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La Bible au risque de la lecture

Best-seller, la Bible semble être de moins en moins lue et étudiée. Et si c’était la promesse d’une lecture libre et renouvelée ? Livre pluriel, engagé et dérangeant, la Bible bouscule les idées reçues et met en scène notre condition humaine.

 Jamais, dans toute l’histoire, le livre entier de la Bible n’a été aussi visible entre les mains des chrétiens » ; on pourrait probablement dire aujourd’hui que cette constatation récente de Paul Beauchamp (Testament biblique) s’applique au-delà de la sphère du christianisme. Et nous pouvons nous en réjouir, car la méconnaissance biblique est en passe de devenir un acquis culturel, qui a pour effet, entre autres, de couper nombre de nos contemporains de la compréhension d’oeuvres littéraires, iconographiques ou musicales. Ce constat a été pris en compte par le monde enseignant français, traversé par le débat de l’enseignement du fait religieux à l’école, et qui (re)découvre ces textes. Et bien des artistes, auteurs du XXIe siècle, sont plus qu’influencés ; ils sont pétris par le texte biblique, les cultures et les lectures qui l’accompagnent. Pour exemple, le tout récent film bestseller Miserere, le polar de Jean-Christophe Grangé qui se déploie sur fond de musique sacrée interprétant le psaume 51.

 Mais que ce soit à travers les oeuvres, à travers la culture, le risque est de se contenter de l’interprétation des autres, d’un discours sur la Bible, en évitant d’arpenter le texte et de se risquer à sa lecture. En protestantisme, lire la Bible semble aller de soi, mais nous constatons une sensible désaffection de la pratique de la lecture, personnelle ou en groupe. Aussi nous pouvons nous interroger : doit-on encore lire la Bible et pourquoi ?

 La question peut paraître assez impertinente ; pourtant, ce n’est pas parce que le « Sola scriptura », « la Bible seule », est un principe qui nous semble intangible, que nous ne pouvons pas l’affronter légitimement. Les enjeux des réponses peuvent être salutaires, car si la Bible reste un best-seller mondial (détrônée, paraît-il, de la première place depuis quelques temps par le catalogue Ikea !), et si Boileau affirmait que « tout protestant fut pape, une Bible à la main », aujourd’hui, nous constatons que même (et peut-être surtout) les protestants n’ont que trop peu la Bible à la main, et ne sont plus des familiers du texte et des récits bibliques. Lorsque nous nous accordons pour dire que la Bible appartient au patrimoine culturel de l’humanité, n’oublions pas que « patrimoine » signifie étymologiquement : l’ensemble des biens hérités du père ; cette transmission ne se fait plus aujourd’hui, et la lecture de la Bible est bien souvent délaissée.

 Nous pouvons, certes, le regretter, mais nous pouvons aussi y voir un défi, presque une chance pour une lecture renouvelée, pour découvrir que la Bible est plus qu’un patrimoine. Car cette désaffection n’est-elle pas le résultat, entre autres, d’une compréhension trop stricte, voire erronée du principe du « Sola scriptura » ? de siècles de lecture imposée résultant d’une obligation « doctrinale » ? d’une idolâtrie de la Bible qui nous privede la distance nécessaire, et qui s’inscrit d’ailleurs en porte-à-faux avec d’autres principes du protestantisme, tout particulièrement « À Dieu seul la gloire ! ». Car ce n’est pas la Bible qui est à adorer. Affirmer « la Bible seule » ne signifie pas qu’elle est directement équivalente à la Parole de Dieu. Cela peut paraître brutal, mais la Bible est un livre, un gros bouquin qui prend la poussière tout comme d’autres lorsqu’elle reste fermée, oubliée sur une étagère. Le texte biblique ne devient Parole de Dieu qu’à la condition d’être lu, médité, partagé, prêché.

 Le protestantisme ne s’est certainement pas trompé en donnant une place principale à la prédication, et ainsi à l’interprétation. Un des moments importants du culte est la prière avant la lecture de la Bible, qui demande l’Esprit pour que ce texte lu et entendu devienne Parole de Vie. C’est sous l’action du Souffle que se fait la rencontre, comme l’exprime Zwingli : « L’Esprit qui parle dans la Bible, et l’Esprit qui parle dans notre âme se confirment mutuellement. » La Bible n’est pas un texte dicté par Dieu, elle est texte humain, un livre écrit par des humains inspirés par le Souffle : « C’est portés par l’Esprit Saint que des humains ont parlé de la part de Dieu. » (1 Pierre 20) ; ces auteurs n’étaient pas infaillibles, d’ailleurs, « il n’existe pas dans l’histoire de l’Église de doctrine de l’infaillibilité des auteurs bibliques » (Élisabeth Parmentier, L’Écriture vive).

 La Bible n’est donc pas Parole de Dieu en tant que texte. Elle le devient par la rencontre entre un écrit et un lecteur ou un auditeur. Elle le devient en entrant en résonance avec nos vies, et lorsqu’elle nous permet la rencontre avec le Christ, parole incarnée de Dieu, comme nous le présente le Prologue de l’évangile de Jean : « Au commencement était la Parole, […] la Parole est devenue chair, elle a fait sa demeure parmi nous » (Jn 1,14). La Parole est devenue chair, elle est devenue humaine et présente parmi nous en la personne de Jésus-Christ. C’est Jésus-Christ qui est la Parole de Dieu, et non un texte.

 Le protestantisme, en remettant la lecture de la Bible au centre, va permettre à la parole de se confronter au livre. Dans cette confrontation il va nous falloir bien souvent renoncer, car cette lecture ne nous permet probablement pas de trouver des réponses directes à nos questionnements ; la Bible n’est ni un livre d’histoire ni un manuel de savoirvivre, et sa lecture va déplacer nos questionnements, nous amener ailleurs. Elle va nous ouvrir un chemin d’interprétation. Quiconque est familier de la Bible saitqu’elle est traversée par des débats, que les événements sont sans cesse relus, réinterprétés, nous invitant à nous inscrire dans ce mouvement. C’est une incitation au dialogue, plus encore une convocation au dialogue, puisqu’il n’y a pas de Bible en dehors des espaces de l’interprétation.

 Je crois profondément que la Bible fait l’éducation de l’humanité. Elle nous propose sous forme de mise en scène de récits, une mise en scène de notre condition humaine, avec lucidité. Et tout comme les paroles prononcées par Jésus, la Bible n’a rien d’un livre consensuel, inoffensif. Son essence, c’est d’être une parole faite pour déranger, pour ébranler les pensées établies, pour bousculer les certitudes. C’est un texte engagé, qui nous invite à nous engager. Elle a toujours été perçue comme un livre dangereux. Déjà dans le livre des Jérémie, le roi Joïaquim découpe et brûle le rouleau du prophète (Jerémie 36,23). Bien des années plus tard, nos aïeules devaient cacher la Bible dans leur chignon car sa lecture se faisait au péril de leur vie. Les puissants ne s’y trompent jamais : la Bible les menace, car ce texte a toujours fait entendre une autre voix que la leur, la voix des opprimés. Elle a toujours présenté le point de vue des petits, c’est ce qui fait le caractère singulier de ce livre, qui est certainement le seul récit de cette ampleur à nous donner une version de l’histoire qui est celle des vaincus. La croix en est l’ultime expression.

 Pour ma part, c’est dans le texte même que je trouve l’invitation à lire, tout particulièrement dans la finale de l’évangile de Marc. Alors que les femmes arrivent au tombeau, le corps de celui qu’elles aiment n’y est plus, seul un jeune homme vêtu de blanc, qui leur dit : « Ne vous effrayez pas, vous cherchez Jésus le Nazaréen, le crucifié, il s’est réveillé, il n’est pas ici… Mais allez dire à ses disciples et à Pierre qu’il vous précède en Galilée : c’est là que vous le verrez, comme il vous l’a dit. » (Mc 16,6-7).

 Aller en Galilée, c’est-à-dire retourner sur les lieux du début du ministère de Jésus, car il est la vie. C’est aussi, pour nous lecteur, une invitation à retourner à ce commencement, à lire et relire les évangiles et plus largement l’ensemble de la Bible dans lequel ils s’inscrivent. Une invitation à aller à la rencontre de Jésus dans notre Galilée, dans nos vies, et à tourner définitivement le dos à tous nos tombeaux.

 Il est urgent de lire !

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À propos Florence Blondon

est pasteure au temple de l’Étoile (Paris).

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