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La vacuité, creuset de la spiritualité

Hubert Auque a particulièrement apprécié l’article de Frédéric Fournier consacré au silence, paru dans notre numéro de décembre 2012 ; il nous propose ici de prolonger cette réflexion.

  Comme toutes les religions, le christianisme a compris l’importance des temps de jachère, qu’ils soient moments de recueillements aux extrémités de la journée, des repas, dans le quotidien, ou lors du dimanche pour le temps hebdomadaire dégagé d’astreintes, ou encore pendant les vacances… La tradition juive avec le sabbat a introduit la mise en place de ces temps inoccupés mais leur application, la reconnaissance de leur apport, reste très précaire.

  Si la parole est stimulante, nous reliant les uns aux autres et nous reliant aux textes sapientiels, l’adhésion exclusive à son apport occulte l’espace du vide où peut se développer la spiritualité de chacun, sa propre connaissance de la sagesse. Or la parole reconnue sécurise, le vide, lui, nous fait craindre la déréliction. C’est pourtant en osant lui laisser place que nous pourrons approcher l’Indicible.

  Il n’est sans doute pas aisé de renoncer à notre adhésion aux structures sociales professionnelles au sein desquelles nous cheminons, sauf en acceptant un bouleversement total de notre mode de fonctionnement ; par contre nous pouvons créer un espace de déprise, de détachement ; ce sera alors une conversion qui sans exclure la parole élargit les frontières du silence.

  Place à l’espace rendu vacant, inoccupé (j’use du mot inoccupé intentionnellement car opposé à occupé qui est un des mots offensifs contemporain.) Nous vivons comme un hamster qui sans cesse agite avec ses pattes la roue où il est installé afin de la faire tourner. Nous construisons des châteaux de sable qui s’écroulent à la première marée quand ce n’est pas nous-même qui les détruisons d’un coup de pied pour justifier une nouvelle construction et ainsi de suite…

  L’Homme vit une fuite en avant ; il veut fuir la mort mais se précipite dans ses bras oubliant de savourer le sel de la vie comme pourtant nous y sommes invités dans Mt 5,13-14.

  Des objets dits de communication nous devenons les sujets tant ils nous dirigent, détruisent nos rêves, anéantissent l’imaginaire qui nous anime. Et tout cela comme dit Blaise Pascal parce que « l’Homme est ainsi fait que tout est organisé pour qu’il oublie qu’il va mourir ». S’arrêter aurait pour beaucoup un avant-goût de la mort…

  Notre corps pourtant exige des arrêts momentanés : le sommeil, la maladie (qui d’ailleurs peut être considérablement évitée si préventivement nous avons accordé à notre corps les arrêts qui évitent la surcharge, le trop plein)…

  Quatre arrêts, moments de jachère, temps variables, indépendants mais complémentaires l’un de l’autre, portent les valeurs de la vacuité.

  Quelques minutes au réveil, quelques minutes avant d’abandonner son corps et son esprit au sommeil. Ce sera une prière pour certains, pour d’autres une méditation, et en ce cas il s’agit de « faire le vide » et non de vivifier la « machine à penser »… L’essentiel est dans le passage (rupture), sorte de charnière. Mais ces moments peuvent intervenir plusieurs fois dans la journée. Ma voiture est stoppée au feu rouge, je peux utiliser ce temps de latence pour porter mon attention sur ma respiration (rappelons-nous la place reconnue par les religions au Pneuma, Rouah, Prana…) et ainsi écarter mes préoccupations, accueillir, ici maintenant, la pleine conscience (Christophe André Méditer jour après jour, 25 leçons pour vivre en pleine conscience, L’iconoclaste, 2011). Pour qualifier cet état qu’à plusieurs reprises j’ai appelé « respir », Catherine Millot va nous aider en proposant (O solitude, Gallimard, 2011) un mot japonais : le fûryû serait entre détachement et sérénité, une sorte de détachement du détachement. Au quotidien les moments pour laisser éclore ce fûryû peuvent être nombreux, fréquents si on a souci de les laisser advenir. Rappelons-nous Jn 8 : « Ils demandèrent çà pour le mettre dans l’embarras et pouvoir l’accuser. Mais Jésus se pencha et dessina sur le sol avec le doigt. Comme ils continuaient à le questionner, il se redressa et leur dit : que celui qui n’a jamais commis de faute jette sur elle la première pierre. Et, de nouveau, il se pencha vers le sol pour dessiner. »

  Pour illustrer ces moments d’absence, initiateurs de l’action positive postérieure, je voudrais citer un exemple d’arrêt nommé en ce cas rappel ; il est pratiqué dans les communautés de l’Arche-Lanza del Vasto où chaque heure une cloche retentit marquant un appel à arrêter son activité, changer de position et « être présent au présent ». Que ce soit à la cuisine, au potager, à la ferme, celui qui pose ses instruments de travail, écarte la notion d’urgence et ramène à l’essentiel son corps, sa respiration… : sentir son corps, sa position des pieds, du rachis, ouvre vers un regard nouveau, des perceptions rénovées. À la reprise de l’activité il est marqué par ce rappel qui l’a réinstallé dans sa force présente (son enracinement).

  C’est le jour de l’angoisse, celui où « la redevance au travail » ne fonctionne plus, où les cadences de la semaine ont « rendu l’âme ». Restent les supermarchés qui lorsqu’ils ouvrent le dimanche vont permettre au rythme de ne pas être totalement perdu. L’objet à acquérir étanche alors cette perte de repère, comble momentanément le vide, et c’est le retour au stade oral où le bébé retrouve la sécurité du sein de sa mère. C’est, on l’a compris, toute la question du sevrage auquel l’individu a tant de mal à se soumettre.

  La pratique religieuse le dimanche quand messe, culte (traduisons vendredi ou samedi pour les autres monothéismes), était hebdomadairement suivie par tous, ne signifiait pas que les fidèles aient renoncé momentanément à leur assujettissement tant l’impact social avait du poids dans le rapport au religieux qui on le sait n’a que peu à voir avec le rapport à Dieu.

  Est-il possible de restaurer le projet initial d’un jour sur sept où l’Homme serait prioritairement disponible à lui-même, attentif à son lien avec la déité ?

  Autre temps de jachère qui permet le détachement pendant une période d’une semaine, une quinzaine, un mois.

  Vacance, c’est un beau mot quasiment synonyme de vacuité. Au pluriel il a été totalement galvaudé. On part parfois n’importe où (last minute travel) dans des lieux déconnectés des réalités locales (Club méd à Haïti). On peut donc sur la plage de Sète, chère à Brassens, ou ailleurs, réinstaller, à quelques illusoires éléments près, ce qui nous aliène l’année durant tant il est difficile de changer de registre, d’accéder au délaissement, de profiter de ce temps, de cet espace, pour ne rien y mettre et accueillir le rien.

  Même quand elle est appliquée tous les sept ans, et bien que rares soient les pays qui en fassent bénéficier les enseignants pouvant suspendre le rythme que leur impose leur charge professorale, l’année sabbatique qui presque toujours suppose le maintien de la charge de chercheur, ne permet pas, quand aucun abandon n’est requis, à la vraie jachère d’être accomplie. La vacuité ne saurait être partielle. Au terme de cette année de leurre, l’enseignant aura la sécurité de retrouver son poste. Certes on connaît les bienfaits de la méthode : réinvestissement de la dynamique professionnelle et de ce point de vue on ne peut que louer cette suspension, mais nous méritons mieux qu’une pause même si elle parvient à modifier au retour la ligne de référence valable jusque là. Certains osent la vraie rupture, espace à la base indéfini, il se peut, ou préalablement organisé comme ce fut pour Sylvain Tesson (Dans les forêts de Sibérie, Gallimard 2011).

  Dans ce temps qui peut avoir valeur unique (une fois dans la vie ou plus…), il y a deux dimensions qui peuvent se compléter ou être présentes individuellement :

  Temps curatif au sens de curer le passé, vider le compost, et poser un regard neuf sur soi, la vie, le monde.

  Accepter la vacuité, risquer le vide ; en ce cas être dépourvu de projets (initialement). Tout comme on ne traque pas la guérison, on ne peut rien prévoir de l’apport ou non de la jachère. C’est dans l’après-coup qu’on comprendra ce que les actes neufs doivent à ce temps hors temps.

  On pourra apprécier, louer, la quête de l’Homme contemporain qui porte le souci, le désir, donc, de donner de l’amplitude à la spiritualité. Sans le passage par la vacuité, le carcan des mots soutient un savoir référentiel qui illusionne, alors que seul l’inattendu à découvrir dans le délaissement pourrait nous permettre par la voie apophatique (NDLR : qui procède par négation) d’accéder à la compréhension sapientiale de « Nous prions Dieu d’être dépris de Dieu » (Maître Eckart [1260-1328], Sermon 52) et ainsi de nous ouvrir à l’Innommable que les religions bavardes échouent à nous faire rencontrer.

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