci est déclaré « Très grand pontife ». C’ est dire à quel point le religieux imprégnait le politique dans l’Empire. Et Jésus de conclure la controverse par une maxime devenue célèbre : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. »

Voilà donc une formule qui devrait remettre chacun à sa place et favoriser des choix clairs. Aujourd’hui, certains voient même dans cette parole l’un des fondements de la laïcité ; c’est aller un peu vite !

Sans doute Jésus se sort-il élégamment d’embarras, mais la simplicité lapidaire de la formule tranche avec les difficultés de son interprétation et de son application pratique. Témoins les cinq interprétations différentes qu’en donnent les commentateurs : s’agit-il d’une tradition d’origine sadducéenne signifiant : « Payez tribut à César, et payez aussi l’impôt du Temple » ? S’agirait-il plutôt d’un discret soutien à la cause zélote : « Rendez à César la seule chose qu’il mérite, à savoir la haine, et donnez tout à Dieu » ? À l’inverse, la réponse de Jésus serait-elle antizélote : « On peut payer l’impôt, il est inutile de se révolter, ce qui importe, c’est le Royaume de Dieu » ? Ou encore est-ce la reconnaissance de la vocation particulière de l’état, comme institution légitime ? Ou enfin cette parole manifeste-t-elle une certaine distance par rapport à la question : « Faites donc en conscience, ce que vous croyez devoir faire » ?

La difficulté d’interprétation de cette parole tient au fait que ce qui est à César et ce qui est à Dieu, et qui devrait revenir à chacun, n’est pas défini. D’un point de vue croyant, tout vient de Dieu, et tout devrait légitiment lui revenir. Du point de vue de l’Empire, non seulement la monnaie et l’impôt reviennent à César, mais tous lui doivent honneur et soumission. Comment tracer une frontière claire entre ce qui est dû à deux instances revendiquant chacune la totalité de ce que l’on a et de ce que l’on est ? On peut comprendre la réaction des interlocuteurs de Jésus et partager leur grand étonnement.

Quelle que soit la compréhension adoptée, une chose est cependant claire : Dieu n’est pas César, et César n’est pas Dieu !

Faisons le bilan de ce trop rapide parcours biblique. Malgré des positionnements circonstanciés très divers, plusieurs constantes apparaissent :

Si, dans la Bible, l’autorité paraît toujours être divinement fondée, le pouvoir politique ne se confond jamais avec Dieu et n’est jamais divinisé. Institué par Dieu, il n’est pas divin par essence.

La nécessité d’une autorité politique pour organiser la vie sociale n’est jamais contestée. Celle-ci est reconnue comme une institution voulue par Dieu pour le bien de tous en assurant la justice et la paix.

La légitimité du pouvoir politique tient à la conformité à son objectif : la justice et la paix, la protection des plus faibles. Ce qui, en contexte biblique, équivaut à la soumission explicite ou implicite à la volonté de Dieu.

L’obéissance à un tel pouvoir est une affaire de conscience, elle n’a rien d’une soumission aveugle et servile. Parce qu’institué par Dieu, le pouvoir peut être contesté voire affronté au nom de Dieu.

Si la Bible ne promeut pas un modèle d’organisation politique particulier, et que la plupart des systèmes d’aujourd’hui sont au-delà de son l’horizon culturel, on y trouve en revanche des critères clairs pour la contestation de tout pouvoir ou système se présentant comme absolu ou comme la seule « réalité » possible et indépassable.

 Lire aussi l’introduction de Marie-Noële Duchêne

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À propos Patrice Rolin

est animateur théologique de L’Atelier protestant.

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